17. Pour un bisou

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Albane

J’inspire profondément alors que les derniers participants au cours sortent à la suite de Julien. Ma colère est à peine redescendue, même si j’ai bien compris que monsieur avait joué son Papa Ours avec moi et tenté d’apaiser la situation. J’aurai tout le temps d’analyser comme mon corps s’est tendu vers le sien, comme j’ai eu envie, à cet instant, d’être partout sauf ici, d’être seule avec lui plutôt qu’entourée et surtout en présence de cet abruti notoire de Jordan. En attendant, bien que peu professionnelle, mon intervention a au moins le mérite de lui faire fermer cette bouche que je ne peux plus voir. Une fois tout le monde parti, pourtant, mon assurance se fait petit-à-petit la malle. En tête à tête avec Jordan, dans le fin fond du couloir, là où personne ne pourra nous entendre, je me demande si je fais bien de rester ici. Je prends mon courage à deux mains avant qu’il n’ait définitivement quitté mon corps, je n’ai pas fini, la colère gronde encore.

- Quoi que je puisse penser de ta façon de travailler, jamais je ne me suis permis d’intervenir devant des résidents. Si tu connais au moins la notion de respect envers les collègues, j’aimerais qu’elle s’applique à moi aussi. Je n’interviens pas dans ton taf, n’interviens pas dans le mien.

Je lui tourne le dos, à moitié seulement, pour ranger les fiches du cours. Ce type est tellement exécrable qu’il réveille en moi des instincts primaires qui n’ont rien de glorieux. Pourtant, Jordan reste à cet instant silencieux, quand moi j’ai les mains qui tremblent de colère et une folle envie de me défouler sur ce corps bodybuildé. Comment peut-il autant s’acharner sur les résidents ? Comme si se retrouver ici n’était pas déjà suffisamment humiliant pour eux, il faut encore qu’ils subissent les attaques de travailleurs sociaux incompétents.

- C’était trop bruyant, je pensais que tu n’étais pas là.

- Et ça te donne le droit d’agir comme un con fini avec Monsieur Perret ?

- Toujours celui-là, c’est fou ! Tu veux pas arrêter de défendre ton petit protégé deux minutes ?

- Lui ou un autre, ça n’a aucune foutue importance ! Ta façon d’agir avec les résidents n’est pas professionnelle, alors je ne te permets pas de juger de mon propre professionnalisme.

- C’est toi qui es trop fleur bleue avec eux, tonne-t-il en approchant de quelques pas. La pitié n’est pas plus professionnelle que le recadrage.

- Il ne s’agit pas de pitié, juste de considération et de respect. Mais, hormis pour ta petite personne, ces mots semblent t’être inconnus.

- Oh allez, Albane, détends-toi un peu. Je ne mérite pas tout cet acharnement. On bosse bien ensemble, non ? J’ai toujours été là pour te défendre. Je ne t’ai jamais manqué de respect !

- Draguer sa collègue même quand elle t’a clairement dit qu’elle n’était pas intéressée, c’est du manque de respect. Glander toute la journée pendant que je galère à tout gérer, c’est du manque de respect. Et intervenir comme ça dans le cours, c'en est aussi. Je suis fatiguée de tout ça, sérieusement Jordan. On ne peut pas se voir, on ne se parle pas, en dehors des transmissions professionnelles et qui doivent le rester, et basta.

- Mais, c’est toi qui m’as fait croire que j’avais mes chances avec toi ! Tu as vu comme tu me souris quand tu me dis bonjour ? Et franchement, je ne glande pas toute la journée. Sans moi, ce serait le bordel ici. Je suis toujours là quand il y a du grabuge. Tu ne peux pas toujours tout me reprocher ! On dirait vraiment que tu préfères les résidents à tes collègues !

- Comment je te souris quand… Mon dieu mais… Je suis polie ! Et contente de venir bosser ! Ça s’arrête là !

Je soupire, sentant que la conversation va vite tourner en rond, comme c’est le cas depuis que j’ai décidé de ne plus me taire face à lui. Ça fait des mois de conversations inutiles, même si j’avoue que ce soir, elle m'énerve autant qu’elle me permet de décharger cette colère trop souvent contenue. Heureusement que Nicolas est parti, nous n’avons au moins plus de témoin.

