28. Lire pour le plaisir

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Julien

La cloche de la porte d’entrée tinte doucement. Le vieux monsieur qui était présent dans la librairie sort, et Victorine, la libraire, retourne dans son arrière-boutique où elle me retrouve, un sourire aux lèvres. Je suis en train de décharger des cartons afin de récupérer les nouveautés à mettre en rayon.

- Julien, ça ne vous dérange pas que je vous laisse une petite demi-heure tout seul ?

- Non, Victorine, vous pouvez me faire confiance, je vais gérer la boutique.

Je la regarde sortir, toujours pleine de gaieté. Je ne sais pas comment elle fait après tout ce qu’elle a vécu pour avoir une telle joie de vivre. Je sais qu’elle va retrouver un de ses plus vieux clients pour un chocolat chaud au salon de thé. Il lui plaît et malgré ses soixante-ans, il reste un bel homme qui vient la voir régulièrement et lui achète chaque semaine un nouvel ouvrage, juste pour avoir le plaisir de lui parler. J’admire cette relation qui s’est développée au fil du temps, avec Victorine qui lui conseille toujours un livre qui lui a plu. On ne dirait pas qu’elle est divorcée et que sa fille unique est décédée dans un accident il y a de cela quinze ans.

Quand il est là, elle rayonne de bonheur et j’ai l’interdiction de sortir de mon arrière-boutique. Bien entendu, je respecte sa décision. Je tiens à le garder, ce petit boulot. Venir ici me fait tellement de bien ! Je me sens utile. Pendant les fêtes, j’ai pu venir à plein temps, mais là, la période est plus calme et je ne viens que les matins, ce qui m’arrange car les enfants sont à l’école et que je n’ai pas à me préoccuper de leur garde pour venir bosser. Je crois qu’elle n’a pas trop besoin de moi, mais qu’elle m’a proposé ce petit contrat car elle sait que je suis dans la galère et je lui suis reconnaissant pour sa bienveillance. Comme quoi, il y a encore des gens bien dans cette société plutôt individualiste.

Je m’installe derrière la caisse enregistreuse, un gros machin tout droit sorti des années soixante. D’une couleur rouge vif, elle ajoute du charme à cette petite librairie où les étagères en bois et l’odeur du livre donnent à tous l’impression d’intimité nécessaire quand on choisit un ouvrage. Ici, on n’est pas bousculé comme au supermarché, ce n’est pas impersonnel comme à la FNAC. Ici, on se sent accueilli et on a le temps de choisir le bouquin qui va nous plaire. Victorine a fait des miracles et sa sélection est formidable.

Je saisis une des nouveautés qu’elle a mis en avant sur le comptoir. Il s’agit d’une romance où Anna, le personnage principal, se laisse séduire par Samuel, un homme marié. Le résumé m’intrigue et je m’installe donc pour le lire, profitant de l’absence de clients pour me détendre un peu et oublier mon quotidien. Tout à coup, la clochette tintinnabule à nouveau.

- Bonjour Victorine !

Je lève la tête de mon livre. Il me semble que cette voix m’est familière, mais d’où je suis, je ne vois pas la porte d’entrée. Je regarde sur l’écran où il y a la vidéo surveillance, mais je vois juste que c’est une femme qui porte un gros bonnet avec un joli pompon sur le dessus. Avec l’écharpe et la grosse doudoune, je ne peux en savoir plus. D’où je suis, je réponds à la cliente :

- Bonjour Madame, Victorine est sortie quelques instants. Regardez et n’hésitez pas à venir me voir si vous avez besoin de quelque chose. Je suis au comptoir.

Je me replonge dans mon livre dont le style simple m'entraîne dans un monde parallèle où le Grand Amour est possible, au-delà de toutes les épreuves. Ce n’est pas très sérieux, mais je me dis que la cliente n’a pas l’air d’être une voleuse et que je suis là si elle a besoin.

- Ça a l’air très intéressant, ce que vous êtes en train de lire, Monsieur Perret. Vous me le conseillez ?

