26. Talking or not talking

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Julien

- Non, Julien, je ne peux pas accepter ! Ce n’est pas à toi de décider qui peut te suivre ou pas. Ce n’est pas parce que tu as un caractère de cochon que je dois me plier à tous tes désidératas !

- Mais je ne veux pas qu’elle continue à me suivre !

- "Elle", elle s’appelle Albane ! Ce n’est pas parce que tu ne dis pas son nom qu’elle va disparaître comme par magie !

- Mais, Nicolas, je ne peux pas me confier à elle, travailler avec elle. Je ne lui fais plus confiance !

- Julien, n’insiste pas, je ne changerai pas d’avis, sauf si elle me le demande aussi… Ce qu’elle ne risque pas de faire ! La dernière fois que nous avons évoqué ta situation, elle était fière des progrès que vous faisiez ensemble…

- Pfff… Je pense qu’elle a dû changer d’avis…

- Il s’est passé quoi entre vous ? Pourquoi tu veux changer ?

Je regarde mon ami. J’ai l’impression que lui aussi est en train de m’abandonner. Ce n’est pas mon camarade que j’ai devant moi, mais bien le responsable de cette structure… Faut dire que mon entrée en trombe dans son bureau devant les membres de son équipe n’a pas dû aider. Mais je ne pouvais plus attendre ! Une semaine que je ne suis presque pas sorti de chez moi. Une semaine qu’il est parti en vacances et que j’attends son retour ! Et là, il refuse ma demande ? Comment ose-t-il ? Et puis, je lui réponds quoi à sa question ? Je ne vais quand même pas lui avouer que j’ai fait l’amour à une de ses salariées ! Lui dire qu’elle a un corps tellement sublime que j’en rêve encore chaque nuit. Lui raconter comment ses lèvres pulpeuses me font fantasmer dès que je ferme les yeux ! Et même quand ils sont ouverts d’ailleurs !

- Nicolas, quand on est résident, on n’a pas des droits ? Il me semble avoir vu une charte affichée un peu partout. Je suis presque sûr que j’ai le droit de choisir mon accompagnement… Ça devrait suffir comme raison !

- Julien, mon travail, c’est aussi de m’assurer que tu as le meilleur accompagnement possible. Et clairement, Albane fait du bon boulot avec toi. Tu as retravaillé, tes enfants sourient et ont l’air heureux, elle a fait le nécessaire pour que tu aies des ressources, ta demande de logement est en cours. Elle te défend même devant ses collègues ! Tu veux quoi de plus ? Que je te colle Jordan comme référent ? Tu verras si tes enfants vont aimer ! Putain Julien, tu ne vois pas qu’ils l’adorent, Albane ! Après tout ce que tu leur as fait vivre, ils ont besoin de stabilité ! Si tu le fais pas pour toi, fais-le pour eux !

Je réfléchis à ce qu’il est en train de me dire. Il est fort, le bougre. Me parler de mes enfants, c’est sûr que ça me calme. Il n’a pas tort en plus. Sophie n’arrête pas de me parler d’Albane par ci, Albane par là, Albane qui est trop sympa car elle va lui apprendre à se maquiller quand elle sera rentrée de congés, Albane qui va organiser une sortie à un concert et qui a promis de lui réserver une place… Et le pire, c’est que Gabin est pareil… Il n’en parle pas, lui. Il la dessine ! Elle est au milieu de tous ses gribouillages ! J’ai l’impression que je vis dans un monde où elle est présente tout le temps. Je ne peux lui échapper. Et le pire, c’est que je n’ai même pas envie de m’échapper, je me complais dans les pensées que j’ai d’elle. Je suis fou. Je suis foutu. Je suis complètement perdu.

Je relève la tête et le petit air satisfait de Nicolas me donnerait presque envie de lui en coller une ou de lui donner tort et de continuer à me battre pour changer de référent.

- Julien, fais moi confiance. Elle t’a peut-être titillé sur un point, elle a peut-être été maladroite. Parfois, elle est un peu cash, mais je peux t’assurer qu’elle t’apprécie beaucoup et qu’elle veut vraiment que tu t’en sortes. C’est la personne qu’il te faut, crois-moi.

Titillé, on peut dire qu’elle l’a fait ! Et pas qu’avec ses mots ! Ses seins dans ma bouche, ses jambes contre les miennes. On peut dire que c’était agréable le titillement ! Mais ce n’est pas la personne qu’il me faut. Madame est éducatrice et je suis un simple résident. Rien ne sera jamais possible entre nous… Je soupire et je me lève.