- Il n’y a pas de préférences à avoir entre les résidents et les collègues. Je suis là pour bosser, pas pour me faire des amis. Evidemment que j’apprécie de pouvoir compter sur toi en cas de grabuge, mais quand je dois me taper les allers-retours à droite à gauche parce que t’es sur l’ordi ou en train de boire ton café tranquillement, ouais, là j’avoue, ça m’énerve. Mais je te l’ai déjà dit, et rien ne change. Alors on continue comme ça, on s’évite, on se supporte autant que possible, et tu arrêtes de venir déranger ce cours. Maintenant, si tu permets, je devrais être dans le réfectoire pour faire mon travail, j’y vais.

- Franchement tu exagères… Je suis sûr que, si tu réagis comme ça, c’est qu’en fait, tu luttes pour ne pas succomber à la tentation. Je te plais trop, je suis sûr. Mais dépêche-toi car, quand tu te décideras, je ne serai peut-être plus dispo ! Et pour mon travail, Nicolas ne m’a jamais rien reproché, alors je vais continuer comme ça, comme tu dis. En tous cas, promis, je ne viens plus déranger ton petit cours avec tes petits protégés. Et ouais, il faut qu’on se magne, ils doivent nous attendre pour servir le repas…

Je récupère mes affaires en me mordant la langue pour ne pas lui répondre qu’il peut toujours espérer et qu’il finira avec un service trois pièces bourré de toiles d’araignées ou bouffé par les vers avant que je ne me décide à succomber. Je passe devant lui sans baisser les yeux et sors rapidement de la salle, fière de moi. Ne pas montrer qu’on a peur, ne pas le laisser prendre le pouvoir. Résister à son instinct de protection. Victoire.

Le repas se passe dans un semi brouillard. Je n’ai pas eu le temps de me poser pour me calmer et suis donc une véritable pile électrique. J’évite soigneusement le regard et la présence de Jordan, c’est vital étant donné mon état. Quelque chose doit se lire sur mon visage, car Léopold et Marie-Thérèse m’interpellent et me font m’asseoir avec eux à table pour me demander si tout va bien et me sortir les vers du nez. Autant dire que c’est plutôt comique comme situation, des résidents qui prennent soin de leur éduc. Comique mais profondément touchant, et mon envie de câlins n’est, pour une fois, pas dirigée vers des enfants ou vers ce fichu Papa Ours... Bref, cela m’agace de ne pas réussir à reprendre le contrôle sur mes émotions et j’espère ne pas trop laisser transparaître ma fébrilité devant les résidents.

Je prends malgré tout le temps d’aller m’excuser auprès des personnes qui dînent ici et étaient présentes au cours. Je sais que je n’aurais pas dû répondre ainsi à Jordan, mais si je ne prenais pas la défense de Julien et du groupe à ce moment-là, qu’est-ce que cela voulait dire de moi, sérieusement ? C’est en contradiction totale avec mes principes, et je me suis suffisamment tue.

Au fur et à mesure que le repas se passe, la rumeur de notre dispute doit se répandre, car je peux percevoir certains regards sur moi, des sourires. Si cela ne plaira pas à Nicolas, je crois qu’au moins, j’ai gagné quelques points auprès des résidents, même si ce n’est pas pour cela que je l’ai fait. C’est toujours ça. Et si cela débouche sur un avertissement ? Tant pis, il est mérité, mais je ne regrette rien, si ce n’est peut-être de ne pas l’avoir traité de trou du cul. Oups…

Après le repas, je traîne dans le réfectoire alors que Jordan a déjà regagné le bureau. Je ne veux pas de nouveau tête à tête avec lui, je pense que j’imploserais littéralement. Quand il se décide enfin à sortir ses gros muscles de la pièce pour monter au premier, j’en profite pour aller récupérer mes affaires et lui laisser un mot pour lui signifier que je finirai la soirée au bâtiment des familles. Ce n’est pas très habituel mais pas non plus exceptionnel. Généralement, ce bâtiment est plus calme et nous n’y passons que rapidement, mais j’aime me poser à la cuisine et boire un thé ou un café avec les mamans qui s’y retrouvent. Ce sont des moments riches, informels et qui créent du lien.

Je fuis littéralement le bâtiment principal et n’en éprouve aucun remords. J’ai encore des excuses à aller présenter, à Irina, à Asma… Et à Julien.

