53. Cœurs brisés

8 minutes de lecture

Albane

Je raccompagne Asma à l’entrée du bâtiment principal et la remercie de m’avoir accordé du temps. Sa situation est quelque peu bloquée, mais il est difficile de faire accélérer les choses dans un tel contexte. Bouger les fesses de Pôle Emploi ou de la CAF, envisageable, celles de l’immigration, en revanche à moins d’avoir une belle enveloppe remplie de billets et un contact bien placé, c’est compliqué...

Je lui souhaite une bonne fin de journée alors que mon regard rencontre celui de Papa Ours, qui m’attend sagement pour notre entretien. Pas de bâtiment des familles aujourd’hui, Jamila y a élu domicile, mais j’ai au moins la satisfaction de me dire qu’en nous planquant dans un coin du bureau où je me trouve pour les entretiens, nous pourrons nous bécoter un peu sans risquer d’être vus par la fenêtre de la porte.

- Bonjour Monsieur Perret, suivez-moi.

- Bonjour Albane. Je suis tout à vous, me répond-il tout sourire.

Je me retiens de rire et m’enfonce dans le couloir qui mène à la pire salle possible pour les rendez-vous : celle où il n’y a même pas une fenêtre. Je déteste cette pièce, mais Jordan est décidé à bosser aujourd’hui, il a plusieurs entretiens et s’est installé dans l’autre. Foutu collègue. J’entre dans le bureau et referme la porte derrière Julien.

- Désolée, on se croirait un peu en taule dans ce bureau, ça me déprime.

- Moi, ça ne me déprime pas… Je la trouve très… intimiste !

Il sourit et me pousse contre la porte que je viens de fermer pour m’embrasser, et j’ouvre les lèvres pour profiter de ce baiser enfiévré. C’est la première fois que nous nous retrouvons en tête-à-tête depuis que nous avons profité de notre petit moment à la librairie il y a quelques jours. Bizarrement, Julien a eu l’air moins contrarié de me voir avec le stagiaire, ces derniers temps, même si j’ai bien remarqué qu’il n’appréciait pas vraiment l’attention que me porte Mathieu.

Je réponds à son baiser avec appétit, évidemment. C’est presque comme si j’étais aussi en manque qu’avant notre petit interlude dans la réserve. Je deviens une vraie nympho avec lui, c’est terrible.

- Bien que le programme soit très tentant, murmuré-je après avoir profité longuement du moment, je crois qu’on a des choses à voir, non ?

- Je veux en effet voir plusieurs choses avec toi, me dit-il gourmand. En commençant par ce qu’il se cache sous ce joli petit haut !

- Julien ! le rabroué-je en riant. Un peu de sérieux, allez… Mathieu est absent aujourd’hui, je passerai te voir ce soir, une fois les enfants au lit…

- Alors, ça, c’est une excellente nouvelle ! J’ai hâte d’être à ce soir !

- Moi aussi, tu peux me croire.

Je vais m’installer au bureau et sors la pochette dans laquelle je range tous les compte-rendus de nos entretiens. On reste un minimum professionnelle. Faut bien. Voyant mon téléphone clignoter dans mon sac, je le consulte rapidement et constate que j’ai plusieurs appels anonymes en absence… Encore. Bon sang, il ne me laissera jamais tranquille ! Je me secoue et le range avant de sourire à Julien.

- Alors, quoi de beau ?

- J’ai un bailleur social qui m’a contacté. Il faut leur envoyer des documents pour un logement. J’ai pas envie de le faire…

- Attends, tu plaisantes ?! Mais, pourquoi ?

- Ben, on est bien là comme ça. Pourquoi tout changer ?

- C’était ton objectif, retrouver ton indépendance…

- Tu vas vite m’oublier si je pars, non ? Je ne sais pas… J’ai peur de ne pas être à la hauteur, Albane.

- T’oublier ? Impossible d’oublier mon résident le plus coriace voyons, ris-je. Pourquoi est-ce que tu ne serais pas à la hauteur, au juste ?

