38. Câlins et confidences

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Julien

Lorsque j’ouvre les yeux, il fait encore nuit noire et je constate que le réveil indique qu’il est trois heures du matin. Alors que je me demande ce qui a bien pu me réveiller, j’entends le bruit d’un petit craquement sur le sol du studio. Je me retourne et je me rends compte qu’il s’agit d’Albane qui est en train de remettre ses chaussures de la manière la plus discrète possible. Je me lève à mon tour doucement pour ne pas réveiller mes enfants qui dorment à poings fermés, et je m’approche d’elle dans le noir, sans un bruit. Lorsque ma main se pose sur son épaule, elle sursaute, mais se retient de crier. Je lui chuchote dans l’oreille :

- Tu ne vas pas partir comme ça, au milieu de la nuit ?

- Il faut bien que je rentre chez moi, murmure-t-elle en s’accrochant à mon bras pour se stabiliser en enfilant sa bottine.

- Tu ne veux pas rester encore un peu ? chuchoté-je encore. Nous n’avons même pas eu le temps de parler de ce qui te mettait dans un tel état hier… Je te le dis, je suis là si tu as envie de parler.

- Il n’y a pas grand-chose à en dire... Tu sais, les femmes et leur hormones… Chacun a ses soucis, ne t’inquiète pas pour moi, ça va aller.

Je la regarde et vois bien qu’il ne s’agit pas de ses hormones. Je ne lui laisse pas le choix et la saisis par le bras pour l’entraîner avec moi dans la chambre des enfants dont je ferme la porte afin de ne pas les réveiller.

- Albane, je ne peux pas te laisser partir comme ça. Fais-moi confiance et dis-moi ce qui ne va pas… Vraiment, je suis là pour toi.

- Julien… Je… C’est juste une date compliquée pour moi, c’est stupide mais ça me fiche toujours un coup au moral et je suis plus à fleur de peau. Rien de grave.

Albane soupire sans me regarder dans les yeux, semblant mal à l’aise.

- Une date compliquée ? Et ça te fait pleurer autant que ça ? Tu sais que quand tu pleures, ça me rend triste et me donne envie de te prendre dans mes bras pour te réconforter ?

Je ne peux m’empêcher de m’avancer vers elle et de l’attirer contre moi, la serrant fort dans mes bras, respirant la douce odeur de ses cheveux. Je vois qu’une larme glisse le long de sa joue, et je la sèche en lui faisant un tendre baiser sur le haut de la joue.

- Je ne dis pas non à ce réconfort, rit-elle dans mes bras, même si ça n’a rien de très professionnel.

- Parce que passer la nuit avec moi ou t’endormir avec nous est strictement professionnel ? Tu regrettes ce qu’il s’est passé ?

- Rien de ce qui se passe entre nous n’est professionnel… Je me suis déjà bien trop attachée à toi et tes enfants pour rester professionnelle…

- Vivement le troisième âge...

Je soupire en continuant à la serrer contre moi. Elle me fait craquer. Tant de fragilité sous une carapace qu’elle cherche à ériger autour d’elle. Une carapace, je devrais dire une muraille ! Mais j’ai l’impression ce soir, cette nuit, qu’elle s’est fendue, qu’il y a une brèche qui s’est créée en elle et je ne peux m’empêcher d’essayer de m’y frayer un chemin.

- Albane, qu’est-ce que je peux faire pour que tu te sentes mieux ? J’ai une envie folle de tout faire pour ne plus jamais te voir pleurer…

- Y a pas grand-chose à faire contre la solitude, murmure-t-elle en nichant son nez dans mon cou. Rien de plus que ça… C’est déjà beaucoup.

Toute sa fragilité ressort sans qu’elle ne se confie réellement. Albane est si secrète et ne semble pas vouloir se dévoiler. Je ne le lui dirai pas, mais cela me blesse qu’elle ne me fasse pas suffisamment confiance pour se livrer. Elle en connaît bien plus sur moi que l’inverse, et voir qu’elle ne cherche pas à rétablir la balance renforce le côté éducatrice et résident plutôt que… Que quoi, au juste ? Coup d’un soir ? Possible futur ? Nous ne nous sommes rien promis. Un possible “après” a été évoqué sans que jamais nous n’en discutions réellement.