Il n’y a personne en cuisine ce soir et je regrette presque de ne pas pouvoir me changer les idées en partageant les expériences de nos résidentes, si fortes et courageuses. Je m’assieds un moment sur le banc devant l’entrée et reprends enfin mon souffle. Ce cours était génial, vraiment. Jusqu’à l’arrivée de Jordan. Un vrai bonheur. Voir tous ces sourires, ces rires, cette complicité. Ce sont ces moments-là qui donnent du courage à tout un chacun pour se lever le matin et se battre pour son avenir. Ce sont ces moments-là qui me donnent le courage d’affronter les journées, de dépasser mes craintes et de ne pas m’apitoyer sur mon sort.

Et Julien… Bon sang… Je le veux ce foutu bisou, merde ! Jordan, en plus de gâcher ce moment de complicité entre tous, m’a privée de ce petit truc, qui me faisait trop envie pour oser me l’avouer. J’aime ce que devient notre relation. Elle n’est pas parfaite, loin de là. Il m’agace encore souvent en entretien, bougonne toujours, ronchonne. Un ours, un vrai. Mais je crois avoir droit à plus de considération de sa part, et j’ai bien l’impression qu’il commence, enfin, à me laisser escalader le mur qui le protège.

Je reste professionnelle, autant que possible. Mais mon moi intérieur, lui, s’imagine des trucs qu’il ne devrait absolument pas visualiser. Cette possibilité de bisou m’a littéralement enflammée de l’intérieur. Et ce n’est pas simplement d’un bisou sur la joue dont mon moi intérieur a envie. Est-il utile de préciser que quand Irina a sorti son fabuleux “baise-la”, j’ai cru partir en combustion spontanée ? Non, mon cerveau ne m’a absolument pas imaginée nue sous lui, nue sur lui, nue contre lui… Nue avec lui, couvert de sueur alors que ses muscles dansent sous mes doigts et qu’il grogne autrement que pour se plaindre ? Oh là là, je suis dans la merde et c’est peu dire.

J’inspire un grand coup et me lève pour entrer dans le bâtiment avant de finir congelée sur place, de l’extérieur simplement car repenser à tout cela n’aide pas mon moi intérieur à être sage. C’est calme au rez-de-chaussée, tout comme au premier lorsque j’y arrive. Il y a du monde sous la douche et j’espère qu’Irina sera dans son studio.

Je prends le temps de m’excuser auprès d’elle, puis d’Asma, discutant même un moment autour d’un thé avec cette dernière, puis hésite à aller frapper à la porte de Julien. Est-ce que cela fait désespérée ? Un peu… Je ne viens pas pour le bisou en particulier, je viens pour lui présenter mes excuses pour le spectacle que j’ai offert au groupe, comme je l’ai fait pour les autres. Est-ce que je vais réclamer ouvertement ce baiser ? Je ne pense pas. Je ne crois pas. Est-ce que je vais me jeter sur lui ? Prions pour que je résiste à la tentation, même si ce n’est pas vraiment l’envie qui me manque en ce moment. Foutues hormones, foutue abstinence.

Nouvelle respiration pour me calmer, avant que je ne frappe doucement à la porte de son studio. Je prierais presque pour qu’il ne soit pas là, finalement, alors qu’un bout de moi veut absolument le voir, au contraire. Ma respiration se bloque lorsqu’il ouvre la porte. Julien semble beaucoup plus serein que moi, à cet instant, avec son petit sourire en coin. Pense-t-il que je suis venue réclamer mon bisou ? Je me sens d’autant plus mal à l’aise qu’il puisse le croire. Bon sang, venir ici était finalement une mauvaise idée.

- Bonsoir Monsieur Perret… Je… Je voulais m’excuser pour ce qui s’est passé à la fin du cours…

J’ose à peine le regarder dans les yeux, c’est totalement ridicule ! J’ai envie de sortir de mon propre corps pour me secouer les puces et me traiter de nunuche.

- Bonsoir Albane, ne parlez pas trop fort, les enfants dorment… Et entrez donc cinq minutes, on ne va pas discuter dans le couloir. Sinon, l’autre abruti va encore débarquer, pensant que vous êtes en danger. Et pourtant, avec moi, vous ne risquez rien.

- Bien sûr, murmuré-je en entrant dans son studio.

Je ne risque rien… J’ai un gros doute à ce sujet. Au mieux, je perds la tête. Au pire, je perds mon professionnalisme et le job qui va avec. Voilà qui promet un bel avenir. Qui sait, avec la chance que j’ai, je vais devoir me chercher un nouveau boulot d’ici peu de toute façon. Jordan est capable de tout et j’ai titillé sa fierté.