- Je ne sais pas. La dernière fois que je me suis retrouvé seul chez moi, j’ai fait plein de conneries. Comment je fais pour ne pas recommencer sans la flicaille qui me surveille ?

- Je compte bien te surveiller encore longtemps, souris-je avant de m’empourprer et de balbutier, mal à l’aise. Enfin… Si… Tu vois… Toi et moi… Enfin voilà quoi...

- Bon, alors, on va le faire ce dossier… Mais tu me promets que tu seras toujours là pour moi, alors.

- Tu peux compter sur moi, je suis là, CHRS ou pas.

- Je sais que je peux compter sur toi, Albane. Tu as toujours été là pour moi.

- Et je le serai encore quoi qu’il arrive, Monsieur Perret, dis-je en lui souriant, attendrie.

- Bon, alors, il suffit que j’envoie le dossier avec la déclaration d'impôt, c’est ça ? Et tu viendras pour la crémaillère ?

- J’espère bien être invitée, oui ! Tu veux qu’on fasse le dossier ensemble ou c’est bon ?

- Ça va aller, mais j’espère que l’on va me proposer quelque chose de correct… Pas envie de vivre dans un taudis…

- Ça ne sera pas un quatre étoiles non plus, hein, mais y a pas de raison pour que ce soit un taudis. Puis… Ce sera toujours mieux que ta voiture, non ?

- De toute façon, j’ai le droit de refuser si ça ne convient pas, non ?

- Oui, à condition d’avoir un motif valable, mais une seule fois. Un peu comme Pôle Emploi, tu ne peux pas tout refuser, sinon bye bye…

- Je te rappelle que j’ai eu un contact avec Pôle emploi et que j’ai maintenant un CDI ! Alors, si c’est pareil avec le logement, ça va aller vite ! répond-il tout guilleret et plein d’espoir .

- La roue tourne, après les galères, le ciel bleu se profile à l’horizon pour les enfants et toi, tu vois ? Ça ne valait pas le coup d’être aussi bougon et réfractaire à l’arrivée, le titillé-je avant de lui faire un clin d'œil.

- Ben, tu aurais dû m’accueillir avec autant de poésie plutôt que de faire ta flicaille ! Je suis sûr que j’aurais mieux réagi !

- C’est beau de se voiler la face, t’étais déterminé à me détester, j’ai bien compris !

- Qu’est-ce qui te fait dire que ça a changé ? me dit-il malicieusement.

- Eh bien, tu me réponds par autre chose que “oui”, “non”, “vous me faites chier”, et j’ai même droit à des sourires. Je crois que c’est assez révélateur de votre évolution, Monsieur Perret, ris-je. Même s’il y a parfois quelques rechutes.

- Tu me fais chier. Grand sourire narquois.

- Crois-moi, tu n’as encore rien vu de ma capacité à t’en faire voir de toutes les couleurs m’esclaffé-je.

- Je ne demande qu’à tout voir, tu le sais bien !

- Pourquoi j’ai l’impression que tu ne parles absolument pas de ça, là tout de suite ?

Je lui lance un regard amusé alors que quelques coups sont frappés à la porte. J’aperçois Jeanine à travers la vitre et lui fais signe d’entrer.

- Albane, il y a quelqu’un pour toi au téléphone. Il dit que c’est… Extrêmement urgent.

- A ce point ? ris-je. J’ai bientôt fini avec Monsieur Perret, tu peux prendre le numéro et lui dire que je le rappelle dans dix minutes ?

- J’ai déjà essayé, je lui ai expliqué que tu étais en entretien, mais ton mari m’assure qu’il ne peut pas attendre.

Mon mari… Je reste figée sur place quelques secondes, mes yeux plongés dans le regard gêné de Jeanine sans vraiment la voir. Ça y est, il m’a retrouvée… J’ai envie de prendre mes jambes à mon cou et de partir le plus loin possible d’ici, de cette ville, de ce CHRS, de tout… Pour me cacher à nouveau. Mais je ne peux pas, je ne veux pas, même. Parce qu’il y a Julien. Oh, Julien...

- Ne lui laisse pas le choix Jeanine, dis-je d’une voix blanche en me tournant vers Papa Ours. Tu lui dis et tu raccroches, ne te laisse pas embobiner.

