6. Prof ou Grincheux ?

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Julien

- Papa ! Papa ! C’est super !! