3. L'antre de l'Ours

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Albane

C’est avec un peu d’appréhension que j’arrive au deuxième étage du bâtiment pour aller frapper à la porte de la chambre de Julien et ses enfants. J’avoue que son comportement me déstabilise un peu. Il me semble être quelqu’un de sérieux et sensé, mais son côté bougon et rebelle va rendre notre collaboration difficile. Enfin, si une “collaboration” est possible. Pour l’instant, c’est plutôt une lutte de volontés… Arriver en retard à son premier entretien était de la provocation, je le sais et n’ai rien dit pour ne pas entrer dans son jeu. Me dire que je l’emmerde, me traiter d’emmerdeuse, je gère, j’ai connu pire, mais ce n’est pas en se rebellant qu’il s’en sortira. Je ne suis la cause de rien, juste la main tendue pour l’aider à se relever. Ce n’est pas la première fois que je me retrouve dans ce genre de situation, mais généralement je travaille avec des mamans et il est plus facile de créer du lien entre femmes. Lui est une véritable porte de prison, en trouver la clé va me prendre une éternité. Je ne suis pas sûre que Nicolas ait visé juste en pensant que j’étais la personne idéale pour son suivi.

Il ouvre la porte après que j’ai donné quelques coups dedans et c’est un autre homme que je découvre à cet instant. Son bonnet a disparu pour laisser place à des cheveux bruns en bataille qui lui arrivent aux épaules. Sa longue barbe broussailleuse est un peu moins visible de ce fait, mais il fait un peu homme de Cro-Magnon quand même. Il a troqué son vieux pull trop grand pour un tee-shirt gris plus ajusté, qui laisse davantage apparaître son corps plutôt svelte, ses bras plus musclés que je ne l’imaginais. J’ai vu son sourire, pendant un instant, avant qu’il ne se rende compte de qui se trouvait derrière la porte, et j’avoue qu’il paraît, de suite, plus avenant avec.

- Je vous apporte le justificatif de domicile.

- Vous aviez dit que vous me le donneriez ce soir, bougonne-t-il en me prenant le papier des mains.

- Oui, mais je devais voir Asma, au même étage, dis-je avec un sourire contrit. Je me suis dit que j’allais faire d’une pierre deux coups.

- Ou vous vous êtes dit que vous en profiteriez pour me fliquer.

- Évidemment, attendez, je sors ma plaque et mon sifflet, soupiré-je alors que débarque la petite tête blonde de Gabin.

- Albane ! Viens voir comment papa a fait ma cabane !

- Heu… Je… Monsieur Perret, est-ce que je peux entrer une minute ?

Papa ours m’ouvre davantage la porte en soupirant lourdement alors que le petit Gabin attrape ma main et me conduit jusqu’à la chambre qu’il partage avec sa sœur. J’ai juste le temps de faire un petit coucou à l’aînée, assise à table, le nez sur un cahier de vacances.

- Regarde ma cabane ! Elle est trop bien !

Effectivement, Julien s’est servi de couvertures pour entourer le lit du bas, transformé en abri de fortune pour son fils. Ingénieux et adorable.

- Ouah, je suis jalouse ! Elle est géniale cette cabane !

- Oui, dit-il avec un grand sourire. Papa il est trop fort ! J’ai trop bien dormi dedans et puis comme ça Sophie elle peut pas me voir quand je suis dedans.

- Petit veinard, je suis certaine que tous les enfants ici vont t’envier d’avoir une si belle cabane. Déjà, mes collègues sont jaloux du beau dessin que tu m’as fait.

- C’est vrai ? Je leur en ferai aussi !

- Ils seront contents alors, merci Gabin.

- Tu viens dans ma cabane ?

- Un autre jour trésor, j’ai encore du travail.

Je ressors de la chambre, non sans avoir jeté un petit coup d’œil aux toiles qui sont posées sur le lit qui n’est pas utilisé. Je doute que ce soit les enfants qui les aient peintes. Les deux qui sont visibles sont magnifiques, représentant un coucher de soleil sur la mer, aux nuances rouges-orangées qui me font penser aux photos que j’ai fait imprimer sur toile et qui sont accrochées chez moi.

- Est-ce que vous avez besoin de quelque chose ? Nous avons un petit stock de produits de première nécessité ici. Tout le monde est dans la panade, mais chacun participe dès que possible en donnant ce qu’il peut pour les nouveaux arrivants ou les mois plus difficiles.

- Non, ça va, vous en faites suffisamment comme ça.

- Je perçois un brin d’ironie dans votre phrase, ne puis-je m’empêcher de souligner.

- Juste un poil, bougonne-t-il, toujours debout à côté de la porte ouverte.

- Je vais faire mon emmerdeuse, mais vous devriez mettre les toiles qui sont dans la chambre des enfants ici, cela égaierait la pièce.

- Bien, Valérie Damidot. Autre chose ?

Il sourit, absolument pas honnête, après avoir sorti sa phrase avec un ton bien trop aimable et appuyé. Petit con. Foutu petit con. Vas-y, joue, ça ne me dérange pas.

- Oui, si vous ne vous en servez pas, je veux bien l’une des toiles pour le bureau, j’avoue que j’aime beaucoup.

