69. Interrogatoire en règle

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Albane

Je me passe un coup d’eau sur le visage et m’essuie, les mains encore tremblantes. Ça commence à faire beaucoup, là, pour la journée. Comment peut-on passer d’un moment aussi torride en voiture avec Julien, à cet état de nerfs dans lequel je suis ? Un nom : Jonathan. Et je ne parle même pas de la convocation de Nicolas dans son bureau. Je ne suis même pas certaine d’être capable de me défendre. Parce que je sais qu’on est parti là-dessus. J’ai vu le regard de Nicolas. S’il n’a aucune preuve, les doutes sont présents. Et, au fond de moi, je n’ai aucune envie d’avoir à nier ma relation avec Julien. Je voudrais simplement profiter, le crier sur tous les toits, savourer ce “nous” sans avoir à nous cacher.

J’ai les yeux rougis, la joue marquée, un air apeuré… Et une envie constante de pleurer. Il m’est difficile de reprendre le dessus, et je sais que si je ne me calme pas un minimum, ce moment dans le bureau de Nicolas va partir en vrille.

Jonathan est ici. Il lui a suffi de cinq minutes pour foutre en l’air toute ma vie. Je me suis retrouvée des années en arrière, faible et fragile face à lui. Et maintenant, je vais me faire alpaguer par mon chef pour une idée qu’il se fait sans aucune preuve. J’inspire profondément et sors des toilettes. J’ai déjà passé trop de temps enfermée ici, il ne faut pas que j’agace davantage Nicolas…

J’ai trop de choses en tête lorsque je frappe à la porte entrouverte du bureau, et y entre une fois autorisée. Julien est assis face à Nicolas et ne me regarde pas. Est-ce qu’il se retient de le faire ? Ou voir l’Albane d’avant l’a dégouté ? J’ai tellement honte...

- Je suis désolée pour ce qu’il s’est passé, Nicolas, attaqué-je une fois assise dans le fauteuil à côté de Papa Ours. Tu te doutes bien que j’aurais préféré que Jonathan ne vienne jamais ici…

- C’était quoi ce bordel, Albane ? Tu ne peux pas ramener tes problèmes personnels ici ! Il faut que tu gères ton mari en dehors du CHRS !

- Pardon ? Attends… Tu crois que je lui ai ouvert la porte pour lui proposer qu’on s’engueule devant un quart du CHRS peut-être ?!

J’hallucine ! Qu’est-ce qui lui prend ? Comme si je rêvais de devoir gérer Jonathan de la sorte, comme si j’avais envie de me faire humilier devant collègues et résidents. Il est fou !

- Si tu avais géré ce problème avant, on n’en serait pas là. Et puis quel scandale devant tout le monde ! Si ça remonte à la Direction, je suis mal, moi…

- Si j’avais géré ce problème… Je refuse de parler de ma vie privée devant Julien, pourquoi est-ce qu’il est là, d’ailleurs ?

Oui, c’est fourbe et malhonnête, je sais… Hormis Nicolas, Julien est celui qui en sait le plus sur ma vie d’avant. J’espère qu’il ne m’en voudra pas pour cette intervention, mais Nicolas me connaît, il sait que je ne parlerais pas devant un résident. J'essaie juste de nous protéger...

- Ah bien, parlons-en de Julien. Enfin, plutôt de toi et Julien… Qu’est-ce qui vous prend de vous faire des câlins devant tout le monde ? Jordan est venu dans mon bureau pour me dire qu’il avait cru que vous alliez vous bécoter ! C’est professionnel, ça ?

- Tu me poserais cette question si c’était Asma que j’avais prise dans mes bras ? Ou c’est juste parce que c’est un homme ?

- Ça n’a rien à voir là-dedans. Julien est un résident ici. Tu fais des câlins à tous les résidents ? Et toi Julien, tu vas te jeter sur toutes mes éducatrices ?

- Il n’y est pour rien, bon sang, soupiré-je.

- Tu voulais quoi, Nicolas ? Je la vois se faire frapper dehors, je la laisse et me casse parce que je ne suis qu’un “résident” ?

Il fait les guillemets avec ses mains en l’air et je vois que Nicolas ouvre grand les yeux avant de me transpercer du regard :

- Il t’a frappée dans la rue ?

- T’as vu ma joue ? Tu crois que j’ai abusé du maquillage, peut-être ? dis-je un peu rudement en détournant les yeux, mal à l’aise.

- Il faut que tu ailles porter plainte ! Et toi, Julien, tu faisais quoi avec Albane devant le CHRS ?

Je tourne les yeux vers mon Papa Ours et me demande ce qu’il va faire, s’il va inventer pour me couvrir ou mentir à son ami et responsable du centre.

- Je ne sais pas si tu es au courant, mais je vis ici depuis bientôt un an. Et Albane travaille ici. C’est si surprenant que ça que l’on se retrouve devant ensemble ?

- Julien, je te connais assez bien. Il y a un truc qui a changé entre toi et Albane. Je veux savoir quoi. Le câlin que j’ai vu était… plus qu’amical, je trouve. Et…

Il hésite un instant puis je vois qu’il décide de se taire. Qu’allait-il ajouter ? A quel jeu joue-t-il ? S’il sait quelque chose, pourquoi ne le dit-il pas clairement ?

- Plus qu’amical ? J’ai pas fait gaffe, Nicolas. Albane était en pleurs, elle s’est fait frapper. J’ai juste joué au super héros. Tu sais comment je suis…

- Nicolas, tu sais ce que j’ai vécu avec Jonathan. Julien était au bon endroit, au bon moment. Jonathan m’emmenait de force, j’étais… Aussi faible qu’à l’époque. J’ai perdu tous mes moyens. J’ai pas réfléchi, une fois en sécurité à l’intérieur, je l’ai remercié et… Voilà, j’en sais rien, j’ai pas l’impression que ce soit si déplacé que ça. Enfin… Non, ça n’était pas professionnel, mais… C’est arrivé, on a besoin de disserter dessus pendant une heure ? Ça ne se reproduira pas dans l’enceinte de cet établissement, c’était une erreur.

J’y mets toute l’assurance que j’ai, alors qu’honnêtement, si je pouvais me lover à nouveau contre Julien, je n’hésiterais pas une seule seconde.

- Vous me prenez pour un imbécile ? Je ne suis pas aveugle. Julien, tu as vu comme tu la regardais ? Ne me dis pas que tu regardes tout le monde comme ça, je ne te croirais pas.

- Nicolas, ce n’est pas ce que tu crois…

- Je ne crois rien, moi, je ne suis pas payé pour croire. Je suis payé pour que tout se passe bien ici. Et là, j’ai l’impression que vous vous apprêtez à faire une grosse bêtise, et c’est mon devoir de vous en empêcher. Vous voyez ce que je veux dire ?

- Une grosse bêtise ? Non, je ne vois pas, bluffé-je. Je fais mon boulot, Julien avance et s’apprête à avoir un logement, il a un CDI, les enfants vont bien. Je ne vois pas où est le problème.

- Albane, je sais que tu fais ton boulot. Mais tu me sembles un peu trop… investie sur la situation de Julien, si tu vois ce que je veux dire. Il ne faudrait pas lui donner de fausses idées. Julien a assez souffert, tu ne crois pas ?

Il sait… Bon sang, il le sait. Je ne sais pas comment, je ne sais pas depuis quand, mais Nicolas est au courant pour Julien et moi, j’en suis persuadée à cet instant. Julien intervient alors :

- Nicolas, je ne suis pas aussi fragile que ça. Albane est une excellente éducatrice. Et là, plutôt que de t’occuper de nous, tu devrais l’accompagner à la police. C’est ton rôle de chef, non, plutôt que de t’occuper de nos fesses !

- Je suis une grande fille, je peux aller à la gendarmerie toute seule comme une grande, marmonné-je.

Nicolas nous regarde tous les deux, tour à tour. Son regard essaie de percer nos secrets, mais on sent chez lui une grande bonté, une grande empathie. Il soupire enfin.