- Vous voulez vous asseoir ? Je n’ai pas grand chose à vous offrir, si ce n’est un peu de jus de fruit…

- Merci, ça ira, j’ai déjà bu un thé avec Asma. Ou… De l’eau, éventuellement.

Julien me tourne alors le dos pour aller chercher un peu d’eau. Il se baisse quand il ouvre le frigo et je profite de la vue qu’il m’offre en espérant que les hormones dans mon corps vont finir par se calmer. Il revient en me donnant mon verre d’eau. Excellente idée l’eau, j’aurai au moins besoin de ça si je continue à mater comme une perverse, même si une douche serait plus efficace. Froide, la douche. Glacée peut-être même. C’est ridicule. Je m’assieds après avoir enlevé mon manteau et bois une grande gorgée pour me calmer.

- Merci... Vraiment, je suis confuse, je ne sais pas ce qui m’a pris...

- De quoi voulez-vous vous excuser ? D’avoir bondi comme une furie pour me protéger ? D’avoir rabattu son caquet à un éduc qui ferait mieux de faire agent de sécurité dans un supermarché ? Vous n’avez pas à être confuse…

- Ce ne sont pas des choses qui se règlent en public. Si on ne vous encourage pas à le faire ici, ce n’est pas pour, nous, se le permettre.

- Moi, je peux vous dire que ça m’a bien plu ! Et puis, vous m’avez empêché de faire une bêtise. J’étais prêt à lui sauter dessus, mais j’ai été devancé par votre splendide intervention ! C’était vraiment magnifique !

Je dois rougir devant son compliment. Ils sont plutôt rares de sa part, même si je pense que je gagne des points petit-à-petit, et une partie de moi est fière de ce que j’ai fait ce soir. Vraiment.

- Vous risquez trop gros pour vous permettre de lui sauter dessus, Monsieur Perret. Ne vous faites pas avoir, je vous en prie.

- Ne vous inquiétez pas pour moi, Albane, je sais me contrôler. Il m’a eu une fois, je sais comment réagir maintenant. Et puis, appelez-moi donc Julien, vous l’avez bien mérité !

- Julien, murmuré-je doucement avant de rire. Ça va me faire bizarre, vous savez ? Je ne sais pas si je vais réussir à m’y habituer.

- Je suis sûr que vous allez vous y habituer, Albane. Vos capacités d’adaptation sont formidables. Et sinon, ça va aller pour vous ? Vous ne risquez pas de perdre votre boulot avec cette attaque contre l’autre imbécile ?

Peut-il arrêter de murmurer mon prénom ainsi ? Je ne suis pas sûre que mes hormones y survivent… Et c’est quoi, ce soudain intérêt pour ma petite personne ? Il s’inquiète pour moi ?

- Non, je risque, tout au plus, un avertissement, mais je doute que Jordan aille se plaindre auprès de Nicolas, honnêtement. On verra bien. Je l’aurai mérité, si tel est le cas, mais, entre nous, je ne le regrette pas pour autant.

- Bien, me voilà rassuré. Pour une fois que je tombe sur quelqu’un qui n’est pas trop con, ça m’ennuierait de vous voir partir… Et s’il faut, je suis sûr que nous pourrons tous témoigner en votre faveur. Si vous avez besoin, j’en parlerai à Nicolas ! Promis, Albane.

- Pas trop con seulement, je vous remercie ! Je me sens tout de suite mieux, ris-je. Faites attention, on dirait presque que vous commencez à m’apprécier.

- Peut-être que c’est le cas, en effet.

Bon sang… Il se passe quoi dans cette pièce, ce soir ? Comment peut-on être passé de la taquinerie de tout à l’heure, durant le cours, à cette tension entre nous ? Comment ma colère a-t-elle pu disparaître aussi rapidement alors que je me la traîne depuis la seconde où Jordan est entré dans la pièce en conquérant ?

Je me secoue mentalement, essayant de garder un minimum de lucidité.

- Merci pour la proposition, mais ça ira. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’intervenir auprès du Chef, Julien… Pas très naturel encore, je vais m’entraîner à dire votre prénom, dis-je en souriant. J’ai l’air coincé comme ça.

- Je n’ai, moi, aucun mal à dire votre prénom, Albane, et à vous accueillir dans mon studio. On progresse !