Je manque de tomber de ma chaise en entendant la cliente s’adresser à moi comme ça. Je lève les yeux et je vois que la dame au bonnet n’est autre qu’Albane. Mon regard incrédule alterne de l’écran de vidéo surveillance à l’endroit où elle se trouve, à un mètre de moi. C’est bien elle... Que fait-elle là ? Elle n’est quand même pas venue me surveiller au boulot ? Elle est censée être en congés !

- Albane ? Que fais-tu ici ?

- Eh bien, que peut-on faire dans une librairie, à votre avis, Monsieur Perret ?

- Il y a d’autres librairies en ville. Pourquoi avoir choisi celle où je travaille ? rétorqué-je, suspicieux et mal à l’aise car il me faut la considérer comme une cliente et non comme ma référente.

- Mon monde ne tourne pas autour de vous. Cette librairie, avant d’être votre lieu de travail, est et a été le malheur de mon compte en banque…

- Tu viens souvent ici ? Je ne t’ai jamais vue… Tu connais donc bien Victorine ?

Je m’imagine qu’en fait, je n’ai pas réussi à décrocher ce travail en raison de mes compétences, mais juste parce qu’Albane m’a pistonné. Cela me met un petit coup de poignard dans mon estime personnelle, mais j’essaie de ne rien montrer à ma référente et j’espère que sa perspicacité habituelle sur mon état émotionnel sera mise à défaut cette fois-ci.

- Un peu oui, il nous est arrivé de papoter. C’est une gentille dame, elle me met toujours de bonne humeur, même quand je sors d’un entretien compliqué avec un résident bougon, dit-elle avec un sourire en coin.

- C’est vrai qu’elle est toujours de bonne humeur… Mais là, elle est sortie et je suis seul dans la librairie. Elle me fait confiance, elle…

Je ne sais pas pourquoi je lui lance cette petite pique. Peut-être toujours parce que j’ai l’impression qu’Albane est venue me surveiller… Ou qu’elle est la raison pour laquelle j’ai réussi à avoir un boulot. Je m’en veux tout de suite, dès que les mots sont sortis de ma bouche, surtout quand je vois que je l’ai un peu blessée.

- Peut-être que vous devriez moins douter de vous et vous faire confiance alors, puisque les gens autour de vous le font, peu importe ce que vous pouvez en penser, marmonne-t-elle avant d’ajouter avec un nouveau sourire en coin. Peut-être que vous devriez lui demander de devenir votre référente si elle est si forte que ça ?

Je ne peux m’empêcher de sourire. Cette femme est incroyable. Je l’attaque gratuitement parce qu’elle m’a toujours fait confiance, elle aussi, et plutôt que de s'énerver et de m’attaquer, elle me fait une réponse d’éduc et une pique d’humour. Comment résister à ça ? Mais, ma fierté est là et je ne m’excuse pas. J’essaie d’être le plus professionnel possible. C’est son leitmotiv, le professionnalisme après tout, non ?

- Je crois qu’elle est meilleure libraire que travailleur social, tu sais. Chacun à sa place, c’est mieux, et, même si ça me pèse de le dire, tu fais ton travail aussi bien que possible vu le peu de moyens du CHRS. Sinon, tu as besoin d’aide, alors ? Tu cherches un livre en particulier ? Comme tu le sais sûrement, nous en avons aussi en réserve.

- Oh, dit-elle en arborant une mine choquée, un compliment de votre part, Monsieur Perret. Laissez-moi une minute pour m’en remettre !

Elle s’appuie théâtralement sur le comptoir et souffle en posant sa main sur sa poitrine. Très drôle, Madame l’éducatrice, très drôle.

- Voilà, ça va mieux, dit-elle en souriant. J’ai passé une commande la semaine dernière, qui doit être arrivée normalement…

- Je vais vérifier ça tout de suite, Albane.