- Nicolas, promets-moi quelque chose : Si elle te demande de ne plus être ma référente, s’il te plaît, accepte. Ça vaudra mieux pour tout le monde…

- Non, je ne peux pas te promettre ça. Je te promets seulement que je prendrai mes décisions en réfléchissant à ce qui est bien pour toi et tes enfants.

Je ressors de cet entretien complètement lessivé. Ça fait une semaine que je tiens en me disant, en boucle, que je vais pouvoir être débarrassé d’elle, que Nicolas va m’écouter, mais il s’en fout. Il fait son chef. Comme s’il savait mieux que moi ce dont j’ai besoin… Je me dirige vers la salle informatique où il y a la bibliothèque. Il faut que je me trouve un livre, ça me changera les idées. Et s’il n’y a rien qui m’intéresse, j’irai à Oxfam, ils en ont pour 50 centimes… Il me faut un truc de voyage… Un bouquin qui m’aide à m’évader…

La porte s’ouvre juste devant moi et je me retrouve bousculé par un corps chaud, qui, sous l’effet du choc, perd l’équilibre. Évidemment, n’étant pas un ours, j’attrape la personne par les hanches pour l’aider à reprendre pied. Bingo ! Albane… Je retire brusquement mes mains, comme si son contact m’avait brûlé, alors que tout ce à quoi je pense à cet instant, c’est le moment où j’ai agrippé ces jolies hanches pour pouvoir m’enfoncer en elle. Foutu cerveau sous la ceinture !

- Bonjour Monsieur Perret…

Sourire avenant, ton poli, l’éducatrice parfaite, somme toute. C’est ça ouais, vas-y, attends, je me retourne et tu me passes de la pommade dans le dos aussi ? Enfin, si on met de côté son regard gêné. Ben quoi ? On a honte d’avoir été une… Une… Bon sang, même dans ma tête je n’arrive pas à l’insulter. Je bougonne, d’autant plus agacé, et recule d’un pas pour lui laisser le passage. Elle ne bouge cependant pas, et ose même afficher un air contrarié en croisant les bras sous sa poitrine. Est-ce qu’elle en fait exprès, sérieux ? Non mais, vraiment, avec un chemisier à moitié ouvert, c’est volontaire, forcément !

- Nous avions rendez-vous ensemble ce matin, je ne vous ai pas vu…

- Non, j’ai préféré aller voir ton chef, dis-je amèrement. Mieux vaut s’adresser à Dieu qu’à ses saints !

- Nicolas ? Pourquoi donc ?

- Je veux plus travailler avec toi. Pas après ce qu’il s’est passé.

Je la vois se crisper. Elle doit sûrement se demander ce que j’ai pu aller raconter à son responsable. J’ai presque envie de lui faire croire que j’ai tout dit, mais même avec ma colère de m’être fait utiliser comme ça, je n’arrive pas à être cruel.

- T’inquiète pas, je n’ai rien dit. Juste que je voulais changer de référent. Et il a refusé… Même ça, je n’y arrive pas…

- Julien, soupire-t-elle.

Albane regarde autour de nous et m’attrape par la main pour m’entraîner dans le couloir. Je résiste un peu, quand même, alors que tout ce que je veux, c’est sentir cette main sur ma nuque, mon torse, autour de ma q… Bon sang ! Focus…

Elle nous embarque dans l’un des bureaux qui sert aux entretiens. Que dis-je, LE bureau. Celui où nous aurions pu finir l’un dans l’autre si Nicolas n’avait pas interrompu ce moment. Celui où nous nous sommes embrassés passionnément durant un temps que je ne pourrais quantifier tant l’instant était intense. Et excitant. Terriblement excitant. Il y a bien longtemps que je n’avais pas été aussi dur que ce soir-là, je peux vous l’assurer !

- Nicolas est borné, marmonne-t-elle après avoir fermé la porte. Il a décidé que je serais ta référente et je n’ai, moi non plus, pas eu le choix. Tu peux continuer à te plaindre, dire que tu es une merde, tout ce que tu veux, ou te bouger un peu et poursuivre le travail qu’on a commencé. Je t’ai dit que je resterai professionnelle, tout ce qui m’importe c’est que tes enfants et toi repartiez du bon pied. Arrête de faire ton ours mal léché et bats-toi pour les bonnes raisons !

- Tu es capable d’oublier ce qu’il s’est passé, toi ?

