11. Complainte de l'éduc

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Albane

Je reste pantoise face à l’accueil que je reçois ce matin, à peine arrivée au boulot. Julien est furibond et, pour ne pas changer, sa colère est dirigée contre moi. Qu’est-ce que j’ai fait, encore ? Enfin, de quoi pense-t-il que je suis coupable ? C’est quoi, ces conneries, sérieusement ?

Toute ma bonne humeur s’est fait la belle en une fraction de seconde. J’ai tout juste eu le temps de repérer qu’il avait pris le temps de s’habiller d’une façon un peu plus élégante que d’ordinaire et de le trouver particulièrement beau, avant de me prendre son regard tueur et de déchanter. Je ne pense pas mériter cette fureur, mais je me doute qu’il a encore dû interpréter les choses, sans chercher une seule seconde à savoir réellement de quoi il retourne. Épuisant, le Papa Ours ! Si j’en suis agacée, je dois tout de même me bouger et réagir. Le poursuivre dans la rue ? Inutile. Je commence à connaître le larron, lorsqu’il a quelque chose en tête, il ne l’a pas ailleurs, si vous me permettez. J’entre donc dans le bureau et enlève ma veste en soupirant lorsque je réalise que Jordan doit avoir fait des siennes.

- Salut Jordan. Qu’est-ce qu’il s’est passé au juste ?

- Oh ben tu le connais, il a encore pété un câble pour une connerie.

- Quel genre de connerie ?

- Aucune importance, dit-il en balayant ma question d’un revers de main pour s’asseoir devant l’un des ordinateurs.

- Ça a toute son importance, au contraire. Qu’est-ce qu’il voulait ?

- Des draps pour son gamin.

- Merde, j’ai totalement oublié de lui apporter les paires qui manquaient à son accueil, marmonné-je en levant les yeux au ciel. Et, donc ?

- Ben, rien. Je lui ai demandé d’attendre deux minutes et le gars s’est énervé.

Foutu menteur. Julien est ce qu’il est, mais je doute qu’il soit sorti de ses gonds pour si peu. En revanche, Jordan est lui aussi ce qu’il est, et je ne doute pas qu’il a cherché la petite bête.

- Jordan. Qu’est-ce que tu lui as dit ?

- Rien du tout, ma jolie.

J'exècre ce mec, bon sang, et je déteste qu’il me parle comme ça. Je ne saurais dire combien de fois je le lui ai reproché, mais cet imbécile semble vouloir n’en faire qu’à sa tête. J’ai quotidiennement envie de le frapper, de lui faire bouffer son service trois pièces, de le dépecer et de le faire souffrir jusqu’à l’entendre me supplier de l’achever. Oui, je sais, c’est too much. Mais bon sang, parfois il le mériterait tellement.

- Je commence à cerner Monsieur Perret. Si tu lui manques de respect, ou parles de ses enfants d’une façon qui ne lui convient pas, il s’énerve. En revanche, si tu lui demandes de patienter, il bougonne, tout au plus. Donc, je réitère, qu’est-ce que tu lui as dit sur ses enfants pour qu’il me parle comme ça et veuille se barrer ?

- T’occupe pas de ça, Albane-Chérie, je gère.

- Non, JE gère. Je suis sa référente et, une fois encore, tu fous en l’air mon taf avec tes conneries.

- Comment ça, mes conneries ? Je t’ai dit que je n’avais rien fait !

Monsieur est agacé ? Très bien, moi aussi. Je vais fermer la porte de notre bureau, pour plus d’intimité, même si j’ai conscience que cela ne suffira pas à couvrir l’énième nouvelle dispute qui se profile entre nous. En me plantant face à lui, j’affiche mon air le plus sûr et croise les bras sous ma poitrine, ce qui le fait loucher sur le décolleté de mon pull. Foutu mec… Difficile de ne pas avoir conscience qu’il veut me mettre dans son lit, il me drague depuis que je suis arrivée. Pour autant, j’aime mieux garder un bureau entre nous. Le mec est une montagne et je n’ai strictement aucune confiance en lui.

- Comme tu n’as rien fait lors du cours de FLE ?

- Mais de quoi tu parles, enfin ?

- Je te parle de ton entreprise de sape auprès de lui ! De ton envie de l’énerver, de lui coller un rapport, de le faire exclure !

- Loin de moi cette idée voyons, ma belle, me répond-il posément en s’adossant davantage au siège.

- Evidemment, Saint Jordan. Putain, tu me rends dingue ! Je te jure que ça ne va pas se passer comme ça, y en a marre de tes conneries ! T’es pas là pour faire ton tyran, je te signale. Et si tu continues, je vais en parler à Nicolas !

- Je fais pas mon tyran, juste mon boulot. Il s’est emballé pour des conneries, comme toujours.

- C’est ça… Aussi véridique que ton absence de menaces à son encontre au FLE. Du flanc tout ça. Tu lui fous la paix maintenant. Tu fais ton taf, rien de plus, compris ? Chacune des personnes ici mérite le respect, mérite d’être soutenue. C’est mon boulot, c’est le tien. Fais ton putain de taf et fous leur la paix !