- Alors, Julien, sache que si Albane en a besoin, elle sait qu’elle peut me solliciter et que je n’hésiterai pas à l’accompagner. Et en tous cas, je vais me permettre de vous donner un conseil à tous les deux. Faites attention à vous, à ne pas vous brûler les ailes. Deux âmes meurtries comme les vôtres, je savais que ça allait matcher entre vous. Je ne pensais pas à ce point-là, mais bon, l’objectif est que vous alliez mieux. Tous les deux. Et c’est une réussite. Pour éviter de tout gâcher, il faut que tu partes vite d’ici, Julien. Je me fais bien comprendre ?

- Oui, Nicolas, soupire Julien à mes côtés. Moi, j’ai bien compris. Mais si Albane ne va pas à la gendarmerie, je compte sur toi pour l’y emmener de force…

Je vois Julien se lever alors que mon cerveau n’a pas encore fini d’analyser tout ce que Nicolas vient de nous dire. Peut-être qu’il n’a pas vraiment compris qu’on avait déjà franchi la ligne rouge ? En tous cas, c’est un bon chef, et je suis contente, à ce moment-là, de l’avoir comme responsable.

- Nicolas, si tu peux m’excuser, il faut que j’aille au commissariat. Et, sans vouloir créer de fausses idées chez toi, il faut que Julien m’accompagne. Il me servira de témoin. Tu peux demander à Jordan de bosser un peu pour de vrai aujourd’hui, et me donner ma matinée ?

- Oui, vas-y. Au pire, je te remplace s’il y a une urgence. N’oubliez pas ce que je vous ai dit…

- Oui, promis, j’essaierai de gérer mes problèmes conjugaux en dehors du boulot, Chef, provoqué-je en me levant à mon tour.

Julien me tient la porte ouverte et je passe devant lui après un sourire reconnaissant adressé à Nicolas. Il a compris énormément de choses et il nous accorde quand même sa confiance. Prise par un élan incontrôlable, je file lui déposer une bise sur la joue en lui murmurant un “merci” à peine audible avant de sortir enfin de la pièce.

J’ai le réflexe de vérifier dans le hall que Jonathan ne s’y trouve pas, et passe par le bureau des éducateurs rapidement.

- Jordan… Merci pour tout à l’heure. Je… Vais au commissariat, je reviens au plus vite. Nicolas a dit que s’il y avait besoin, il donnerait un coup de main.

- Pas de problème… A tout à l’heure, alors.

J’acquiesce et retrouve Julien qui m’attend dans l’entrée. Nous sortons tous les deux et mon regard se promène sur la rue. Je déteste en être revenue à ce sentiment de peur.

- Je suis venue à pied, tu peux m’emmener ?

- Bien sûr, je suis toujours garé juste là, au-dessus.

- Merci… Je n’ai pas très envie de marcher vingt minutes, en sachant qu’il est dans les parages, soupiré-je en fermant la barrière derrière nous.

- Ne t’inquiète pas, je suis là. Il ne te fera rien.

- Tu ne seras pas toujours là… Tu vois, quand tu te demandais comment tu avais pu ne pas te rendre comptes pour ta femme ? Tu n’imagines pas comme je te comprends…

Nous montons dans sa voiture et je me retiens de chercher tout contact physique avec lui, même si j’en meurs d’envie. A la place, je m’attache alors que Julien démarre avant de briser le silence qui s’est installé dans l’habitacle.

- Je réalise maintenant que je n’ai pas toujours été cool avec toi. J’aurais tellement dû être plus à l’écoute. Je suis désolé, Albane, vraiment.

- Tu n’y es pour rien… Tu ne pouvais pas deviner.

- Tu as une patience d’ange, en tous cas. Et il faut qu’on trouve un truc pour le coincer, ton mari. Et qu’il te laisse tranquille pour de bon… Parce que sinon, il va revenir encore et encore.

- On pourrait juste… Arrêter de l’appeler “mon mari” ? Ça fait bien longtemps que je ne le considère plus comme ça…

- D’accord, tu as raison. On va l’appeler ton connard d’ex. Mais je suis sérieux. Il faut qu’on arrive à lui faire comprendre que c’est fini entre vous. La justice nous y aidera peut-être. Sinon… Il faudra imaginer une solution.