- Peu importe si j’en suis capable, ou pas… J’ai un travail à faire et toi une vie à reprendre en main. Pour tes enfants, et pour toi-même.

- Je n’ai pas besoin de toi. Je sais me débrouiller tout seul. Alors, laisse-moi tranquille.

Elle soupire lourdement et plante son regard dans le mien, froide comme la pierre à présent. Ou professionnelle ? On est bien loin du regard embrumé par le plaisir de l’autre nuit...

- Assure nos rendez-vous, sinon je devrai en référer à mon supérieur. Je refuse que tu te fasses virer d’ici, mais bouge-toi le cul sinon c’est ce qui t’arrivera. Et la rue, ça veut dire les services sociaux. C’est ce que tu veux pour Sophie et Gabin ? Je ne crois pas. Bouge-toi Julien, secoue-toi bon sang !

- Je t’ai dit que j’avais pas besoin de toi pour ça. Je vais m’en sortir. Et me barrer d’ici vite fait. Compte sur moi !

On frappe à la porte et je suis heureux d’avoir une opportunité de m’échapper de ce bureau. Malheureusement pour moi, mon humeur se dégrade encore. Je ne pensais pas que c’était possible, honnêtement, mais l’entrée de Jordan dans le bureau a cet effet immédiat sur moi. Je cache mon poing abimé derrière mon dos et m’apprête à sortir quand Jordan m’interpelle :

- Tiens, voilà Papa Noël. Il a eu des beaux cadeaux, Santa Claus ?

Son ton méprisant me révolte. Je m’approche de lui, énervé et prêt à lui bondir dessus à la moindre remarque supplémentaire. Je suis tellement énervé que je ne suis pas sûr de pouvoir me contenir, aujourd’hui. Je grogne :

- Votre manque de politesse à mon égard est inadmissible. Et votre manque de respect encore plus. La prochaine fois que vous me parlez comme ça, je vous jure que je vous casse la gueule.

- Et toi, tu me parles encore une fois comme ça, et je fais un rapport au chef. Et tu verras si on laisse ses gamins à un mec violent !

- Enflure ! Toujours à faire des menaces ! Tu n’es qu’un petit éduc de merde. Je te jure que je te retrouve dehors…

- Ça suffit !

La voix d’Albane résonne dans le petit bureau et son agacement est bien perceptible alors qu’elle approche, les bras croisés sous sa poitrine. J’ai beau être énervé, difficile de ne pas lorgner rapidement sur son décolleté, mais elle reprend rapidement et jette un froid dans la pièce.

- Quand vous aurez terminé de jouer à celui qui pisse le plus loin, on pourra peut-être discuter entre personnes civilisées, messieurs ?

Je lui jette un regard mauvais. Si je suis de mauvaise humeur, c’est à cause d’elle. Putain, voila comment je débute ma nouvelle année, en me frittant avec deux éducs. J’ai fait quoi de ma vie pour en arriver là ?

- Jordan, tu voulais quelque chose pour nous interrompre ? reprend Albane, visiblement énervée.

- Je t’ai vu disparaître avec Monsieur, répond-il en exagérant la marque de politesse et en lui donnant un tel ton de mépris que j’ai envie de le frapper, et je me suis dit que tu aurais sûrement besoin d’un homme fort pour le calmer, ce Monsieur violent…

- Jamais je ne frapperais une femme. Et surtout pas Albane ! Par contre, les mecs dans ton genre qui se croient tout permis parce qu’ils ont plus de muscles que de neurones, là, je n’aurais aucun complexe à le faire.

Je rugis tel un lion. Il me tape tellement sur les nerfs que je suis prêt à lui bondir dessus et je ne me retiens que parce que je sais que je risque gros si je me laisse aller à mes pulsions assassines.

- Monsieur Perret, s’il vous plaît, ça suffit maintenant.

Le ton d’Albane est sec, cependant elle s’est glissée entre l’imbécile et moi et a posé sa main sur mon torse. Son regard, lui, est bien plus doux que sa voix, ce qui me déstabilise un instant. Elle me fait quoi, là ?

- Jordan, reprend-elle sans pour autant se retourner face à son collègue, si je pensais avoir besoin de toi, je t’aurais averti. Je fais confiance à Monsieur Perret, tu peux y aller.

- Ouais ? T’es sûre ? Parce que tu n’es quand même qu’une femme…

- Crois-moi, je sais ce qu’est un homme violent, je l’ai expérimenté personnellement et je pense pouvoir en repérer un sans problème à présent…

- Bon, tu m’appelles si t’as besoin, ma biche, je ne suis pas loin.

