Le chant de l'ours

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Encore plus que la veille, ce jour là, le Zoo était noir de monde. Une foule de curieux se pressait dans les allées pour la voir, assister à ses derniers instants avec une curiosité macabre et un chagrin sans doute teinté de culpabilité. Au cours de la journée, je suis passé quelque fois devant son enclos, en allant nourrir les otaries ou pour une autre tâche dont je ne me souviens plus. Elle restait allongée sur le ventre, au centre de son parc, immobile, sans prêter attention à tous ces humains qui l’observaient de l’autre côté des barrières vitrées. Elle avait l’air épuisée, comme depuis une semaine. Sans doute que le bruit et les mouvements incessants des visiteurs n’arrangeaient pas son agonie. Je n’approuvais pas vraiment la politique du jardin zoologique. Faire de la publicité autour de la mort de la dernière représentante de son espèce, je trouvais ça malsain. Mais qu’est ce que j’y pouvais ? Cela ne faisait que trois semaines que je travaillais ici, au sortir de mes études vétérinaires.

J’avais été plutôt bien accueilli par les équipes mais j’avais dû rapidement laisser mes idéaux et mes rêves de gosse au vestiaire. Les anciens m’avaient prévenu dès les premiers jours : faut s’habituer à voir les animaux y passer et ne pas trop s’attacher. Sinon on ne tient pas le rythme. J’ai donc encore une fois rangé mes émotions du mieux que je pouvais et j’ai noyé mon humanité dans le travail. Ce n’est pas ce qui manquait, nourrir les animaux, nettoyer les enclos, renseigner les badauds et donner un coup de main aux agents d’entretien débordés. Je n’ai pas vu le temps passer jusqu’au soir. Quand le Zoo a annoncé la fermeture et que les visiteurs ont lentement reflué vers la sortie, j’ai laissé échapper un long soupir. Enfin. À ce moment là, je ne pensais plus du tout à notre mourante. Puis, un étrange bruit dans mon dos m’a fait me retourner.

Dans leur enclos, Balkan et Oregon s’étaient mis à pousser de longs grognements plaintifs. Ils étaient assis sur leurs grosses fesses poilues, l’un à côté de l’autre, et levaient leurs museaux épais vers le ciel qui s’assombrissait peu à peu. Je suis resté quelques minutes sans bouger, à les regarder gémir. Étonnant spectacle que ces deux immenses ours bruns grondant ainsi de concert. Qu’est ce qui pouvait bien leur prendre, c’était la première fois que je les voyais agir ainsi. Puis Connor, l’un de mes collègues, m’a rappelé à l’ordre.

– Hep, le nouveau. C’est pas le moment de bailler aux corneilles, viens me donner un coup de main.

Je l’ai suivi en pointant l’enclos du pouce, par dessus mon épaule.

– Pourquoi ils font ça ?

Il a haussé les épaules avec nonchalance.

– Ils ont dû sentir que Nanouk vient de mourir, ils la pleurent. C’est un peu comme des loups, faut croire.

J’ai eu un petit pincement au coeur. Un sentiment de perte inexplicable. Une émotion un peu vive m’a serré la gorge avant que je ne me reprenne et ravale cet étrange chagrin qui montait en moi.

– Alors, ça y est, elle est morte ? C’était le dernier ours blanc au monde, merde.

– Ouais, ouais. Ils doivent être en train de finir de l’évacuer, là. Viens par ici.

Je l’ai suivi vers les remises, un peu étonné de son manque d’empathie. Les questions se pressaient dans ma tête. La première qui m’est venue aux lèvres concernait le comportement des deux ours.

– Et Balkan et Oregon l’ont sentie mourir ? Juste parce qu’elle est de la même espèce ?

Il m’a tendu un grand pot métallique de peinture et une large brosse avant de me répondre, en secouant la tête comme si j’avais dit une bêtise.

– Non, c’est parce que c’était leur mère. Allez, on y va, grouille, j’aimerais bien ne pas rentrer trop tard, moi.

– Attends, mais ils sont bruns, qu’est ce que tu racontes ?

– Ça fait douze ans qu’il n’y a plus d’ours polaire, mon grand, atterrit. Mais comme ça attire plus de monde que les ours classiques, maintenant on va aller peindre Balkan en blanc et le changer d’enclos. Et plus vite que ça.

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