- Moi, j’ai une solution contre la solitude, Albane. Et la solution, c’est d’affronter l’avenir ensemble, c’est de rêver à un autre monde, un autre univers, un endroit où tout est possible. Avec toi, je me permets d’imaginer tout ça et j’espère que toi aussi, tu arriveras à te permettre de rêver.

- L’avenir est toujours incertain, on ne sait pas de quoi demain sera fait…

Je ne réponds pas et me contente de la serrer fort contre moi, de profiter de cette intimité douce et chaleureuse au milieu de la nuit, dans la chambre de mes enfants qui dorment sur mon lit dans la pièce à côté. Nous ne sommes que tous les deux, l’un contre l’autre et je suis content que l’obscurité cache mes expressions car cette femme qui est lovée dans mes bras, dont je caresse doucement le dos et les cheveux, cette femme si fragile et si courageuse, je ne sais pas comment faire pour ne pas rêver à un futur commun. Est-ce qu’il s’agit un peu du syndrome de Stockholm ? Est-ce que tout ce que je ressens vient du fait qu’elle réalise son travail et que je mélange reconnaissance et amour ? Je ne sais vraiment pas. Ce que je sais par contre, c’est que même avec ma femme, je n’ai jamais connu ce sentiment de plénitude et de calme qui m’envahit quand elle est dans mes bras.

J’attire Albane vers la fenêtre qui donne sur la cour, pose mon dos contre le mur juste à côté et essaie de discerner un peu mieux les traits de celle qui est encore ma référente, à la lumière des lampadaires extérieurs. Elle ne pleure plus, mais je la sens quand même envahie d’une grande tristesse. Je respecte son silence, je me contente encore et toujours de lui caresser le dos, de profiter du moment. Je lui laisse décider si elle veut se confier ou si elle préfère partir. Je ne veux rien lui imposer.

- C’était l’anniversaire de ma maman hier, soupire-t-elle au bout d’un moment. Je ne l’ai pas vue depuis plusieurs années, et je ne sais pas quand je pourrai la voir à nouveau. C’est compliqué à gérer pour moi. Tu vois, c’est ridicule… Comparé à ce que vivent les gens ici, c’est pas grand-chose…

- Toutes les souffrances ont la même importance pour ceux qui les vivent. Ce n’est pas ridicule du tout, je t’assure. Ça te rend plus humaine, moins éduc…

- Moins éduc ? dit-elle en riant doucement. C’est bien ça le problème. Quand je suis éduc, je n’ai pas le temps de penser à tout ça. S’occuper des autres, c’est tellement plus simple que de penser à ses propres problèmes...

- Est-ce que je peux savoir pourquoi tu ne peux plus voir ta mère ? Si tu te confies à moi, tu ne seras plus seule pour affronter tes soucis. C’est toi même qui disais qu’on formait une équipe, qu’à deux, on pourrait surmonter les difficultés. Une équipe, ça doit pouvoir marcher dans les deux sens. Oublie un peu que je ne suis qu’un résident. Nous sommes deux êtres humains, avec nos soucis et nos joies, et je n’ai qu’une envie : te voir retrouver le sourire.

- Ce n’est pas en parlant du passé que je vais retrouver le sourire...

- Eh bien, parlons de l’avenir alors ! Quand peux-tu retourner voir ta mère ? Je peux t’aider si tu le souhaites!

- Je… Je ne sais pas, honnêtement. Tout est très compliqué. Trop pour que cela s’arrange sans qu’il n’y ait de casse.

Elle est si fragile quand elle prononce ces paroles. Je la sens frissonner dans mes bras et se refermer sur elle-même. J’ai l’impression qu’elle reprend de la distance, sans bouger, qu’elle reconstruit le mur deux fois plus vite que je ne le casse. C’est horrible ce sentiment de ne rien pouvoir faire pour l’aider, pour aller avec elle à l’encontre de cette casse qu’elle semble ne pouvoir éviter qu’au prix du sacrifice de la relation avec sa mère. Je me sens comme exclu de sa vie par ses quelques mots qui me font comprendre que je ne peux accéder à ses secrets, qu’elle ne me fait pas encore assez confiance pour se confier totalement à moi. Ou alors, la connaissant, peut-être qu’elle cherche encore et toujours à me protéger. Ça doit être ça. Peut-être qu’elle ne veut pas alourdir ma situation en s’épanchant sur la sienne.