Les yeux d’Albane s’écarquillent en entendant le surnom dont l’a gratifiée son collègue. Et moi, je sens ma colère se lever encore plus et je grogne dans ma barbe pour que seule ma référente m’entende alors qu’il fait demi-tour et se tire enfin :

- Si j’avais un fusil, c’est le cerf en rut que j’irais chasser…

Je vois le sourire d’Albane à ce moment-là et il éclaire tellement son visage que j’en oublierais presque que je suis en colère contre elle. Elle joue à quoi là ? Elle me charme ? Encore ? Ou alors, elle a juste joué son rôle d’éduc ? Elle m’a quand même défendu contre son collègue. Et empêché de faire une belle connerie… Je réalise que j’étais vraiment à deux doigts de lui en coller une à l’autre abruti. Mais bon, peut-être aussi que s’il l’appelle “ma biche”, c’est qu’il y a quelque chose entre eux… Et que c’est pour ça qu’Albane m’a abandonné… Mon cerveau bouillonne et part dans tous les sens, les pensées fusent et c’est un sacré bordel là-dedans. Comme dans ma vie en général, ça ne me change pas trop finalement. Je sens le regard perçant d’Albane se poser sur moi :

- Tu m’emmènerais avec toi ? murmure-t-elle. Je paierais cher pour lui coller un plomb dans le derrière…

Elle est incroyable cette femme. Qu’est-ce que je peux bien répondre à ça ? Si je dis oui, je passe pour un homme violent et elle me colle un avertissement. Je lui dis non, elle sait que je mens, elle me colle un autre avertissement. Je me contente donc de la scruter et d’attendre qu’elle se reprenne un peu et mette fin à l’entretien qu’elle a provoqué bien malgré moi.

- Bon, finit-elle par soupirer en reculant de quelques pas, voyant que je ne réponds pas. Je suis en vacances à la fin de la semaine. Il faut qu’on se voie en entretien avant ma réunion de jeudi. Est-ce que vous avez des rendez-vous de prévus, Monsieur Perret ?

- On va se dire quoi en entretien ?

- On va déjà essayer de ne pas se sauter dessus. Enfin… J’entends, ne pas se disputer, évidemment, dit-elle en rougissant et elle en serait presque attendrissante. Et puis, les trucs habituels. Un point sur la semaine qui vient de passer, des objectifs pour la semaine à venir.

- J’ai rendez-vous avec la libraire demain matin. Elle veut me reproposer un contrat… Sinon, je suis libre… Et s’il faut se voir, on se verra.

Je soupire et je me résigne. Lui faire la guerre, ça ne servira à rien. Par contre, ça va être la guerre froide. Enfin, si j’arrive à ne pas lui sauter dessus comme elle dit. Parce que même encore aujourd’hui, elle est à croquer. J’essaie de ne pas trop regarder vers elle et d’éviter de repenser à son corps nu… Je crois que le seul moyen que j’ai d’y arriver, c’est de prendre un pinceau et de dessiner tout ce que j’ai en tête. Il n’y a que comme ça que je pourrai y arriver.

- C’est vrai ? Mais c’est génial, ça ! Je suis contente pour t… Vous. On se voit demain à quatorze heures alors ?

- Au studio, c’est possible ? Demain, c’est mercredi et Gabin et Sophie seront à la maison…

- Au… Studio ? Vraiment ? Je pensais ne plus avoir le droit d’y mettre un pied…

J’en peux plus de soupirer face à cette femme. Elle me fait tourner en bourrique. Elle m’exaspère car elle a toujours réponse à tout. Rien ne lui échappe !

- Bon, je te propose que moi, je reste dans le studio, et toi, tu fais l’entretien depuis le couloir. Ça te va ?

- Votre humour est à mourir de rire, Monsieur Perret. Quatorze heures chez vous, c’est noté. Au moins, on ne se disputera pas s’il y a les enfants.

- J’essaie de m’aligner au tien d’humour… A demain.

Je sors, un peu comme un voleur. Je n’en peux plus de cette matinée, entre l’entretien avec Nicolas, la confrontation avec Jordan et cette discussion avec Albane. J’oscille entre la colère, la joie, l’incompréhension. J’ai mal à la tête. Je ne sais plus où j’en suis. Je ne sais plus qui je suis… A qui je peux faire confiance. De qui je dois me méfier. J’ai l’impression de naviguer à l’aveugle, en solitaire, et cela n’a rien de plaisant. C'est compliqué de vivre ainsi…

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