Je sors rapidement du bureau, excédée par son ton condescendant, ses mensonges répétés et son air mesquin. Ce type me file la gerbe.

J’hésite sur la conduite à tenir. Je n’ai pas suffisamment d’éléments pour aller voir Nicolas au sujet de Jordan et cela m’agace d’autant plus. Aller voir Julien maintenant, seule, au vu de son état, me semble une mauvaise idée. Je ne sais pas comment je pourrais réagir à son agressivité. Manquerait plus que je me mette en boule dans un coin, ou que je reste pétrifiée face à lui. Nicolas, voilà ma seule solution, malgré tout.

Je parcours donc les quelques mètres qui me séparent de la porte de son bureau et entre après m’être annoncée.

- Salut, Albane. Oulah, c’est quoi cette tête ?

Je me laisse tomber sur le fauteuil face à son bureau et soupire lourdement. Nicolas, mon allié depuis mon arrivée, en tant qu’éduc puis chef. Lui a tout ce qui manque à Jordan. Lui a été un ami avant d’être mon chef. Lui tient compte des gens, de leurs sentiments, de leurs peurs. Lui voit le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Lui ne juge pas, il soutient.

- Julien Perret vient de quitter le bureau comme un fou après s’être engueulé avec Jordan. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit, mais il veut se barrer dans la minute.

C’est au tour de mon chef de soupirer. La situation de Jordan le préoccupe depuis un moment, mais ce dernier est suffisamment futé pour ne pas agir constamment sous le nez de ses collègues ou de sa direction.

- Julien était en colère contre moi, je reprends, les nerfs en pelote. Apparemment je chercherais à lui enlever ses enfants. Je n’ai rien fait en ce sens pour info. Donc, je ne comprends pas. Bref, j’imagine que Jordan a encore fait des siennes, toujours est-il qu’il a l’air décidé à quitter le centre et que, le connaissant, il va s’en tenir à ce qu’il a dit.

- Eh bien, pourquoi tu n’es pas partie lui parler ?

- Mais parce qu’il me déteste, bon sang ! Je suis la personnification du Diable pour lui, l’éduc qui va lui enlever ses gosses ! Qu’est-ce que tu veux qu’il m’écoute, si l’autre abruti s’y met aussi en prime !

- Calme-toi Albane, respire un coup.

- Non ! Non, franchement Nico, je ne comprends pas pourquoi tu m’as donné son dossier et ça me rend dingue ! J’ai beau tourner et retourner la situation dans ma tête, je ne trouve aucune solution pour gagner sa confiance. A chaque fois que je pense avoir avancé, il fait deux pas en arrière, bon sang ! Qu’est-ce que tu veux que je fasse si, en plus, Jordan fout la merde constamment ?!

Nicolas se lève et me rejoint de l’autre côté du bureau, contre lequel il se pose. Son sourire bienveillant n’arrive pourtant pas, à cet instant, à m’apaiser.

- Je suis certain que tu vas trouver la faille. Il lui faut du temps, c’est tout. Cela ne fait pas si longtemps qu’il est là.

- Il remonte des murs autour de lui plus vite que je n’arrive à les fissurer. Sophie est aussi réservée que lui. Il n’y a que le petit Gabin qui est accessible, quand son père me laisse l’approcher.

- Il a changé de département parce qu’il avait les services sociaux sur le dos, tu t’en doutes.

- Il fait tout pour ses gosses, je n’ai aucune raison de faire un rapport, à moins qu’il ne continue à être buté comme ça et à ne pas écouter mes conseils. Nicolas, il faut faire quelque chose ! Tu sais que c’est le genre de mec qui, s’il quitte le CHRS de cette façon, ne demandera plus jamais d’aide...

- Je sais… Je vais aller voir Julien.

Un soupir de soulagement sort de ma bouche. Nicolas assure, toujours. J’ai bon espoir que Julien se calme en discutant avec lui. Si rien n’est gagné, j’ai un peu l’impression de voir la lumière au bout du tunnel et je prie pour pouvoir la rejoindre.

- Je t’accompagne.

- Bien.

Je me refuse à passer récupérer mon manteau dans le bureau pour éviter de croiser cet abruti incompétent de Jordan, je suis encore trop sur les nerfs. Nicolas et moi sortons du bâtiment puis de la cour et nous dirigeons vers l’immeuble des familles.

- Je ne vais plus tenir longtemps avec Jordan, je te préviens. Je veux bien faire des efforts, mais son incompétence et sa méchanceté s’accentuent. Il a pris Julien en grippe dès le début, il est infect avec lui. Je galère déjà suffisamment avec cet Ours mal luné pour avoir en plus à gérer les crises que Jordan génère.

- Ours mal luné ? rit Nicolas, me tirant un sourire.

- Hum… Pas de commentaire. Tu sais bien que mon cerveau aime assimiler une personne à un surnom.

