7. L'Ours à facettes

21 minutes de lecture

Albane

Je quitte la salle de réunion, qui nous sert également pour le FLE et certaines autres activités, et longe le couloir jusqu’à rejoindre le réfectoire, saluant Asma et Irina au passage. Un peu de répit ne sera pas de trop. Que dire de ce tête-à-tête avec Papa Ours, rapide mais intense ? Je préfère amplement le voir plaisanter avec moi, évidemment. Julien n’est finalement pas si fermé, juste marqué par la vie, par ses galères, et se méfie de tout et tout le monde. Compréhensible.

Je ne me suis pas vraiment reconnue dans ma façon d’être avec lui. Ou plutôt, je n’ai pas reconnu l’Albane que je suis devenue aujourd’hui, et ce, depuis déjà quelques années maintenant. Taquine, plaisantant, c’est l’ancienne moi, ça ! Celle d’il y a plusieurs années, celle d’avant, d’avant lui. Bien évidemment, il m’arrive de plaisanter. Je ne suis pas une nana rigide et coincée, mais je ne suis plus celle que j’ai vue réapparaître dans cette salle de réunion, aux côtés de cet homme aussi lunatique que beau.

Parce qu’il l’est, beau. Clairement. J’avais plus ou moins repéré le potentiel, évidemment. Ses yeux sont hypnotisants, son sourire ravageur, mais le tout était caché sous une chape de cheveux, et maintenant que le rideau a disparu, laissant place à la lumière naturelle, le potentiel d’autant plus dangereux de Julien m’est apparu au grand jour.

Je soupire en me servant un café. J’ai clairement manqué de professionnalisme. Lui dire que cette coupe lui allait bien, passe encore. C’était innocent, poli et sincère. En revanche, plaisanter sur sa barbe pour finalement lui avouer à demi-mots que j’appréciais particulièrement le voir ainsi, très moyen. Il faut que je me reprenne, que je fasse taire mon cerveau, qui s’est imaginé passer mes doigts dans cet amas de cheveux, sur ces joues barbues, sur ces lèvres tentantes. Cet homme me pousse dans mes retranchements, ce n’est pas bon. Alors, pourquoi ai-je tant apprécié nos petites joutes verbales ? Pourquoi le voir sourire m’a tant plu ?

Il me fait de l’effet. C’est indéniable, il me plaît, physiquement parlant. Surtout que, depuis mon retour en Normandie, ma vie sentimentale et sexuelle est proche du néant. Proche seulement ? Non, le néant, tout court. Les seuls câlins que je reçois sont ceux de mon chat. Je sais, quel cliché !

Si j’en crois sa façon de reluquer mon décolleté, moi aussi, je lui fais de l’effet, la réciprocité est là. Ou alors, c’est mécanique. Un homme qui voit un décolleté le regarde inévitablement, non ? Toujours est-il que, de mon côté, je n’ai plus l’habitude de tout ça. Je ne regarde plus vraiment les hommes. Oh bien sûr, je mate Hugh Jackman à la télévision avec plaisir, tout comme Ryan Gosling, Leonardo DiCaprio, Patrick Dempsey et toute la clique de Grey’s Anatomy, ou encore Jamie Dornan. J’ai des yeux, hein ! Mais, les hommes qui m’entourent, j’évite. Je ne veux pas attirer l’attention, je veux qu’on me laisse tranquille, tout simplement.

- Albane ?

Je sursaute vivement en entendant mon prénom. Perdue dans mes pensées, je n’ai pas entendu Nicolas arriver.

- Tout va bien ? me dit-il en fronçant les sourcils, posant sa main sur mon épaule.

- Oui oui. Je réfléchissais. Bon retour !

- Merci. Les vacances m’ont fait le plus grand bien.

- Je n’en doute pas ! J’aimerais savoir ce que ça fait d’y être, dis-je pour le taquiner.

- C’est toi qui refuses de les poser, je te rappelle, rit-il. Alors, comment se passe l’accompagnement de Julien ?

Pourquoi me parle-t-il de lui directement ? Plus d’une semaine d’absence et c’est la première chose à laquelle il pense ? Avant même de savoir si le départ de Géraldine est confirmé ? Si Asma a bien emmené la petite dernière voir notre psychologue pour son début de phobie scolaire ou si elle s’est braquée comme elle aime tant le faire quand il s’agit de ses enfants ?

