13. Grincheux le frileux

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Albane

Jamila apporte un plateau de pâtisseries et vient me rejoindre devant la cafetière. Pour l’occasion, nous avons déplacé les tables du réfectoire afin de créer un genre de table ronde qui permet à tout le monde de se voir. Nous ne sommes pas trop nombreux, puisque les enfants sont à l’école, et attendons encore les derniers arrivants dont, évidemment, Monsieur Perret, pour qui la ponctualité semble n’être qu’une option. Les réunions du bâtiment des familles sont toujours des moments intéressants, généralement agréables, et nous apportent beaucoup dans la poursuite du travail auprès des résidents.

- Tu crois qu’il va venir ? me demande Jamila en récupérant la tasse de thé que je lui ai servie pour la porter à ses lèvres.

- Oui, il viendra.

- Tu m’as l’air bien sûre de toi. Il n’est pas très coopératif depuis qu’il est arrivé. Ça va quand même faire bientôt trois mois qu’il est là, et ils nous ignore tous, quand il ne s’engueule pas avec Jordan ou toi.

- Ne me mets pas dans le même panier que Jordan, bougonné-je en murmurant pour ne pas être entendue des résidents qui papotent de leur côté. On ne s’engueule pas pour les mêmes raisons. Jordan est un con fini qui doit même manquer de respect à sa propre mère. Moi je fais mon boulot.

- Hum… Oui, pardon, tu as raison. Mais il ne t’ignore pas comme il nous ignore, nous.

- En même temps, il me voit en entretien toutes les semaines. Difficile d’ignorer les gens quand tu es en tête-à-tête avec eux.

- Mouais, quelque chose me dit qu’il en serait capable.

- Possible, ris-je en me tournant pour découvrir ledit résident qui entre dans la pièce.

- Vous êtes en retard, Monsieur Perret, l’interpelle Jamila.

Mauvais plan, chère collègue, si tu pouvais éviter de nous mettre la bête de mauvais poil, ce serait bien aimable.

- C’est vrai que vous avez l’air en pleine réunion déjà. Vous attendez que votre café refroidisse avant de commencer ? Ça ne sert à rien d’arriver à l’heure à ces trucs-là. Vous êtes jamais à l’heure, vous les éducs.

- En fait, c’est vous qu’on attend, du coup on a fait couler une deuxième cafetière, mais vous ne devez pas avoir de montre pour avoir un quart d’heure de retard, ajoute-t-elle en allant s’asseoir à sa place.

- J’ai cinq minutes de retard. Pas un quart d'heure. Et puis, on va parler de quoi de toute façon ? Comme la fois dernière ? De votre incapacité à résoudre nos problèmes ?

- Monsieur Perret ? Vous voulez bien vous asseoir, s’il vous plaît ? demandé-je gentiment. Nous allons parler de la préparation de Noël, mais aussi des ateliers du mois prochain, des problèmes relevés dans votre bâtiment. Ce n’est pas vous qui vous êtes plaint de trouver la cuisine sale ?

- Ouais, c’est dégueulasse. J’ai l’impression de vivre dans une porcherie. Il faudrait faire un cours sur la différence entre la table et la poubelle, non ?

J’hésite entre rire et soupirer. Il n’a pas tort, ces dernières semaines, il y a du laisser aller au niveau du ménage. Je vais m’asseoir à côté de Jamila et invite Papa Ours à nous rejoindre, ce qu’il fait bon gré mal gré.

- Nous serons plus vigilants quant à l’état de la cuisine, intervient ma collègue, mais vous devez tous faire des efforts. La dernière fois, nous avons dû fermer la cuisine pendant une semaine pour que les gens se rendent compte que, finalement, c’est pas si mal de ne pas manger au réfectoire avec tout le monde.

- Fermer la cuisine ? Ah non ! Certainement pas !

- Si, Irina, nous devrons en venir là si tout le monde n’est pas attentif à la propreté. Nous sommes tous adultes ici, aucun de nous n’a envie d’en arriver là.

- Enfin, les éducs vous n’êtes pas mieux. Je ne parle pas de vous deux, mais Jordan était au bâtiment la semaine dernière et il a laissé traîner ses tasses sur la table. C’est moi qui les ai nettoyées, intervient Asma.

- Tu parles d’un exemple, persifle Julien tout bas dans sa barbe.

Je soupire et regarde Jamila du coin de l'œil. Même quand il est absent, il nous pourrit la vie, cet imbécile.

- C’est sans doute un oubli de sa part, dis-je de la façon la plus convaincante possible alors que moi-même je n’y crois pas. Et ça peut arriver à tout le monde d’oublier, mais ces derniers temps c’est récurrent. Bref ! Le sujet est clos, tout le monde est au courant, tout le monde va faire attention, on ne va pas s’éterniser sur un petit souci qui pourra vite être réglé.