- Quel est le mien ? Tu ne m’as jamais dit.

- Et je ne te le dirai jamais.

- Et celui de Jordan ?

- Il y en a trop pour que je te les énumère, et, entre nous, peu sont polis.

Nous pénétrons dans le bâtiment des familles et j’y apprécie la chaleur. Bon sang, qu’il fait froid ! J’aime la Normandie, mais je ne dirais pas non à quelques degrés de plus. Saluant au passage les résidents que nous croisons, nous montons les deux étages qui nous mènent au studio de Julien. Je suis fébrile, inquiète et quelque peu agacée malgré tout. Je pensais qu’il avait cerné le personnage, qu’il n’accorderait pas tant d’importance aux paroles de Jordan suite à notre échange à son propos. A croire que je me suis trompée sur toute la ligne et que je pensais, encore, avoir un peu trop de poids sur ses opinions.

Nicolas frappe à la porte et nous sommes accueillis par un visage qui n’a rien d’avenant.

- Je veux pas la voir, elle, tonne-t-il en insistant sur le dernier mot, qu’il crache littéralement.

- Très bien, dit calmement Nicolas et j’ai tout à coup envie de le frapper. Où sont les enfants ?

- Ils dorment encore, et c’est la seule raison pour laquelle je suis encore là.

- Albane, reste avec les enfants, Monsieur Perret et moi allons discuter dans le bureau du rez-de-chaussée.

- Quoi ? Mais… Nicolas !

Il me fait quoi, là ? Pourquoi m’exclure de la conversation ? Je veux des explications ! Je veux savoir pourquoi Julien est si énervé à mon encontre ! Je veux comprendre, merde !

- Hors de question qu’elle approche de mes enfants, gronde Papa Ours, bourru et têtu de service.

- C’est non négociable, Monsieur Perret, continue calmement mon chef.

- Mais… Je ne suis pas une nounou bon sang ! tenté-je en sachant pertinemment que cela ne changera rien.

- Non, c’est juste une foutue traîtresse, une vendue en qui on ne peut pas avoir confiance.

- C’est faux ! m’agacé-je. Je n’ai jamais rien fait qui puisse justifier ce que vous dites !

- C’est ça ouais ! A d’autres !

- Ça suffit, tous les deux.

Wow… Nicolas n’est pas agacé mais son intervention est ferme et me laisse entendre que je n’ai absolument pas mon mot à dire cette fois. Julien l’observe un moment avant de poser ses yeux, ivres de rage, sur moi. J’ai presque envie de pleurer, de me retrouver ainsi détestée alors que je donne tout ce que j’ai pour lui depuis qu’il est arrivé. Ce mec va clairement me mettre plus bas que terre à ce rythme là, et je commence à sérieusement envisager de prendre des vacances, fatiguée de me battre contre lui.

- Très bien, soupire Papa Ours. Ne les touchez pas, ne leur parlez pas, ne les approchez même pas.

- Vous avez peur de quoi, sérieusement ? Que j’agisse comme Cruella avec les Dalmatiens ? ne puis-je m’empêcher de lui reprocher, piquée par sa menace contenue.

- Je sais pas de quoi vous êtes capable, du pire apparemment, alors oui.

- Vous êtes un grand malade Monsieur Perret, c’est pas possible !

- Hé, on se calme, tous les deux. Et on baisse d’un ton. Les enfants dorment et vous allez ameuter tout le bâtiment. Julien, on descend, maintenant.

Nicolas tourne les talons sans attendre Papa Ours et dévale les escaliers à vive allure. Je crois que ma colère est à présent au même niveau que celle du bourru devant moi. Qu’il puisse me croire capable de tout avec ses enfants, même en colère, me tape prodigieusement sur le système.

- Je suis sérieux, Albane. Laissez mes enfants tranquilles, dit-il.

- J’ai compris, je ne suis pas sourde et j’écoute quand on me parle, moi.

- Si vous m’écoutiez vraiment, vous ne seriez pas en train de monter un dossier pour m’enlever mes enfants !

Il approche dangereusement de moi, me dominant de toute sa hauteur. Pour autant, je ne recule pas, je ne bouge pas d’un poil et soutiens son regard.

- Si VOUS, vous m’écoutiez, vous auriez compris que je n’ai aucune intention de vous dénoncer aux Services Sociaux. Vous me décevez, Monsieur Perret, je n’ai jamais rien fait qui puisse justifier votre comportement odieux envers moi, contrairement à Jordan. Vous me demandez le respect ? Il va dans les deux sens, Julien. Si je vous indispose tant que ça, allez demander à Nicolas de changer de référent, demandez donc votre copain Jordan, ça me fera beaucoup moins de soucis !

Je le contourne rapidement pour entrer dans son studio et referme la porte avant de souffler un bon coup. Mon self-control s’est fait la belle, et Papa Ours en est la cause. En partie. Jordan n’a pas aidé, soyons honnêtes. Mais je suis vraiment déçue que ma parole n’ait même pas un minimum de crédibilité pour Julien.

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