56. Un câlin qui change tout

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Julien

Ce soir, je rentre de la librairie après une journée vraiment pas exceptionnelle. Je ne sais pas ce qui a pris à Victorine, mais elle a été sur mon dos toute la journée. Peut-être qu’elle s’est disputée avec son Charles ? Ou alors, elle est inquiète par rapport à sa santé ? Je lui ai demandé ce matin comment s’était passé son rendez-vous à l’hôpital, mais elle m’a juste dit que tout allait bien… Bref, j’ai l’impression qu’elle me cache des choses et que pour que j’arrête de l’embêter sur des sujets personnels, elle m’a donné plein de trucs super rébarbatifs à faire. Franchement, ça sert à quelque chose de glisser dans chaque roman un petit papier pour faire de la pub pour les librairies indépendantes ? Les gens qui viennent, ils le savent, non ?

J’arrive au CHRS et là, mon cœur se serre à nouveau. L’avantage de ce que m’a fait faire Victorine, c’est qu’au moins, j’ai pas trop pensé à Albane. Mais dès que je reviens au centre, je ne peux faire autrement que de repenser à ma référente et à son mari. J’ai essayé de parler à Nicolas, mais il m’a un peu envoyé balader. Il m’a dit qu’il ne voyait pas l’intérêt de changer de référente alors que je vais bientôt partir. Et que de toute façon, personne ne voudrait suivre un résident lunatique comme moi. Moi ? Lunatique ? J’ai failli lui rétorquer que sa chouchou d’éduc l’était bien plus que moi : un jour libre et amoureuse, le lendemain mariée… Si, ça, c’est pas du changement d’état d’esprit !

En tous cas, ces derniers jours, j’ai tout fait pour l’éviter et l’ignorer. Mais c’est compliqué, elle est tout le temps là. J’ai l’impression qu’elle a cherché à me parler à plusieurs reprises, mais là, c’est trop compliqué pour moi. Rien que de l’apercevoir, mon coeur est pris d’une envie folle de la prendre dans mes bras alors que mon cerveau me fait imaginer mille façons de la torturer et la faire souffrir autant qu’elle me fait souffrir.

Ma journée, d’ailleurs, continue sur sa lancée. Alors que je rentre dans la cour, je la vois avec son stagiaire qui la dévore littéralement des yeux. Ah mon petit, si tu savais ce que je sais, tu ne t’aventurerais pas sur cette pente glissante. Elle m’apostrophe et j’hésite à m’arrêter, mais elle ne me laisse pas vraiment le choix.

- Tu veux quoi ? Je dois aller récupérer mes enfants chez Asma. J’ai pas le temps de te parler.

- Il faut qu’on se cale un rendez-vous avant mon congé.

- J’ai pas le temps. Je vais me débrouiller tout seul. Ou alors, tu n’as qu’à missionner ton stagiaire. Pour remplir un dossier d’aide au logement, y’a pas besoin d’avoir le diplôme pour ça. Je t’ai dit que je ne voulais plus te voir. Tu ne comprends pas ça ?

- Ce que je comprends, c’est que tu es un foutu têtu et qu’une fois de plus, tu tires des conclusions sans avoir le contexte.

- J’ai assez de contexte comme ça, crois moi. Tu as caché d’autres choses ? Tu as deux gosses qui t’attendent dans un coin de France ?

Je jette un œil vers Mathieu qui nous regarde, étonné de la virulence de notre échange. Enfin, pas de mon côté, j’ai l’impression, mais du côté de sa tutrice de stage. C’est clair que notre échange ne fait pas dans la dentelle, mais tant pis, j’ai pas envie de faire d’effort. J’ai trop mal au cœur pour ça…

- Non, je n’ai pas d’enfant…

Je la coupe car si ça continue, je vais finir par soit lui sauter dessus pour l’étrangler, soit lui sauter dessus pour la prendre dans mes bras et la couvrir de baisers. C’est fou cette dualité de sentiments, entre une attirance contre laquelle il m’est presque impossible de lutter et une haine suite à sa trahison à mon égard.

- Écoute, Albane, pars en congés, va t’amuser avec ton mari, et quand tu reviendras, si je suis encore là, eh bien on verra si je suis d’humeur à répondre à ta convocation. Sur ce, bonne soirée.

Et je la bouscule légèrement en passant à côté d’elle. Le contact me déstabilise plus qu’il ne le devrait. Une bouffée de son parfum fruité me monte au cerveau et je la revois nue dans mes bras, je la revois gaie et souriante chez elle avec mes enfants. Je repense à tout ce qu’on a vécu et je m’apprête à me retourner pour m’excuser d’être un gros connard avec elle quand j’entends Mathieu qui se met à la réconforter. En fait, elle n’a pas besoin de moi, elle s’est déjà trouvé un nouvel amant, à ce que je peux voir… Qu’est-ce que cette situation m’énerve !

Je dépose mes affaires chez moi puis vais frapper chez Asma. Elle m’ouvre, habillée d’une très légère chemise qui dévoile plus qu’elle ne cache son corps que je ne peux m’empêcher de reluquer. Elle suit mon regard et sourit. Elle apprécie clairement que je lui porte de l’attention et vient me faire deux grosses bises sur les joues. Je sens qu’elle fait exprès de poser sa poitrine sur mon torse. En fermant les yeux, j’ai presque l’impression que c’est Albane qui vient de me faire la bise et je pose mes mains sur ses hanches afin de la retenir un peu.

- Ça va, Julien ?