- Ça se passe. J’apprivoise doucement l’Ours.

Nicolas rigole en acquiesçant, alors que ses yeux font un passage furtif sur mon décolleté. Voilà, c’est mécanique. Oulah, je lutte pour ne pas, moi-même, baisser les yeux dessus et éviter qu’il ne comprenne que je l’ai grillé. Il n’est pas si décolleté que ça mon pull, quand même !

- Il n’a pas l’air bien méchant.

- Il a un sens aiguisé des mots et une sacrée image des travailleurs sociaux. C’est rafraîchissant… Ou profondément agaçant, à voir. Pourquoi tu me l’as collé, sérieusement ?

- Je pense que ça peut le faire tous les deux.

- Mais encore ?

- C’était suffisant pour que je te demande de prendre la référence. Comment vont les enfants ?

- Plutôt bien. Ils ont repris du poil de la bête avec le retour à l’école, surtout la petite Sophie.

- Bien. Nous en parlerons plus longuement en réunion mardi après-midi, de toute façon.

- Bien Chef. Je file, je suis en retard, dis-je en m’arrêtant devant la fontaine à eau pour faire couler un verre pour Papa Ours.

- Eh, Albane ?

- Oui ?

- Bon boulot. Le voir inscrit au FLE même pas deux semaines après son arrivée, je ne pensais pas que ce serait si rapide.

Je fais la moue avant de froncer les sourcils. Pourquoi ai-je l’impression que Nicolas en sait davantage sur Julien qu’il ne veut bien le dire ?

- Rien n’est acquis, d’autant plus avec lui. Il n’a aucune confiance en personne et voit le mal partout. C’est un pas en avant et deux en arrière. Tantôt sympathique et taquin, tantôt bougon et désagréable. Tantôt réceptif, tantôt braqué. Un vrai yo-yo. Il va s’épuiser, le pauvre, et je me demande bien comment faire pour lui permettre, à minima, de se reposer sur moi.

- Je ne doute pas que tu sauras user de tes charmes pour l’amadouer.

User de mes charmes… Mais quels charmes ? Je tâtonne comme rarement avec Julien, j’éprouve des difficultés à le cerner. Évidemment, je ne le côtoie pas depuis très longtemps, mais j’ai un sens de l’observation plutôt aiguisé. S’il y a un bien un endroit où, d’ordinaire, je ne doute pas trop de moi, c’est ici, au travail. Pourtant, avec lui, tous mes doutes remontent à la surface. Épuisant pour moi aussi.

Lorsque j’arrive devant la porte de la salle de réunion, je vois que tout le monde est arrivé. Les tables, qui sont d’ordinaires accolées pour nos réunions, ont été déplacées de telle sorte que le groupe soit séparé en trois sous-groupes, et Asma, Irina et Julien sont installés à une table isolée au fond. Une pointe de contrariété fait son apparition, mais je la repousse rapidement. Elle n’a rien à faire ici. Julien interagit avec les autres, c’est l’essentiel. Et qu’importe si les deux mamans se sont particulièrement apprêtées pour le cours, peu importe qu’elles le dévorent des yeux et rient bruyamment devant lui. La pièce vit, c’est le principal. Les sourires sont là, c’est l’idéal. Même s’ils cachent la peine et les malheurs de tout un chacun, c’est un premier pas qui réchauffe mon cœur.

- Bonjour à ceux que je n’ai pas vus. Excusez-moi pour le retard, j’ai croisé Nicolas sur le trajet entre la machine à café et moi, je ne doute pas que vous savez tous qu’il est du genre pipelette.

Je rejoins Madhia, installée avec Tarek, un résident du bâtiment principal alors qu’ils me saluent et acquiescent. Oui, tout le monde connaît Nicolas et son penchant pour les longues conversations, pile poil quand on n’a pas le temps.

Madhia est un peu mal à l’aise, comme toujours en présence d’hommes, mais il faut être fin observateur pour le remarquer, elle est très douée pour cacher ses émotions et se donner les moyens de réussir. Son regard voyage fréquemment entre les trois hommes présents, comme si elle se demandait constamment lequel des trois allait l’attaquer le premier. Si la présence de Tarek était plus compliquée au début, elle s’y fait petit à petit et ils travaillent bien ensemble, même si elle reste sur ses gardes. Mais voir Julien en plus, sans compter le petit nouveau, Vassili, un jeune russe d’une vingtaine d’années plutôt sanguin, cela commence à faire beaucoup pour elle. Pour moi aussi, peut-être. Surtout quand je sens leurs regards posés sur moi. Sans compter que Vassili, qui n’est ici que depuis quelques jours, a déjà fait des siennes auprès de mes collègues féminines. Mais je reste professionnelle et n’en montre rien. J’ai déjà suffisamment outrepassé mon rôle pour aujourd’hui.