Albane… Je crois n’avoir jamais trouvé mon prénom aussi agréable à entendre que lorsqu’il sort dans un murmure d’entre ses lèvres. Lèvres que je fixe un peu trop longtemps. Je vais virer rouge pivoine, c’est sûr. Je me racle la gorge en détournant le regard un instant, avant d’utiliser le plus vieux tour du monde pour masquer ma gêne. Humour, merci d’exister...

- Vous progressez oui. Je n’ai pas eu à le faire de mon côté, je crois. C’est vous qui étiez une vraie porte de prison avec moi, après tout, dis-je en souriant.

- Une porte de prison ? Rien que ça ? Alors, je ne sais pas si vous voulez toujours votre récompense ou pas… Un bisou d’une porte de prison, ça ne doit pas faire envie, Albane…

Mince… Non, merde, même. Il me tend la perche en plus, le fourbe ! Qu’est-ce qu’il attend, que je le supplie de me faire un bisou, tant qu’on y est ? Son sourire en coin me donne envie de devenir vulgaire et de l’envoyer bouler. J’ai ma fierté, quand même… Ou on s’en fout ?

- Que j’en ai envie ou non, il me semble que vous avez dit toujours tenir vos promesses, non ?

- Je les tiens, mais je ne veux pas non plus vous brusquer ou faire quelque chose qui pourrait vous mettre mal à l’aise… Vous êtes mon éducatrice quand même…

Je suis ton éducatrice oui, tu es mon résident, et pourtant… Wow, même mon cerveau passe au tutoiement, on se calme, Albane… Il joue. Il joue avec moi à cet instant et, le pire, c’est que je crois que j’aime particulièrement ça.

- Pourquoi, un bisou vous mettrait mal à l’aise, vous ?

- Pas le moins du monde, Albane. J'ai fait une promesse et je vais la tenir. J'en ai d'ailleurs très envie si vous voulez tout savoir…

- Ah oui ? Attention, vous fricotez avec la flicaille, là, murmuré-je avec un sourire en coin.

Fricoter, vraiment, Albane ? T’as pas trouvé mieux ? Moins explicite ? Moins tendancieux ? Est-ce que je flirte ? Moi ? Mon dieu, tout part en vrille...

- Que voulez-vous, Albane. Je suis un grand criminel… Et s’il faut fricoter pour se faire bien voir et ne pas risquer de “dossier”, je suis prêt à fricoter !

- Vous êtes terrible Mons… Julien. J’ai l’impression d’être utilisée maintenant, bravo !

Julien ne me répond pas mais sourit, le regard brillant. J’ai l’impression qu’il me déshabille des yeux et qu’il a envie de m’utiliser dans tous les sens du terme. Il se penche vers moi et pose ses mains sur mes épaules. Chaudes, douces, mais fermes. Je ne peux plus reculer, et j’ai envie de fermer les yeux pour profiter des sensations. Rien que ses mains sur mes épaules et j’ai l’impression de défaillir. La suite promet... Je me sens à la fois bête et excitée. Comment un bisou sur la joue peut-il me mettre dans cet état, avant même qu’il n’ait eu lieu ?

Je garde finalement les yeux ouverts, incapable de détourner mon regard du sien. Je ne sais si c’est la lumière de la pièce ou la tension entre nous, mais ses yeux ont viré au gris, et ce n’est pas celui de la colère, pour une fois. Il approche lentement, et j’ai l’impression de me passer un film au ralenti, la sensation que cela dure une éternité, jusqu’à ce que je sente son souffle chaud caresser mes lèvres. Il va dévier n’est-ce pas ? On a dit un bisou, pas un baiser ! Au point où j’en suis, fébrile et avide de ce contact, je crois que mon cerveau vrille totalement quand je me surprends à espérer qu’il ne dévie pas sur ma joue et pose cette bouche qui me fait envie sur la mienne.

Julien s’arrête à quelques centimètres de mes lèvres et je ne sais pas comment je fais pour garder mon self-control. J’ai juste envie de prendre sa bouche en otage. Du grand n’importe quoi Albane. Quand il me sourit et vient déposer un chaste et rapide baiser sur ma joue, ma frustration est telle que j’ai l’impression que je prends une douche glaciale au beau milieu de son studio.

- C’est tout ? C’était ça, votre promesse ? ne puis-je m’empêcher de dire avant de rire. Tout ça pour, ça…?

