10. Les draps de la colère

11 minutes de lecture

Julien

Je sens sa bouche sur ma peau, mes mains qui parcourent la sienne. Nos vêtements ont disparu comme par magie. Un instant, on était en train de parler dans la cour du CHRS, l’autre, nous étions dans mon ancienne chambre, celle de ma vie d’avant. Et pas à discuter… Je n’avais qu’une envie, c’était de la dévorer. Et quand elle s’est redressée et m’a regardé, j’ai eu le désir de…

- Papa ! Papa !

J’ouvre les yeux. Je ne suis pas dans mon lit, mais dans celui qu’on me prête pour l’instant, dans ce petit studio aux murs un peu usés, mais tellement plus accueillant que ma vieille Peugeot… J’essaie d’oublier la voix de Gabin qui m’appelle et me pousse à sortir de ma rêverie qui était pourtant si agréable… Je dois vraiment être en manque pour faire ce type de rêve.

- Papa ! Viens ! J’ai besoin de toi !

Je soupire et repousse mes draps pour me lever, uniquement vêtu de mon boxer. J’ai toujours chaud, la nuit, et je ne supporte pas les pyjamas. Je me rapproche du lit de mon garçon et je me demande pourquoi il m’appelle. Je jette un œil sur le radio-réveil près de mon lit : 6h34… Pas une heure pour sortir de ses rêveries, ça !

- Qu’est-ce qu’il se passe mon poussin ? Tu as un souci ? Tu as fait un mauvais rêve ? Tu ne trouves plus ton doudou ? Ne parle pas trop fort, tu vas réveiller ta sœur…

Mon petit Gabin ne me répond pas mais sanglote et se jette dans mes bras. Je sens tout de suite une petite odeur qui ne laisse que peu de doutes sur ce qu’il vient de se passer…

- Oh mon petit chéri… Tu as encore eu un accident ? Ce n’est rien… Viens me faire un câlin…

Je le déshabille avant de le prendre dans mes bras. Ça lui arrive régulièrement en ce moment. Depuis que sa mère est partie, il ne parvient plus à tout contrôler… Le pauvre. Et puis, vivre dans la voiture, ça n’a pas aidé. Je pensais que ça allait se calmer en arrivant ici, ce qui n’est malheureusement pas le cas… C’est même de pire en pire. Tout en le câlinant pour le réconforter, je repense à ce que m’a dit Albane lors de notre premier entretien. Que ce serait peut-être bien de l’envoyer voir un psy. Mais je m’y refuse. Si je commence à mettre le pied là dedans, c’en est fini de mon droit de garde. Ils vont me dire que je perturbe mes enfants, que je ne sais pas m’en occuper. Et hop, fini. Je n’aurai plus la seule chose qui me donne une raison d’exister.

Une fois calmé, je lui enfile un nouveau pyjama, celui avec Paddington, le petit nounours anglais qu’il affectionne tant, et je le dépose dans mon lit pour qu’il puisse finir sa nuit. J’enlève ensuite les draps souillés et je les dépose dans le sac où on met tout notre linge sale. Il va encore falloir que j’aille faire une lessive, mais ça ne pourra pas être pour tout de suite, je n’ai plus un rond sur l’argent que m’a donné Albane. Quelle honte, ça aussi, de devoir dépendre d’elle pour vivre. Elle ne fait jamais aucune remarque, mais je n’aime pas du tout. Qui aime mendier, après tout ? Normalement, d’ici quelques jours, en début de mois, je vais toucher l’allocation chômage. Albane a réussi à débloquer le dossier. Mais en attendant, je suis à sec.

Je me dirige vers la petite armoire où j’entrepose le linge propre. Elle est vide. Plus rien du tout. Comment je vais faire pour lui remettre des draps propres ? Je me gratte la barbe en réfléchissant aux options qui s’offrent à moi. Faire une tournée de linge, ça voudrait dire emprunter encore de la lessive à une voisine. Et je me sentirais alors encore redevable. Pas envie. Surtout si c’est pour qu’elle minaude pendant que j’attends patiemment que le temps passe… Je devrais peut-être simplement descendre à l’accueil et en demander d’autres à l’équipe présente. Ils auraient dû m'en donner deux paires, mais ils n’en avaient plus quand je suis arrivé. Et après, je n’ai jamais osé en redemander. Fier comme je suis… Ça me perdra, cette fierté ! Allez, on m’a dit d’évoluer, je vais évoluer. Je vais leur montrer que je ne suis pas irrécupérable !

Je vais prendre ma douche afin de finir de me réveiller. J’adore me retrouver comme ça, sous l’eau chaude. Cela me détend. Quand on est sous l’eau, on peut être n’importe où. Mon esprit s’imagine être dans un hôtel de luxe, ou alors à Bali, ou sur une île paradisiaque qui n’attend qu’une chose, que la douche s’arrête pour être découverte. Je ressors, noue une serviette autour de ma taille et me regarde dans la glace. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression d’avoir retrouvé un peu ma forme d’avant. J’ai perdu pas mal de poids avec toutes ces privations pour pouvoir survivre, et ça me va bien. Il faudrait que je me remette un peu au sport. J’adore la natation, peut-être qu’il y a une piscine pas loin, où je pourrai emmener mes deux amours ?