- C’est vrai ? intervient Sophie. Bien sûr que c’est vrai, elles sont trop belles ! C’est p…

- Tais-toi jeune fille, marmonne son paternel en posant la main sur sa bouche.

- Oui, c’est vrai, elles sont superbes, dis-je en lui faisant un clin d'œil. J’y vais, si vous n’avez besoin de rien.

La complicité du père avec ses enfants est agréable à voir et attendrissante. Nul doute que cet homme aime ses enfants et qu’ils sont sa motivation première pour se sortir de cette mauvaise passe.

- A moins que vous n’ayez une tondeuse à cheveux et une coiffeuse pour ma fille, je ne pense pas avoir besoin de quoi que ce soit.

- Voyez éventuellement avec Géraldine. Rez-de-chaussée, le numéro trois. Elle était coiffeuse et propose ses services, mais ne tardez pas, elle devrait partir d’ici quelques jours si tout va bien.

- D’accord, merci.

Wow, premier merci de l’ours, je suis flattée. Je lui souris alors qu’il se passe la main dans les cheveux. Ses yeux, d’une teinte captivante, ressortent d’autant plus maintenant qu’ils sont encadrés par une tignasse fournie qui mériterait un bon coup de ciseau, et je me perds une seconde dans ce regard, toujours aussi hanté, faussement indifférent.

- Au fait, vous avez rendez-vous à seize heures trente au bâtiment principal avec l’assistante sociale.

- Encore un rendez-vous ? Pour quoi faire ? Elle ne va pas me poser encore une tonne de questions ?

- Quelques unes, sans doute. Mais elle gèrera avec vous pour les bons. Prenez aussi vos documents pour la CAF, elle pourra appeler pour vous.

- Je croyais vous avoir dit que j’allais me débrouiller… ?

- Oui, mais elle peut aussi s’en charger…

- Je ne suis pas fan des assistantes sociales. Des fouille-merdes qui ne pensent qu’aux papiers. J’en ai marre d’être traité comme un dossier administratif !

- Vous n’êtes pas fan du social tout court. Et nous sommes tous catalogués d’une certaine façon, selon les personnes qui sont face à nous. Pour preuve, dis-je en le pointant du doigt, vous m’avez cataloguée d’entrée, non ? Seize heures trente, soyez à l’heure.

- Sinon quoi ? bougonne-t-il.

- Elle est vraiment là pour vous aider…

- Je n’ai aucune confiance dans les assistantes sociales.

- Vous ne semblez pas avoir davantage confiance en moi.

- Je me méfie, c’est tout. J’ai besoin d’un toit, pas d’une nounou…

- C’est compréhensible, mais je vous le répète, je ne suis pas là pour tout compliquer.

- Si vous le dites. On verra bien.

La porte de la chambre d’à côté s’ouvre sur Asma, qui sourit de toutes ses dents en nous voyant. Cette femme est magnifique et son sourire illumine chaque pièce qu’elle traverse. Mon humeur s’améliore rien qu’en la voyant, et j’ai bon espoir que notre entretien soit bien plus agréable et satisfaisant que les moments que j’ai passés aujourd’hui avec le bourru à mes côtés.

- Bonjour Julien.

- Asma, bonjour.

Merde, elle a droit au sourire, elle aussi ? Foutu sourire et foutu ours.

- Je vous attends pour le café Albane, et j’ai bien essayé de comprendre le courrier de la CAF, je vous assure, mais c’est du chinois pour moi, me dit-elle avec son accent marocain.

- Je suis à vous. Monsieur Perret, bon rendez-vous et à ce soir.

Je lui souris, oui je suis polie, avant de faire les quelques pas qui me séparent d’Asma et de la suivre à l’intérieur de la chambre qu’elle partage avec ses quatre enfants. C’est beaucoup plus encombré que la chambre que je viens de quitter puisqu’elle a ramené quelques meubles et qu’ils logent ici depuis plusieurs mois. Les enfants étant encore à l’école, nous nous installons à la petite table, trop petite pour une famille de cinq, et je prends le temps de lui expliquer le document en question, puis l’aide à rédiger une réponse. Pas de rendez-vous officiel, juste un moment convivial où nous discutons de tout et de rien devant un café, où Asma se confie sur son arrivée en France, ses difficultés dans la province d’Azilal, des menaces de mort qui pesaient sur elle après qu’elle a quitté son mari violent. De petits bouts de vie qui marquent et fragilisent, j’en sais quelque chose, mais je suis toujours admirative de ces femmes qui prennent leur destin en main et se battent pour se reconstruire. Asma fait partie de cette catégorie. Elle est arrivée ici sans rien, a travaillé illégalement pendant un temps, a trouvé une chambre de bonne, bien plus petite que celle qu’elle occupe actuellement, pour que ses enfants aient un toit sur la tête. Elle a travaillé d’arrache-pied pour les nourrir, jusqu’à ce qu’elle soit mise à la rue par le propriétaire. Lorsqu’elle est arrivée ici, la première chose qu’elle m’a dite c’est « merci de nous accueillir ». Je n’y étais pour rien, nous n’avons aucun pouvoir décisionnaire là-dessus nous les éducs, mais elle s’est toujours montrée reconnaissante envers nous, contrairement à l’ours qui vit à présent sur le même palier.

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