Je souris tout en récupérant sur la table la liste des ateliers qui seront proposés pour le mois de décembre. Je la glisse devant Asma pour qu’elle la consulte et la fasse tourner.

- Concernant Noël, nous souhaitons décorer le hall du bâtiment, mais aussi la cuisine. Qu’en pensez-vous ? Nous avons un petit budget pour renouveler un peu les décos, si certains veulent nous accompagner pour les achats, ce sera avec plaisir.

- Moi, j’ai pas le temps pour tout ça. On est là pour trouver du boulot et un appart, non ? intervient Julien, provocateur.

- Hum… Vu la disposition de votre chambre, je ne comprends pas comment vous pouvez vous lever de mauvaise humeur aussi souvent, Monsieur Perret. Vous devez pourtant vous lever du pied droit, il me semble, soupiré-je avant de me dire que j’ai un peu abusé sur la remarque. L’un n’empêche pas l’autre, vous savez. A moins que vous ne comptiez pas fêter Noël avec vos enfants ?

- Avec mes enfants, oui. Ici, ça va être dur de faire la fête… Vous allez organiser quelque chose ou bien ce sera triste comme le reste de l’année ? J’ai un peu discuté avec les anciens ici, et l’année dernière, la fête s’est arrêtée à dix-sept heures trente ! Ça, on peut dire que vous savez profiter de la vie ici…

- J’étais là l’an dernier, croyez-moi, à cette heure on n’avait même pas commencé la soirée. Mais si vous avez des idées, n’hésitez pas, nous sommes preneurs, intervient Jamila que je sens de plus en plus agacée à mes côtés.

- On pourrait mettre de la musique et faire une dance party, propose timidement Imani, la maman nigérienne. Avec des musiques de tous nos pays ?

- C’est une très bonne idée ! sourit ma collègue. Nous faisons toujours une soirée dansante, ce serait sympa que les musiques viennent d’un peu partout. Je note, Imani, merci.

- Et le vingt-cinq, on pourrait faire un repas entre nous, où chacun cuisinerait un plat de son pays ? propose Irina.

- Ah non, le vingt-cinq, ce ne sera pas possible. Nicolas dit que nous ne sommes pas assez nombreux pour organiser des activités.

- A quoi ça sert ces réunions, si on rejette tout ce qu’on demande ? attaque Julien, au taquet quand il s’agit de nous provoquer.

- C’est vrai que vos interventions sont davantage utiles, Monsieur Perret, soupire Jamila. Une autre remarque, peut-être, tant qu’on y est ?

- On peut se faire une fête entre nous le vingt cinq même sans vous ? Ca nous autonomiserait un peu, non ?

- Bien sûr, aucun problème pour faire ça. Vous voyez, quand vous voulez !

Jamila abuse, elle le cherche un peu, mais c’est sa façon de faire avec tous. Ours ou pas.

- Est-ce qu’il y aura la venue du Père Noël ? L’année dernière, les enfants avaient adoré ! demande Irina, toujours prête à faire des propositions.

- Oui, c’est au programme. Le souci, c’est que Monsieur Javert qui le faisait avant est parti. Il faut qu’on trouve quelqu’un pour le remplacer. Des volontaires ? demandé-je en regardant ostensiblement Julien.

- Pourquoi vous me regardez comme ça ? J’ai une tête à faire le Père Noël, moi ? bougonne-t-il sous le regard de toutes les femmes présentes.

- Je suis sûre que vous feriez ça très bien Julien, intervient Asma avec son léger accent et son sourire innocent.

- J’en suis certaine également. A moins que vous ne préfériez faire le Père Fouettard, ris-je.

- Le Père Fouettard ? Moi ? Mais pourquoi toujours croire que je suis le méchant, ici ! Je vais le faire, votre Père Noël ! Vous allez voir que j’en suis capable ! Non mais !

- Alors nous avons un Père Noël pour les enfants, adjugé !

- J’espère au moins que vous fournissez la tenue…

- Evidemment, oui. Nous avons ce qu’il faut au grenier. Ne vous inquiétez pas, vous aurez une jolie barbe blanche, Monsieur Perret.

Bien, Monsieur apprécie les défis, je prends note. Je lui souris outrageusement, fière de moi. Comment trouver un Père Noël en dix secondes ? Défier l’Ours. Celui-ci se renfrogne sur son siège, visiblement énervé contre lui de s’être laissé piéger par sa fierté.

- Sinon, vous aviez d’autres choses dont vous vouliez parler ? reprend Jamila, toujours concentrée sur la réunion.