La magie est instantanément brisée. Ce n’est pas Albane qui est près de moi, mais bien ma voisine de palier. Et elle a l’air d’avoir apprécié le contact, vu ses yeux qui papillonnent et la rougeur qui s’est emparée de son visage. Je devine même que ses tétons libres de tout soutien se tendent sous sa chemise. Elle a clairement envie de me séduire, et, vu mon énervement vis à vis d’Albane, je suis presque prêt à me laisser tomber. Elle profite bien des câlins de son stagiaire… Et sûrement de son mari aussi.

- Dure journée, Asma… Pas facile au boulot, et là, je viens une nouvelle fois de me disputer avec Albane. C’est compliqué parfois.

- Tu veux entrer et en parler un peu ? Ou on fait ça une fois les enfants au lit, si tu préfères.

Ouh la. La voilà repassée en mode séduction. Elle a posé son bras sur le mien en parlant et minaude devant moi. J’ai presque envie de lui faire tomber sa chemise là tout de suite et d’accéder à ses envies, juste pour me venger d’Albane. Mais un reste de raison m’assaille tout à coup. Je suis vraiment un gros con de la tenter comme ça, alors que je ne l’aime pas, que je n’éprouve aucun sentiment pour elle, juste une envie bestiale de marquer mon territoire, de me rassurer après le rejet que je ressens de la part d’Albane. Enfin, rejet, si je réfléchis bien, il vient plutôt de moi…

Je prends une profonde respiration et je la repousse gentiment.

- Tu es gentille, Asma, mais ça va aller. Je t’aime bien, tu sais ? Mais si je viens ce soir une fois les enfants au lit, je pense que ça pourrait déraper et après, on regretterait tous les deux. J’ai… enfin, c’est compliqué, mais j’éprouve des sentiments pour une autre femme. Tu comprends ?

Quand je la vois se décomposer devant moi, j’ai juste envie de me flageller, de me retirer six pieds sous terre ou de m’exiler sur la planète Mars… J’ouvre les bras et elle vient s’y réfugier, presque en pleurs. Je lui caresse maladroitement les épaules essayant de garder le plus possible mes distances, mais ce câlin n’a rien d’amoureux. Je ressens juste un profond besoin de chaleur humaine que j’éprouve moi aussi de mon côté. J’ai l’impression que l’amante en manque a laissé place en un instant à une sœur bienveillante, qui souffre autant que je souffre, et je referme mes bras sur elle dans une chaste étreinte qui nous fait un bien fou à tous les deux.

- Désolé, Asma. Je ne voulais pas te faire du mal. Et merci d’être là pour moi. Ça me fait du bien, un peu de réconfort. Sache que des fois, je dis des bêtises, je m’énerve, je ne suis pas toujours parfait, mais je t’apprécie beaucoup. Pour ne pas gâcher tout ça, on reste amis ?

- C’est toujours mieux que rien, soupire-t-elle. Elle a de la chance, celle qui a ravi ton coeur…

- Ouais, il faudra lui dire alors… Car je ne pense pas qu’elle s’en rende compte. Enfin, je ne vais pas t’embêter avec mes soucis, tu en as déjà assez des tiens. J’admire ton courage d’ailleurs, tu es quelqu’un de formidable ! Tu en es où au fait, pour tes papiers ? Toujours pas de réponse de la Préfecture ?

- Non, mais Albane a dit que ça allait arriver vite. Enfin, elle a oublié notre dernier rendez-vous, donc je n’ai pas pu lui en parler, mais je la vois demain avant qu’elle parte en congés. On va essayer de les appeler. Peut-être que j’aurai enfin des bonnes nouvelles.

Quand elle me dit ça avec son regard qui se voile sous l’effet du stress, j’ai encore plus envie de me traiter de tous les gros mots que je connais. Comment je peux me mettre dans des états pareils alors que des personnes admirables comme Asma jouent leur avenir et celui de leur famille sur une décision d’un fonctionnaire bête et coincé dans un bureau d’une préfecture miteuse de province ? Et moi, stupide comme je le suis devenu, je fais mon enfant gâté en colère parce qu’une femme s’est laissée tenter par une relation avec moi alors qu’elle était mariée. Ce n’est finalement pas si grave tout ça, ça arrive tous les jours ce genre d’histoires. Je me rends compte que je devrais vraiment apprendre à relativiser, faire ce que me dit la psy quand je la vois : réfléchir avant d’agir et analyser les choses avant de les vivre à deux-cents pour cent.

- Asma, tu sais quoi ? Si la Préfecture ne te donne pas les papiers, je te promets de tout faire pour t’aider à les obtenir ! Quitte à me marier avec toi si c’est la seule solution ! Tu peux vraiment compter sur moi !

C’est la première fois depuis que j’ai découvert qu’Albane avait un mari que je ne suis pas rempli de rage. C’est comme si un poids s’était enlevé subitement de mon intérieur et que je ne suis plus obnubilé par ma rage et mon désespoir. Le fait de prendre soin, à mon échelle, de ma voisine, ça soulage mes envies de consommer ou de faire des conneries d’une façon incroyable. Cette expérience au CHRS est en train de me chambouler, de me transformer. Jamais je n’aurais cru ça possible, mais là, clairement, je n’ai pas envie d’aller jouer, je n’ai pas envie de boire ou de foutre ma vie en l’air. J’ai simplement envie de prendre soin d’Asma, de sa famille, et je comprends ce qui motive Albane à faire ce travail : aider les autres, ça permet aussi de se soigner. Et si c’était aussi le cas pour elle ? Et si derrière toute sa gentillesse et son aide, elle cachait, comme moi, toute sa souffrance ?

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