- Moi, je ne me permettrais pas de faire plus, sans votre consentement, Albane. Mais si vous le souhaitez, je suis tout à vous, dit-il dans un sourire ravageur.

Est-ce qu’il se rend compte de ce qu’il vient de dire, sérieusement ?

- Non, mais, Julien… Je… balbutié-je entre amusement et déception. Un bisou, quand même, un vrai bisou ! Ça c’était, tout au plus, un effleurement !

Oui, je provoque. Je ne sais pas ce qui me prend. Mais, pour aller au bout de ma remarque, je me penche et pose franchement mes lèvres sur sa joue barbue. Deux secondes, trois peut-être, pas assez, c’est sûr, pour combler ma frustration.

- Ça, c’est un bisou ! terminé-je en souriant innocemment.

- Ah oui, je vois… Laissez-moi donc essayer maintenant que vous m’avez bien éduqué…

Je le sens alors qui pose ses mains sur ma nuque et qui se rapproche de moi. Je tourne la tête pour lui tendre ma joue, mais il me saisit le menton et m’incite fermement à le regarder. Il s’approche dangereusement de mes lèvres et s’arrête à quelques millimètres, semblant encore hésiter à franchir le pas. Je sens son souffle qui me rend complètement folle de désir. Je ne sais pas qui de nous deux fait le premier pas, mais bientôt, ses lèvres se saisissent enfin des miennes. Je m’abandonne à sa volonté de m’embrasser, sans penser aux conséquences. Je voulais ce baiser et je vais en profiter. Mais, trop vite à mon goût, il s’arrête et me dit dans un sourire :

- Alors, satisfaite de son élève, Madame l’éducatrice ?

Satisfaite ? Oui. Non. Peut-être. Merde, j’y réfléchirai plus tard. C’est surtout le goût de trop peu qui prédomine à cet instant et je ne me contrôle plus. C’est moi qui agrippe sa nuque et me jette sur ses lèvres, littéralement. Comme une furie, sans doute brusquement, presque avidement. C’est apparemment le consentement qu’il attendait, parce que ses mains se posent sur mes hanches alors qu’il répond favorablement à mon empressement. Nos lèvres se découvrent, se goûtent, nos langues se livrent bataille, s’apprivoisent, se cherchent pendant un temps infini, me laissant sur le carreau, pantelante de désir. C’est tous les deux essoufflés que nous nous séparons, de quelques centimètres seulement, alors que son regard plonge à nouveau dans le mien. Je ne sais pas quoi dire, pas quoi faire. Je veux rester dans cette bulle, caresser à nouveau ses lèvres des miennes, les mordiller, les découvrir encore, profiter de leur douceur, de leur fougue… Je ne veux pas retrouver la réalité des choses, celle qui s’insinue déjà doucement dans mon esprit. J’ai merdé. Totalement merdé. C’est n’importe quoi, dangereux, interdit.

- Je suis désolé, Albane, je ne sais pas ce qui m’a pris… Je n’aurais jamais dû… Mais je n’ai pas réussi à me contrôler…

Je ferme les yeux et inspire profondément. On se calme. On se contrôle. Tu es au boulot, Albane. Pense boulot. A moitié seulement, ça passe ? Parce que je fais ce dont j’ai envie depuis bien longtemps et qui n’a rien de professionnel, ce que j’ai fait il y a plusieurs semaines lorsque j’ai séché ses larmes, et que j’ai rêvé de reproduire encore et encore, sans les larmes. Je pose ma main sur sa joue, à deux doigts de glisser mes doigts dans cette barbe fournie, et lui souris doucement.

- Vous n’y êtes pour rien, c’est moi qui n’aurais pas dû… À jouer, on finit par se brûler les ailes. Je file, ça vaut mieux.

Ok, j’ai fait le plus professionnellement possible là. Je me lève et récupère mon manteau rapidement. Il faut fuir, c’est le mieux à faire. Non ?

- Bonne nuit, Monsieur Perret, dis-je une fois parvenue à la porte.

Je sors rapidement sans me retourner et dévale les escaliers jusqu’à atterrir dehors. Ça vaut mieux comme ça, je crois que j’aurais été capable de faire demi-tour pour me jeter à nouveau sur lui comme une furie en manque. Il est temps de rentrer chez moi, et de prendre une bonne douche froide. Au moins une...

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