- Madhia, Tarek, les salué-je. Je vous explique l’exercice du jour et vous laisse tous les deux pour m’occuper de Vassili et Imani. Vous vous en sortirez très bien sans moi, mais si vous avez besoin d’aide, appelez-moi. Vous pouvez aussi demander à Julien si vous préférez. Il a accepté d’animer le cours avec moi.

Je vois Julien lever les yeux vers moi, à quelques pas de là. Est-ce de l’inquiétude ou de la gratitude ? Difficile à dire. En tous cas, les deux élèves acquiescent et je prends le temps de bien leur expliquer en quoi consiste le travail de ce soir. Avant de rejoindre mes deux novices, je fais un rapide détour par la table du fond pour déposer son verre à Julien, ainsi que les feuilles de l’exercice que j’avais préparées pour Asma et Irina.

- Mesdames, soyez indulgentes avec Julien s’il vous plaît, je n’ai pas eu le temps de lui expliquer le fonctionnement de l’atelier, même si je suis certaine qu’il s’en sortira très bien. Voici vos exercices du soir.

Je rejoins Imani et Vassili, m’installe entre eux deux et leur propose des fiches de lecture basiques des lettres et sons les plus courants en français. Il m’a été assez compliqué de trouver des documents adaptés à des adultes, si bien que j’ai fini par récupérer des cours sur internet pour les modifier, supprimer les images enfantines et les adapter à un public adulte. Les petits nounours, c’est mignon mais très infantilisant.

Imani lit en silence, comme souvent. Cette Nigériane d’une quarantaine d’années, arrivée chez nous il y a trois mois avec ses quatre enfants, est très peu loquace avec les professionnels. J’arrive à peu près à échanger avec elle lors de nos rendez-vous, mais dès qu’il y a du monde autour de nous, elle devient totalement mutique, si bien que je prends quelques minutes après nos entretiens pour de la lecture en tête-à-tête.

J’écoute d’une oreille Vassili lire avec grandes difficultés les lettres de l’alphabet, observant le groupe du fond de la salle. Julien semble très à l’aise avec Asma et Irina, et cela me contrarie qu’il ne le soit pas tout autant avec moi. Certes, mon rôle est bien différent dans l’établissement, mais je n’arrive pas à lui faire comprendre qu’il n’a rien à craindre de moi et, qu’au contraire, il peut me faire confiance. Je ne suis pas du genre à baisser les bras, pas du genre à ne pas tenir mes engagements. Sauf un. Un engagement que j’aurais préféré ne jamais prendre et que je regrette amèrement.

J’en viens à être agacée devant la vision d’un Julien totalement différent face aux femmes du bâtiment des familles. C’est épuisant de lutter contre une personne qui refuse votre aide. Je peux comprendre ses réticences, mais ne se rend-il pas compte à présent que je ne suis là que pour l’aider ? Mon naturel avenant, bien qu’un peu timide, n’aide pas pour cette fois. Encore aujourd’hui, il a attaqué rapidement avec cette histoire de pomme à la con. J’ai désamorcé le truc avec humour, ce qui l’a semble-t-il déstabilisé, mais si je répondais à chacune de ses attaques, ce serait un véritable champ de bataille entre nous.

Bien que tout cela me déstabilise, j’en éprouve également une certaine satisfaction. Oui, je suis faite de contradictions, croyez-moi. Agir avec humour, avec impulsivité, n’est plus dans mes habitudes, et je suis heureuse de voir que je n’ai pas perdu ma répartie malgré ces années de galères. Julien me fait du bien, allez savoir pourquoi, même s’il me pousse finalement à me demander qui je suis réellement aujourd’hui.

J’en suis là dans mes réflexions lorsque Vassili frappe du poing sur la table et me fait sursauter brutalement.

- Albane !

Mon cœur s’emballe et je ne contrôle plus mon corps. Je me retrouve debout, recule de quelques pas rapidement et regarde partout sauf vers le résident qui est clairement agacé si j’en crois son ton sévère.