- D’accord….

Jeanine sort, semblant perplexe, et c’est comme si le ciel me tombait sur la tête au bruit de la porte qui se referme. Je n’aurais jamais cru possible d’être témoin de ça, mais j’ai l’impression de voir le mur autour de Julien se rebâtir à une vitesse folle. Il se lève brusquement, faisant tomber sa chaise et me regarde, les yeux plein d’incompréhension et de colère.

- Ton mari, hein ? Et tu comptais m’en parler un jour ? J’en reviens pas là… Comment je me suis fait avoir comme un bleu… Juste un sexfriend, c’est ça ? Rien de plus ?

- Julien… Laisse-moi t’expliquer, je t’assure que ce n’est pas ce que tu crois, lui et…

- Il n’y a rien à expliquer, me coupe-t-il. Tout est clair. Lui attend que tu le rappelles. Tu devrais y aller et surtout, n’oublie pas de lui dire qu’il ne t’a pas trop manqué, que tu as su t’occuper avec un con comme moi ! Quand je pense à ce que tu viens de me dire… J’ai envie de gerber !

De rage, il balaie tout ce qui traîne sur le bureau et met tout par terre, me faisant sursauter. Il se dirige vers la porte et j’essaie de le retenir, me levant d’un bon pour l’attraper par le bras.

- Je t’en prie, tu dois m’écouter ! Il n’y a plus ri…

- Ne me touche pas ! On n’a plus rien à se dire, vocifère-t-il. Et surtout ne t’avise pas de m’approcher sinon, je risque de ne pas pouvoir me contrôler…

- Julien, le supplié-je en le lâchant tout de même.

- Quoi ? Tu es mariée, oui ou non ?

- Oui, dis-je dans un murmure, mais il faut qu…

- Quand je pense que j’y ai cru… C’est horrible ce que tu me fais là, Albane, dit-il, presque en pleurs. Jamais plus, on ne m’y prendra, à rêver… Pas sur cette terre… Pas dans cette vie…

- Ne fais pas de bêtise, je t’en prie, fais-moi confiance, laisse-moi t’expliquer ! l’imploré-je.

- Non, la bêtise, je l’ai faite en te faisant confiance. Je n’ai plus rien à te dire. Va rejoindre ton mari et laisse moi tranquille. Je t’en supplie, laisse-moi tranquille, murmure-t-il en pleurs.

Il ouvre la porte et sort, presque en courant, alors que j’hésite à le suivre. Dans le genre drama, on fait difficilement mieux, parce que si ses joues sont baignées de larmes, les miennes ne sont pas mieux. J’ai l’impression d’avoir entendu mon cœur se fissurer en même temps que le sien s’écrasait sur le sol. J’ai merdé, lâchement merdé, mais comment aurais-je pu lui expliquer la situation ? Comment lui dire que, loin d’être la femme forte que j’affiche au quotidien ici, je ne suis qu’une pauvre faiblarde qui n’a pas su se défendre ? Comment lui permettre de compter sur moi quand je ne peux moi-même pas compter sur ma propre personne ?

Je ne le poursuis pas, même si ce n’est pas l’envie qui me manque. Je le connais, dans ce genre de situations, je pourrais dire tout ce que je veux qu’il n’entendra rien. Le laisser partir est un crève-cœur et je prie pour qu’il ne fasse pas n’importe quoi, mais je sais que je dois le laisser se calmer, le laisser encaisser, avant de pouvoir tenter de lui expliquer les choses. J’ai envie de tout lui dire, mais j’ai peur… Je ne suis pas sûre d’en être capable. Comment avouer à l’homme qu’on aime qu’on vit dans la peur constamment ? Comment lui dire que si ma seule raison de vivre depuis des années, c’est mon travail, c’est parce que ma vie personnelle a été chaotique et douloureuse de bien des façons ? Comment lui avouer que je suis si faible alors qu’il compte sur moi ? Et surtout comment j’ai fait pour à nouveau tout gâcher dans ma vie et réduire à néant tout le bonheur que je pouvais espérer ?

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0