Je passe quelques minutes à tailler ma barbe pour être présentable. J’essaie de tout faire pour ne pas qu’on me prenne pour un clochard. Je dois avouer que je n’en avais jamais fréquenté avant de venir ici et que mon regard change aussi sur eux. Ceux que je croise ne m’ont jamais rien fait ou rien dit de mal. Au contraire, dès qu’ils voient les enfants, ils font attention à leur langage, ils leur sourient. C’est assez incroyable, tout ça. On m’aurait dit ça avant, je n’y aurais jamais cru. Et pourtant… Que d’humanité dans ce centre. Il y en a même qui m’ont dit de les rejoindre dans la salle d’activités pour faire une belote. Je me suis promis de ne plus jamais jouer aux cartes, mais une belote… Il n’y a rien de mal à ça ! Ce n’est pas comme si ça me ferait replonger !

Je ressors de la salle de bains et enfile un de mes jeans préférés. Je sais qu’il est bien ajusté et, quand je le porte, je n’ai aucun complexe. J’enfile une chemise noire. J’aurais bien mis un tee-shirt, mais je n’en ai plus de propre. C’est un peu classe pour aller chercher des draps à l’accueil, mais bon, on fait avec les moyens du bord.

Avant de descendre, je regarde mes enfants dormir. Mon petit poussin est tout mignon, dans mon lit. Il est avec son doudou, un petit chat, entre les bras. Il dort, comme moi, en chien de fusil. Il a l’air de rêver, je vois un sourire sur ses lèvres qui me réjouit. Je remonte le drap sur lui pour ne pas qu’il ait froid et je jette un œil sur Sophie. Même dans son sommeil, elle a l’air d’être contrariée. Qu’est ce que je vais faire pour l’aider à aller mieux ? Et dire que je suis seul pour m’en occuper. Comment je fais moi, pour m’occuper d’eux et trouver un boulot en même temps ? Et comment je fais pour leur donner toute la tendresse qu’ils méritent… Que de questions dans ma tête ce matin. Si seulement je pouvais revenir à mon rêve de cette nuit. C’est tellement mieux de penser à une jolie jeune femme nue qu’à tous mes soucis.

Je regarde l’heure. Il est maintenant presque huit heures. Le rush du petit déjeuner doit être passé. Je vais pouvoir aller demander mes draps à l’équipe avant que les enfants ne se réveillent. Je descends l’escalier après avoir refermé la porte doucement afin de ne pas faire trop de bruit. Une fois arrivé dans la cour du bâtiment principal, je croise le chemin de Léopold et échange quelques banalités avec lui. J’adore son optimisme et sa joie de vivre. Un vrai modèle à suivre.

Je me rends à l’accueil et là, j’ai presque envie de faire demi-tour quand je vois que c’est l’autre abruti de Jordan qui est au bureau. Il a les cheveux hirsutes, un tee-shirt trop grand pour lui et la tête de quelqu’un qui finit sa nuit sans s’être couché plutôt que celle d’un travailleur prêt pour une journée de dur labeur. Mais, si je rebrousse chemin maintenant, je reste dans la position du vaincu. De celui qui abdique et ne se bat pas. Ce n’est plus comme ça que je dois vivre. Alors, je me fais violence et je vais voir le crétin de service. Et puis, qu’est ce qu’il pourrait m’arriver ? Je veux juste une paire de draps ! Ce n’est pas la mer à boire.

Je m’approche donc du bureau. Jordan me voit venir mais se replonge immédiatement dans la lecture d’un cahier, m’ignorant superbement. Je ne lui fais pas le plaisir de m’énerver, mais je bous intérieurement. Il arrive au bout de sa lecture et me lance un regard qui signifie clairement qu’il n’est pas content d’être dérangé dans sa petite routine du matin. Il me le fait d’ailleurs sentir.

- Tiens, te voilà, toi. Attends cinq minutes, je vais me faire un café. De toute façon, c’est pas comme si tu avais une tonne de choses à faire aujourd’hui, si ?

Je suis tellement interloqué par sa façon de me parler que je ne réagis pas tout de suite. J’ouvre juste la bouche et je n’en reviens pas de son manque de respect et de son tutoiement. Je l’observe, sentant de plus en plus la colère monter, surtout quand je le vois nettoyer sa tasse avec un soin exagéré, juste pour me faire patienter encore un petit peu plus.

- Vous en avez encore pour longtemps à me laisser poireauter ici ?

Je ne peux m’empêcher de l’apostropher tellement son attitude me révolte. Il sait qu’ici, il a le pouvoir. Et ce petit con, il en profite. Je serre les poings et me retiens de tout casser. Enfin, il daigne se rapprocher de moi.