Tout le monde se tait et je me dis que nous allons pouvoir lever la réunion quand l’Ours se réveille à nouveau et lève la main.

- Oui, Monsieur Perret ?

- J’aimerais savoir quand le chauffage sera réparé ? Vous trouvez que c’est normal qu’il ne marche qu’un peu le matin, moins le midi et pas le soir ? On a froid dans nos appartements !

Je me tourne vers Jamila qui me regarde, aussi étonnée que moi. Visiblement, elle n’est pas au courant non plus. C’est quoi cette histoire ? En plus, vu les mouvements d’assentiment des autres, je pense qu’il ne dit pas ça pour nous provoquer…

- Il y a un problème de chauffage ?

- Ben oui, on dirait que vous découvrez ça maintenant ! Ça fait quatre jours que ça dure ! C’est bien beau de nous parler de Noël, mais le chauffage, c’est plus urgent. Jordan a dit qu’il allait faire venir le chauffagiste, mais on n’a rien vu venir !

- Heu… Nous allons nous renseigner. C’est… Bizarre que le réparateur ne soit pas déjà venu.

Je déteste mentir, mais je ne peux pas incriminer Jordan devant les résidents. Ce type est vraiment un foutu flemmard, je n’en reviens pas qu’il n’ait pas fait remonter l’information ! Jamila bouillonne autant que moi, je vois sa jambe tressauter sous la table. Il risque d’en prendre pour son grade incessamment sous peu.

- Nous avons un stock de couvertures au rez-de-chaussée en attendant, n’hésitez pas si vous avez besoin, ajouté-je. Et… Je crois que nous avons quelques vieux radiateurs électriques, on va aller voir ça, pour dépanner.

- Oui, on va faire ça, intervient Jamila. Et, n’hésitez pas à en parler à plusieurs éducs quand un tel souci se produit. Mieux vaut que cela remonte deux ou trois fois, plutôt qu’une…

- L’autre imbécile ne vous l’a pas dit, hein ? Nous on se les gèle et lui s’en moque ! J’en étais sûr…

- Monsieur Perret, un peu de respect, s’il vous plaît. Jordan a oublié de le noter dans notre cahier de liaison, ça ne veut pas dire qu’il n’a pas fait remonter l’information à la direction…

- Oui, donc, si ce n’est pas votre collègue, c’est la Direction qui ne fait pas son travail, alors ! Faites venir le chauffagiste rapidement, c’est tout ce qu’on vous demande !

Quelle tête de nœud, c’est pas possible. On a compris qu’il se caillait les miches ! Zen, Albane, tout va bien… Qu’il m’agace quand il est ainsi ! Oui, bon, en gros il m’agace très souvent.

- Ce sera fait, Monsieur Perret.

- D’autres points aussi importants ? reprend Jamila, imperturbable.

- Il y a des activités de prévu pour les enfants sinon ? intervient encore Julien, visiblement pas décidé à nous laisser tranquilles.

- Regardez le tableau des ateliers avant de vous mettre à ronchonner, dis-je un peu abruptement avant de reprendre plus posément. Il y en a quelques unes, oui, des activités manuelles sur le thème de Noël, un atelier d’écriture, et je ne sais plus quoi d’autre.

- Les enfants aimeraient aller à la patinoire, ce serait possible vous croyez ou ça n’entre pas dans le budget ?

Jamila et moi nous regardons un moment avant qu’un sourire ne se dessine sur ses lèvres. C’est budgétisable, qui sait… Et l’idée est tentante.

- On va voir ce qu’il est possible de faire, sourit ma collègue en prenant note de l’idée.

- Alors, je n’ai plus rien à dire, moi, soupire Julien, visiblement soulagé que la réunion se termine.

- Bien, si Monsieur Perret n’a plus rien à dire, c’est que l’on peut conclure la réunion alors, se moque gentiment Jamila.

Les yeux de Julien lancent des éclairs, mais il se retient d’intervenir à nouveau. Je vois que les autres résidents commencent à se lever et je me dis qu’il faut que je calme un peu le jeu avec Julien, qui a l’air frustré de la façon dont s’est déroulée la réunion.

- Monsieur Perret, merci pour vos interventions. Heureusement que vous parlez car d’autres ne sont pas aussi courageux que vous. On a besoin de résidents comme vous !

- Il n’y a pas à me remercier. Si tout le monde faisait son boulot comme vous, les choses iraient mieux pour tous… Bonne fin de journée, Albane.

Si tout le monde faisait son boulot comme moi ? Serait-ce un compliment ? Eh bien… Si tel est le cas, je n’ai pas perdu ma journée !

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