- Listen to me, me dit-il avec un fort accent russe et une autorité bien trop naturelle.

J’inspire profondément et me décide à reprendre ma place pour ne pas lui montrer davantage mes faiblesses et ma peur. J’ai vécu avec pendant plusieurs années, je sais gérer cela. Ou pas.

- I was. Just keep going please.

Au bruit du coup de poing sur la table, les autres groupes se sont arrêtés de travailler. Tout le monde regarde vers moi. Je lance un sourire à la ronde que je veux rassurant avant que mon regard ne croise celui de Julien. J’essaie de ne pas me perdre dans ses yeux magnifiques que je vois perplexes. Irina et Asma essaient de reprendre leur activité, mais Papa Ours se lève. Il leur dit de continuer, puis se rapproche de nous.

- Et si on changeait un peu les rôles ? J’ai toujours eu envie d’écouter l’alphabet avec l’accent russe !

Il m’adresse un sourire, mais son regard est d’acier quand il se pose sur le jeune russe. J’éprouve un certain soulagement à le voir intervenir, mais il est vite accompagné d’un sentiment de honte. Je me sens faible, vulnérable face à un homme au caractère fort dans lequel je n’ai aucune confiance. De ce fait, j’ai l’impression de ne pas remplir mon rôle d’animatrice du groupe. C’est comme si je devais dépendre d’un homme pour être bien et me sentir en sécurité. Je déteste ce sentiment, encore plus aujourd’hui…

- So, start over, young man. I want to listen to you.

Alors, là, je n’en reviens pas. Voilà que Julien se met à parler en anglais ! Je ne devrais pas être surprise. Tout le monde parle anglais… Au moins un petit peu… Mais lui, il a un parfait accent ! Un accent à croquer ! J’ai l’impression d’avoir affaire à une star d’une série télévisée américaine ! Patrick Dempsey peut se rhabiller, je vous jure...

- Et vous, fermez donc la bouche ! On dirait que vous n’avez jamais vu un de vos résidents parler une langue étrangère ! Allez donc aider mon groupe ! Je m’occupe de ce jeune homme impatient. Je peux vous dire qu’avec moi, il ne va pas broncher…

Il me refait le coup du gars protecteur… Et un peu autoritaire au passage… Ce n’est pas la première fois dans mon expérience d’éducatrice que cela se produit. J’ai déjà dû faire face à des situations de violence ou d’agressivité, et souvent d’autres résidents sont venus à mon secours. Mais c’est la première fois que ça me fait cet effet là. Alors que je devrais dire quelque chose pour reprendre le contrôle de la situation, je n’ai qu’une envie, qui me fait autant rêver qu’elle me déstabilise. Aller me réfugier dans ses bras pour être protégée du monde extérieur. Et c’est comme dans un rêve que je me dirige vers la place qu’il vient de quitter… Qu’est-ce qu’il m’arrive ?

Je m’installe auprès des deux femmes qui me sourient et reprennent leur exercice avec entrain, tout en regardant Julien interagir avec Vassili. Celui-ci, en effet, ne bronche plus. Il a même l’air intéressé par ce que lui apprend Julien. Mais, c’est qui ce mec ? Il me surprend vraiment avec sa capacité à interagir avec tout le monde ! Enfin, tout le monde, sauf avec moi… Tout en participant au cours, je sens mon cerveau passer en mode actif à deux cents pour cent… Comment lui faire baisser la garde ? Si seulement il pouvait entrer en relation avec moi comme il le fait avec ce jeune souvent énervé, je pourrais alors vraiment l’aider… Et non, promis, ce n’est pas parce qu’il me plait physiquement que ça me ferait aussi plaisir ! Mais il y a cette barrière entre nous… Mon statut de travailleur social me met dans la situation de l’ennemie selon lui… La flicaille… Il me voit non pas comme une alliée, mais comme la personne qui va lui enlever ses enfants… Je me secoue mentalement et essaie de l’oublier un peu en me concentrant à nouveau sur l’activité.

- Et si on finissait ce petit cours avec une mise en situation ?

Je relève la tête, surprise par la prise de parole assurée de Julien qui a toute l’attention des participants.

- Que voulez-vous dire, Monsieur Perret ?