Je tape le mot de passe sur l’ordinateur : “jaimelire”. Très original pour une librairie. J’ai dit à Victorine qu’il fallait le changer, mais elle m’a répondu que les livres n’intéressent pas les criminels et qu’elle ne craint rien. Je vois que la commande est en effet arrivée. Normalement, je ne vais pas voir en détail ce que les clients lisent, mais là, je suis curieux. Je fais mine de vérifier tout ce que je dois aller chercher et j’ouvre la liste. Il est clair déjà qu’Albane lit beaucoup aussi… Cent euros de bouquins ! Elle s’est fait plaisir. Je parcours la liste et constate qu’il y a de tous les styles : Si c’est un homme de Primo Lévi pour commencer… Je devrais peut-être relire ce livre, qui parle d’un homme dans un camp de concentration durant la Seconde Guerre mondiale, ça me permettrait de relativiser ma situation. Une biographie de Simone de Beauvoir, ce qui ne m’étonne pas vu son côté féministe ; une BD sur la vie de l’Abbé Pierre, ce saint qui a tant fait pour nous tous à la rue ; une romance de Bad boy si j’en crois la couverture, peut-être même une deuxième, mais je ne connais pas l’auteure, et un livre de recettes de cuisine exotique. C’est fou ce qu’on apprend sur quelqu’un quand on sait ce qu’elle lit. Je dois avouer que je suis content de voir qu’elle lit des romances, je me dis que ça peut démontrer qu’elle n’a personne dans sa vie… Quoique… Peut-être qu’elle s’en sert pour pimenter sa vie sexuelle ? Oh la la, mes pensées m’emmènent encore dans des endroits que je n’ai pas envie de visiter…

- Il y a un problème, Monsieur Perret ? Ma commande n’est pas arrivée ?

- Si, si. Je vérifiais qu’on a bien tout reçu. Je vais aller la chercher. N’hésite pas à regarder dans les rayons. Je vais en avoir pour quelques minutes car ils sont rangés à plusieurs endroits.

Je la laisse, non sans prendre le temps de la détailler un instant alors qu’elle enlève sa doudoune et la dépose sur le comptoir comme si elle était chez elle. Elle s’approche d’une bibliothèque et se met sur la pointe des pieds pour attraper un livre un peu en hauteur. Ce mouvement met en lumière ses courbes harmonieuses bien mises en valeur par le jean slim bleu qu’elle porte, accompagné d’un tee-shirt blanc plutôt ajusté et qui laisse entrevoir son ventre lorsqu’elle lève le bras. Des flashs de notre réveillon de Noël me reviennent en tête et je me dépêche de me diriger vers l’arrière boutique afin de ne pas lui sauter dessus tellement elle est excitante. Je suis content qu’elle s’habille un peu moins sexy quand elle va au boulot. Elle a un corps magnifique et je deviendrais fou si elle était toujours habillée comme ça.

Il me faut quelques instants pour trouver les différents cartons où sont rangés les livres qu’elle a commandés. Normalement, on prépare les commandes avant que les clients ne viennent, mais là, elle est vraiment venue vite. Elle a de la chance d’ailleurs que tout soit déjà arrivé, elle doit être impatiente de les lire. Je l’imagine sur son lit dans sa chambre en train de dévorer tous ces bouquins et passer des vacances à rêver. Enfin, pour la romance au moins. Je suis tenté d’aller la rejoindre dans ma rêverie. Ou tester des recettes de cuisine. Dans cette tenue, décontractée mais sexy, sans soutien-gorge...

Lorsque je reviens, j’ai la surprise de la voir en train de lire, penchée sur le comptoir et m’offrant une vue exceptionnelle sur son décolleté. Le tee-shirt blanc comprime sa poitrine et je m’arrête un instant à l’entrée de la boutique pour admirer le spectacle. Perdue dans sa lecture, elle ne remarque pas tout de suite que je suis revenu et je prends ma dose, comme un drogué. Malheureusement, elle lève le regard au moment de tourner une page, et là, nous devenons tous les deux rouge pivoine ! Moi, je m’en veux qu’elle m’ait capté en train de mater, mais elle, pourquoi est-elle si confuse ? Elle est en train de lire dans une librairie, quoi de plus normal ? En tous cas, je reprends contenance et m’approche d’elle pour lui remettre sa commande.