Quand nos regards se croisent, j’ai la confirmation de ce que je pense. J’y vois une grande détresse, mais en même temps une profonde tendresse à mon égard. Même au plus mal, elle fait tout pour garder sa douleur au fond d’elle, pour protéger ceux qu’elle entoure. Elle est formidable et je sens mon coeur fondre pour elle, avec sa force fragile dans mes bras qui m’emmène dans des rêves tous plus inaccessibles les uns que les autres. Nous restons ainsi, sans parler, communiquant uniquement par l’intermédiaire de nos yeux grands ouverts.

- J’ai envie d’aller me promener ce weekend… Il fait encore froid mais j’aime aller à la mer, de temps en temps… Est-ce que… Tu crois que ça intéresserait les enfants ? Quitte à ne pas être professionnelle… On pourrait se faire une virée ?

- Une virée ? Avec toi et les enfants ?

Je suis surpris par sa proposition. Je ne m’attendais pas du tout à cette invitation et je crois qu’elle voit mon étonnement car elle me sourit et dépose un petit baiser sur mes lèvres.

- Oui, à moins que tu ne préfères partir avec Jordan, mais j’ai un petit doute !

Je ris mais elle pose tout de suite sa main sur ma bouche.

- Chut ! murmure-t-elle, le sourire aux lèvres. Les enfants dorment ! Alors, tu te décides ? Tu es partant ou tu restes avec mon imbécile de collègue ?

- Bien sûr que je suis partant ! Avec toi, je suis prêt à aller au bout du monde !

Je me laisse emporter par mon enthousiasme. Je ne sais pas si ce sont ses lèvres qui se sont posées sur les miennes ou sa proposition, mais je sens un grand bonheur m’envahir, une sensation que rien ne peut plus arriver. J’ai l’impression avec cette invitation que je ne suis pas qu’un simple suivi, une référence, mais une personne avec qui elle a envie de passer du temps et ça change tout. Je regarde ses yeux brillants et devine qu’elle est heureuse à l’idée de ce petit moment que nous allons passer ensemble, loin de notre réalité quotidienne.

Pris dans l’émotion du moment, je me laisse aller à l’envie que j’ai de l’embrasser. Je me penche vers elle et mes lèvres s’emparent des siennes. Elle répond à mon baiser en posant ses mains sur ma nuque et très vite nos langues se rencontrent. Je lui mordille sa lèvre inférieure tout en profitant de la communion de ce moment que nous partageons. Le monde entier peut s’écrouler, cet instant restera gravé dans mes souvenirs. Je la dévore littéralement et elle répond à ma gourmandise en se collant contre moi. Je sens que je ne vais bientôt plus pouvoir me contrôler tellement le désir de la sentir nue contre moi se fait présent. Mais, elle parvient à rompre le contact, un peu haletante.

- Julien, il faut que je rentre chez moi. Pas envie de risquer à nouveau de me faire surprendre par un de mes collègues.

- Tu veux déjà partir ? Je pensais que…

- Tu pensais que ? sourit-elle doucement. Je suis arrivée en retard la dernière fois et j’ai failli croiser Jordan en partant, tu imagines ce que cela aurait entraîné s’il m’avait vue ? Peu importe ce dont on a envie, toi et moi, Julien, il faut que tu conserves ta place ici tant que c’est nécessaire…

- Oui, tu as raison, madame ma référente, rétorqué-je en souriant.

- Samedi ou dimanche, la balade ? Ou tu en parles aux enfants d’abord, peut-être. Tu me diras.

- Non, je vais faire la surprise aux enfants ! Et ce sera dimanche, car samedi, je travaille à la librairie.

Elle vient déposer un rapide bisou sur le bout de mon nez. J’ai envie de plus, j’essaie de la retenir, mais elle repousse gentiment ma main, récupère ses affaires dans la salle principale où mes enfants sont toujours endormis. Je reste à la porte entre les deux pièces, la regardant évoluer avec grâce au sein de mon appartement malgré l’obscurité, et sortir après m’avoir adressé un bisou qu’elle m’envoie du bout des doigts. Voilà une vision à laquelle je pourrai m’habituer sans aucun souci. Je vais refermer la porte derrière elle, remets les couvertures sur Sophie et Gabin pour qu’ils ne prennent pas froid et me poste à la fenêtre pour observer celle qui fait chavirer mes sentiments et mes émotions se dépêcher de rentrer chez elle. Albane, dans quoi sommes-nous en train de nous embarquer ? Une virée ? Des câlins ? Des bisous ? Le rêve est-il en train de devenir une réalité ?

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