- Je ne dis pas non si tu as des idées, soupiré-je en posant ma main sur sa cuisse.

- J’ai des idées, oui, mais pas pour ça, rigole-t-il en posant ses doigts sur les miens.

- Je… Merci pour tout à l’heure. Sans toi… Enfin, j’étais pathétique....

Je pose ma joue contre son épaule et profite enfin, un peu, de son contact. Je voudrais pouvoir me terrer sous ma couette, avec lui, son corps chaud contre le mien. Ou m’entasser dans mon canapé avec lui et les enfants, devant un Disney. Juste retrouver notre bulle, loin de tous les tracas.

- Albane, tu n’étais pas pathétique, tu es traumatisée par ce con. Et à deux, je te promets, ça ira mieux pour affronter tout ça.

- Je veux pas qu’il vous fasse du mal, à toi et aux enfants… Il est totalement cinglé… Capable de tout...

- Qu’il essaie de toucher à un cheveu de mes enfants, je te jure que je le tue. Et pareil s’il s’en prend encore à toi. On va trouver le moyen de le calmer, c’est sûr.

- On verra… Il va nous falloir faire encore plus profil bas au CHRS, en plus…

- Profil bas ? Ah oui ? Tu as envie que je m’occupe de ton petit minou ? répond-il toujours aussi espiègle.

- L’envie est fréquente oui, ris-je doucement. Mais je suis sérieuse, Nicolas ne nous passera aucun écart…

- Eh bien, il faut espérer que la dernière proposition que j’ai eue sera enfin la bonne. J’en ai assez d’attendre un appartement comme ça.

- Oui…

Je n’ai pas envie qu’il quitte le centre, et j’en ai encore moins envie maintenant… Nicolas a raison, je suis trop impliquée dans cette situation, si bien que j’en arrive à vouloir tout l’inverse de ce que je devrais, dans l’intérêt d’un résident.

Julien se gare à quelques mètres du commissariat, et je reste le regard perdu sur la bâtisse durant un moment.

- Je peux avoir un câlin d’encouragement avant d’y aller ? Et un câlin de réconfort ?

- Pas de souci pour le câlin d’encouragement. Par contre, pour le câlin de réconfort, vu que ma journée au boulot est foutue, je te propose de le faire chez toi. Nus. Au lit. Ça te va comme programme ?

Il tente de faire un peu d’humour pour me dérider, mais je n’ai vraiment pas le coeur à ça.

- Je ne dirais pas non, mais je bosse de mon côté, ris-je. Enfin, jusqu’à quatorze heures du moins. Et je suis désolée pour ça aussi, j’espère que Victorine ne va pas t’en vouloir…

- Et si je te promets de te ramener pour midi au plus tard au boulot, on se le fait quand même le câlin ?

- Je… Oui, mais je ne suis pas sûre d’être très disposée à ce que le câlin devienne coquin, tu sais…

- Oui, tu as raison… Ce n’est pas le moment. Allez, allons faire ce dépôt de plainte et après un gros câlin avec un chocolat chaud ! Mais avant ça, un câlin avec plein de bisous !

- Je suis désolée, Julien…

Je sors de la voiture, mal à l’aise. Il n’est même pas dix heures que je suis déjà épuisée. Jonathan va être une ombre sur ma relation avec Julien, et j’ai peur que ce dernier se lasse rapidement d’avoir affaire à une petite chose fragile, lui qui a repris du poil de la bête et est maintenant bien plus assuré.

Julien passe son bras autour de mes épaules et m’embrasse sur la tempe alors que nous nous dirigeons vers la gendarmerie. Le stress monte à nouveau et j’espère avoir face à moi une personne compréhensive plutôt que jugeante.

- Ne t’excuse pas, t’y es pour rien. Je t’ai dit que j’aurais dû être plus à l’écoute, il n’est jamais trop tard pour ça. Maintenant, on est à deux. On affronte tout à deux. Tu verras, on va y arriver. Rien n’est impossible quand on est ensemble.

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