- Eh bien, si on veut apprendre le français, ce n’est pas qu’une question d’exercice sur un morceau de papier ! Il faut se mettre en scène et découvrir aussi la culture française ! J’ai toujours mieux appris dans mes cours de langue en pratiquant qu’en étudiant !

Son enthousiasme fait plaisir à voir. J’ai l’impression que sa participation à l’atelier lui fait oublier totalement sa situation et la galère du quotidien. Et je ne peux empêcher mon corps de réagir quand il parle de cours de langue. Je sais. J’ai l’esprit mal placé. Mais ce résident me rend folle et, honnêtement, je préfère presque que ce soit dans ce sens plutôt qu’en m’agaçant !

- Qu’avez-vous en tête ? Nous vous écoutons. Je suis curieuse de voir ce que vous nous réservez.

- Je vous propose de jouer des saynètes de la vie quotidienne. Regardez, un peu comme ça.

Je l’observe alors se lever. Il sort de la salle de réunion et referme la porte derrière lui. Je jette un œil autour de moi et je me rends compte que je ne suis pas la seule à être fascinée par tout ce que fait Julien. Il frappe à la porte. Alma, dans un sourire, lui crie d’entrer. Il entrouvre la porte et passe la tête. Je n’en reviens pas. Il se permet même de faire une grimace qui nous fait tous rire avant de reprendre son sérieux et d’entrer pour se diriger d’un pas décidé vers Tarek.

- Bonjour Monsieur, vous allez bien ?

Tarek sourit et lui serre la main.

- Oui, je vas bien.

- Non, non, non ! Pas vas ! vais ! Je. vais. bien. Recommence !

- Je vais bien !

- Bravo ! C’est comme ça qu’il faut faire !

Je ne peux que sourire devant la scène qui se passe sous mes yeux. Monsieur Bourru, Papa Ours, jovial et entraînant les autres sans aucune difficulté. Je suis à deux doigts de me pincer pour être certaine de ne pas rêver ! C’est troublant, très troublant, et m’amène à me questionner sur la vraie personnalité de Julien ? A quel moment joue-t-il un rôle ? Est-ce avec moi ? Ou ici… J’espère que c’est avec moi, même si cela me peine. Il semble beaucoup plus épanoui à cet instant qu’en entretien.

Les mises en situations se poursuivent et j’avoue être bluffée par les idées de cet homme difficile à cerner. Je me retrouve quasiment spectatrice de mon propre cours. On dit souvent que lorsque l’éducateur n’a plus rien à faire et s’ennuie, c’est qu’il a bien fait son boulot et qu’on n’a plus besoin de lui, pour autant je n’ai rien fait de particulier et me sens donc totalement inutile.

Deux coups frappés à la porte viennent nous interrompre et elle s’ouvre alors que tous lancent un joyeux “entrez”. Jordan fait son apparition et vient casser l’ambiance en une fraction de seconde.

- Eh bien, c’est la fête ici, on vous entend du bureau !

Je me retiens bien de lui dire qu’à cette heure, ce n’est pas dans notre bureau qu’il devrait se trouver et le regarde s’inviter dans la pièce en mode conquérant. Jordan est l’opposé de moi, et c’est peut-être pour cela qu’il m’est si difficile de travailler avec lui. Là où je suis motivée, lui est traînant. Là où je suis souriante, lui est morose. Là où je suis impliquée, lui est passif. En soi, nous sommes tous différents et devons apprendre à travailler ensemble. En réalité, je n’apprécie pas l’homme comme je n’apprécie pas le professionnel. Peut-être que sa drague lourde à mon encontre, encore bien présente malgré mes plus de deux ans de refus et remballages, n’aide pas, mais j’ai surtout du mal avec sa façon d’être auprès des personnes que nous accompagnons. Cet homme est parfois moqueur, irrespectueux, je-m’en-foutiste et hautain avec les résidents qu’il n’apprécie pas. Il est vrai qu’avec son mètre quatre-vingts, ses cent kilos au bas mot, et ses gros bras, il en impose. D’ailleurs, les collègues femmes, et notamment Emilie, l’assistante sociale, peuvent facilement faire appel à lui en cas de souci avec un homme réfractaire voire agressif. Il m’a déjà sauvé la mise également, je l’avoue, mais je ne l’ai appelé que parce que j’étais à deux doigts de m’en prendre une.

- Tu as besoin de quelque chose, Jordan ? demandé-je calmement.

- Non, je passais par-là et je voulais voir comment nos étrangers s’en sortaient.