- Tu veux quoi ? T’es en retard pour le boulot ? T’es pressé d’aller demander tes allocs ?

Je prends une profonde respiration. Non, il ne m’aura pas cette fois. Je suis plus malin que lui. Il le faut. Je sais qu’il cherche à me provoquer pour pouvoir faire un rapport sur moi. Et je suis convaincu que ses collègues ne sont pas tous comme lui… Enfin, je l’espère.

- Non, je ne suis pas en retard pour le travail. Je ne veux juste pas laisser mes enfants tout seuls trop longtemps.

- Et tu veux quoi ? Encore du fric ? Je ne gère pas ça, moi, elle est trop gentille Albane avec les mecs dans ton genre. Faut vous mater un peu pour éviter les emmerdes.

- On ne vous apprend pas le respect aux écoles d’éducateurs ? Tout ce que je veux, c’est une paire de draps. C’est marqué dans le livret d’accueil qu’on a le droit à deux paires par lit, j’en ai eu qu’une. Je peux avoir la deuxième ? Ensuite, je vous laisse tranquille et ne rien faire pour le reste de la journée.

Je me dis qu’il faudrait que j’en parle à Nicolas, son chef. Son attitude n’est vraiment pas acceptable. Il me traite comme une merde… Un moins que rien. Si je peux penser cela de moi parfois, lui n’est pas censé accentuer ce sentiment qui me ronge. Si ? Je suis sûr qu’il n’a pas le même comportement devant son boss.

- Je te demande pardon ? Parce que, toi, tu fais quelque chose de ta peau, peut-être ? N’oublie pas à qui tu parles. Je peux te rendre la vie impossible ici, mon gars. Pourquoi t’as besoin de draps exactement ?!

- Vous pouvez vérifier l’état des lieux à l’entrée. Je n’ai pas eu assez de draps, et là, je dois faire une lessive car je n’en ai plus de propres.

J’essaie d’éviter de rentrer dans les détails. J’ai presque envie d’abandonner, de laisser tomber car j’ai l’impression que tout ça ne mène à rien et va juste lui donner l’occasion de m’enfoncer encore plus.

- T’as dormi dans ta bagnole pendant un temps, qu’est-ce que ça peut te faire que tes draps ne soient pas propres ? Une nuit de plus ou de moins dedans, y a pas mort d’homme.

- Ce n’est pas pour moi, c’est pour mes enfants. Et même dans la voiture, ils ont toujours eu du linge propre ! Alors, vous allez me donner ces draps ou non ? C’est pour mon fils, merde ! Il a eu un accident cette nuit !

Et je rajoute dans mes dents pour qu’il ne l’entende pas : “Petit con, va !”

- Oh, le petit fait au lit ? Très intéressant… Pas normal à son âge, voilà qui va venir gonfler le dossier d’Albane. Elle a bien fait de nous demander d’être vigilants vis à vis de toi !

Un dossier ? Quel dossier ? Albane a fait un dossier sur moi ? Sur Gabin ? Mais, ce n’est pas possible ! Elle ne me ferait pas ça, quand même ? Ou alors, elle joue la gentille pour mieux m’enfoncer… Ça serait bien son genre. On joue au bon flic et mauvais flic pour faire craquer le coupable. Il me faut en avoir le cœur net.

- De quel dossier vous parlez ?

- Ben, celui pour l’ASE ! Tu crois quoi, qu’on va laisser des gamins avec un bon à rien incapable de se remettre en question ? T’étais même pas là depuis deux jours que t’avais la réputation d’être agressif auprès de tout le monde, mon gars. On récolte ce que l’on sème !

- Salaud ! Tu parles pas de moi comme ça ! J’ai toujours tout fait pour mes gamins !

Comme un cheveu sur la soupe, je vois la traîtresse qui arrive, la fleur au fusil. Un sourire aux lèvres, on dirait qu’elle est contente de venir au travail. Qu’elle est perfide ! Et moi qui avais commencé à lui faire confiance… Quel con ! Tout ce qu’elle cherche, c’est à m’enlever mes gosses. Comme les autres. Je n’arrive pas à croire qu’elle ait réussi à me tromper comme ça. Je pensais pouvoir juger du caractère des gens et j’avais espéré quelque chose avec elle. Mais là, la déchirure que je ressens est immense. Comme si on arrachait à nouveau un morceau de mon cœur.

Je lui jette un regard noir, plein de haine et lui lance :

- J’aurais jamais cru ça de vous. Je vais chercher mes affaires et on se casse d’ici. Jamais, vous entendez ! Jamais vous ne prendrez mes enfants ! C’est moi leur père ! Jamais je ne les abandonnerai à des éducateurs de pacotille comme vous !

Et sans attendre sa réponse, je m’enfuis en courant, la laissant avec son collègue qui doit déjà être en train de lui faire un rapport détaillé sur ma mauvaise conduite et mon incapacité à être un bon père. Pourquoi lui ai-je fait confiance ? Pourquoi ai-je cru en elle ?

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0