- Voilà tes livres, Albane. Tu les as déjà réglés ?

- Oui, mais je vais prendre un exemplaire de celui-ci aussi, s’il te plaît, dit-elle en refermant le livre qu’elle lisait.

Je m’approche et je vois que c’est la romance que j’étais en train de lire ! Je souris en coin car je l’ai surprise en plein acte de curiosité.

- C’est parce que c’est que je lisais que tu veux prendre ce livre ? Ou c’est juste parce qu’il est superbement écrit ? Je n’ai pas encore lu beaucoup, mais le début est prometteur, non ?

- J’aime bien les histoires avec des éducs, ça montre que nous ne sommes pas tous de la flicaille qui ne pense qu’à soi. Je vais me laisser tenter, je ne suis plus à ça près…

- Moi, j’aime bien les histoires avec des éducs qui craquent et se laissent tenter à vivre leur passion et leur désir…

Je la vois rougir et cela la rend encore plus craquante. Cette femme, qui semble à la fois si sûre d’elle, est si facilement destabilisée qu’elle n’en est que plus attachante.

- Un jour peut-être, Monsieur Perret, murmure-t-elle en se tournant pour aller chercher un exemplaire du roman.

Je n’ai pas le temps de répondre que Victorine surgit au son de la clochette d’entrée. Elle ne nous laisse pas le temps de nous remettre et débarque alors qu’Albane est en train de poser l’exemplaire de la romance sur le comptoir. Je vois son regard qui nous dévisage tous les deux.

- Bonjour Albane, contente de te voir ! Tu es déjà venue récupérer ta commande ? Je ne t’ai même pas appelée, encore !

- Bonjour Victorine, lui répond Albane avec ce sourire franc et adorable qui me plaît tant. Je suis en vacances, je passais par là alors j’ai voulu tenter ma chance. Votre employé m’a dit qu’ils étaient arrivés, donc j’en profite. Il faut bien que je m’occupe !

- Je vois, tu as bien fait. J’allais t’appeler en début d’après-midi de toute façon, le temps de vider les cartons avec Julien et de préparer les commandes.

“Votre employé”, que c’est formel ! Est-ce qu’elle lui a dit, finalement, qu’elle me connaissait ? Est-ce qu’elle m’a pistonné ? J’ai un doute à présent. Il faudra que je demande à l’une ou à l’autre, histoire de savoir ce qu’il en est. Albane me tend sa carte bleue pour payer et je joue à nouveau mon curieux. J’en profite pour enfin savoir quel est son nom de famille, puisque depuis le début je me contente, à sa demande, de l’appeler Albane. Morel. Albane Morel… Je vais peut-être jouer un peu le stalker sur le net et découvrir quelques trucs sur cette femme énigmatique, qui sait !

- Merci, me dit-elle lorsque je lui rends sa carte.

Nos doigts se touchent et elle me sourit avec douceur, comme souvent. Il appelle le mien, qui se dessine également sur mes lèvres et je me reprends rapidement, affichant un rictus plus professionnel.

- Bonne journée, et merci de votre visite.

- Bonne journée à vous. Victorine, bonne journée ! Et bonjour à Charles.

- A bientôt, Albane, lui dit la libraire en s’empourprant.

Je range le ticket en observant mon éducatrice sortir de la librairie, et grogne en me prenant un coup de coude dans l’estomac. Elle a de la poigne, la libraire.

- Elle est jolie, hein ?

- Heu… Oui, en effet.

- Et célibataire, tu devrais tenter ta chance.

Oh, si vous saviez, Victorine… Je lui souris, un peu gêné alors que mes pensées me ramènent, une fois encore à la nuit de Noël… Pour dévier sur notre dispute du matin, où elle m’a jeté comme un malpropre. Je balaie sa remarque d’un geste de main en prenant un air dégagé.

- Que voulez-vous qu’elle me trouve…

- Oh, voyons Julien, rit-elle. Beaucoup de choses ! Vu son regard, vous ne la laissez pas indifférente, la petite.

Mouais, des fois j’ai des doutes.

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