- Nos “résidents” s’en sortent très bien…

J’insiste sur le mot résidents, préférant cette expression au mot “étrangers” bien trop connoté à mon goût.

- Et le petit français de la bande, il se motive finalement ?

Super, vas-y, braque-le moi aussi… Un jugement sur son implication à peine arrivé, voilà qui va rapidement faire monter la pression dans le corps, pas du tout désagréable à regarder, de Papa Ours. Il sourit à Julien d’une manière que je jugerais tout sauf sincère avant de reprendre d’une voix moqueuse qui me hérisse le poil.

- Jolie la coupe, ça ne te fait pas de mal, tu ressemblais au mec dans le film The Revenant là, après plusieurs semaines perdu dans la nature.

Julien ne moufte pas et glisse ses mains dans les poches de son jean, debout au milieu des autres. Il reste à peu près impassible, mais un pli de contrariété a pris naissance entre ses sourcils et je crois percevoir ses poings qui se serrent, cachés sous le tissu. J’ai l’impression de le voir se tendre de plus en plus à chaque mot prononcé par Jordan.

- Vous voyez de qui je veux parler ? continue Jordan. Mais si, DiCaprio ! Bon, t’es plus DiCaprio 2020 que DiCaprio dans ses belles années quoi, mais y a pire.

- Jordan, m’agacé-je en me levant pour le rejoindre. Il ne nous reste pas longtemps de cours, tu peux nous laisser ?

- Oh ben non ! Paraît que c’est moi qui vais devoir te remplacer quand tu seras en vacances, alors je veux voir comment vous fonctionnez.

Je n’ai pas prévu de vacances, c’est quoi cette histoire à la con ? Merde, je vois Julien quitter le petit groupe des résidents et aller s’asseoir dans un coin de la salle, le visage fermé. Merci Jordan. Je soupire et regagne ma place alors que ce dernier reste debout et se met à naviguer dans la pièce. La conversation entre les élèves reprend timidement, mais mon nouvel acolyte de FLE n’intervient plus et les erreurs se multiplient, m’obligeant à me rapprocher du groupe pour les corriger et leur expliquer au fur et à mesure de l’échange.

- Albane ? finit par m'interpeller discrètement Asma avant de me faire un signe de tête dans la direction de Papa Ours.

Je me tourne pour suivre son regard et remarque le petit jeu de Jordan. Il s’est posté, debout devant Julien, penché sur la table, en position de dominance totale, et parle à voix basse à mon résident (oui, j’en suis la référente, non ?), qui semble rougir de colère petit à petit. Je m’apprête à l’interpeller pour mettre fin à cet échange quand Julien se lève brusquement, le regard furieux et en position de défense.

- Foutez-moi la paix, je vous ai rien demandé !

- Hé, on se calme mon petit, ne sois pas aussi agressif, sinon, je te mets à pieds ! Tu dois me respecter sinon, j’en parle au chef et tu iras dormir dehors !

- Déjà, je ne suis pas votre petit. Et vous allez me vouvoyer et me respecter, sinon, je vais… Non, rien… Je suis pas agressif… C’est vous qui venez me chercher là !

- Je ne fais que discuter avec toi, t’emballe pas comme ça ou tu ne feras pas long feu ici et je ne donne pas cher de ton droit de garde, je te préviens.

- Jordan, l’appelé-je en me dirigeant rapidement vers eux alors que mon Ours a perdu ses couleurs et toute sa superbe. Le cours est derrière toi, c’est là qu’il faut être pour voir comment cela se passe.

- Bien sûr ma jolie, me dit-il avec un sourire niaiseux. Je discutais juste avec notre résident et il s’emballe, tu devrais mieux le tenir.

- J’ai pas besoin qu’on me tienne, juste qu’on me foute la paix et qu’on foute la paix à mes gosses ! intervient Julien, furibond en se déplaçant pour se diriger vers la porte.

Malheureusement, il est obligé de passer devant Jordan et ce dernier interprète mal la démarche de Monsieur Bourru. Il lui bloque le passage en tendant le bras droit devant lui, paume sur son torse.

- Attention à ce que tu fais ! le somme-t-il sévèrement.

- Ne me touchez pas ou je ne réponds plus de mes actes, grogne Papa Ours, prêt à sauter à la gorge de mon collègue dont je trouve le comportement encore plus révoltant que d’habitude.

Je viens me placer entre eux rapidement alors que Julien s’apprête à répondre à nouveau et lui tourne le dos pour poser ma main sur le bras de Jordan et l’abaisser.

- S’il te plaît, Jordan, tu interromps le cours là, dis-je en montrant d’un signe de main les autres résidents qui se sont arrêtés de parler.

- C’est lui qui cherche à se faire éjecter. Et je vais en parler à Nicolas, je peux te dire qu’il ne va pas faire le malin longtemps !

- Jordan ! m’agacé-je. Tu veux bien mettre de l’eau dans ton vin et éviter l’esclandre ? Les menaces ne servent à rien et tu sais sur quel bouton appuyer.

Je parle suffisamment bas pour que le groupe ne nous entende pas, mais Julien, juste derrière moi, est malheureusement témoin de notre échange. Pas très professionnel, mais il faut désamorcer la situation.

- Tu sais bien que tu n’as pas tout pouvoir. Pour le virer ou pour faire un signalement. Sans un dossier béton appuyé par plusieurs collègues, ta menace ne vaut rien.

- Oh, rit-il, mademoiselle sort les crocs et défend encore son petit protégé. Mes excuses, jolie Albane. Je vais aller fumer une clope, si on me cherche, tu sauras où me trouver !

Il me fait une révérence appuyée, un sourire mesquin plaqué sur le visage, avant de reprendre son air grave de couillon mal baisé. Oui, il m’arrive d’être vulgaire et jugeante.

- On en rediscutera, Julien.

Jordan quitte la pièce, non sans lancer un dernier regard à Julien, et je soupire une fois la porte claquée, avant de me retourner vers mon Papa Ours, dont les traits sont tirés.

- Je suis désolée. Quand je parlais de respect, je n’avais pas en tête ce genre de… Déviance possible.

- J’ai pas besoin qu’on me défende, gronde-t-il en plantant ses beaux yeux dans les miens et en croisant les bras sur son torse musclé.

Le gris de ses prunelles a pris le pas sur le bleu. La tempête couve et je voudrais juste remonter le temps de quelques minutes pour empêcher ce qui vient de se produire.

- Je…

- Non, me coupe-t-il. Vous êtes tous pareils, vous les travailleurs sociaux, c’est pas possible ! Vous parliez de respect ici ? Vous êtes tous des emmerdeurs qui se prennent pour ce qu’ils ne sont pas et se permettent de jouer avec nos vies ! Et je suis sûr que, malgré tous vos beaux discours, lorsque le chef me convoquera, vous ne direz rien et c’est moi qui serai sanctionné pour avoir levé la voix contre un membre de l’équipe...

- Nous ne sommes pas tous pareils, non, affirmé-je posément.

- C’est ça ouais, et moi je suis riche et j’ai une villa aux Bahamas.

Julien attrape sa veste posée sur sa chaise et s’apprête à quitter les lieux, mais j’attrape son poignet à son passage, ce qui le fait s’arrêter net. Lui comme moi regardons ma main entourant son avant-bras pendant quelques secondes, incrédules, avant qu’il ne se dégage de ma prise brusquement.

- Me touchez pas ! tonne-t-il alors que je lutte contre mon instinct qui me dit de reculer d’un pas au moins. Je me casse et vous laisse à vos cours ! Soi disant que je ne parle pas assez bien français pour animer un groupe avec vous ! Et soi disant aussi que je ne devrais pas me la péter en animant des cours alors que je viens d’arriver ! Je suis venu ici pour faire plaisir à ma fille, pas pour qu’un éduc, un de vos collègues me prenne pour une merde. Et ne vous avisez-pas de me retirer mes gosses, je ne sais pas de quoi je suis capable si vous faites ça. Je suis sérieux, Madame l’éducatrice.

Ses derniers mots sont jetés comme une menace, mais planent sous cette déclaration bien plus de choses que je ne veux pas analyser à cet instant. Julien quitte la pièce sans un mot de plus, toujours furieux. Tous les participants restent sans voix. Même Vassili ne trouve rien à dire... Je reste silencieuse un moment et l’observe sortir du bâtiment par la fenêtre qui donne sur la cour, la tête basse enfouie dans sa veste et sous son bonnet, les mains dans les poches. Merci Jordan, vraiment, merci. Pas comme si je ramais déjà suffisamment avec Papa Ours.

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0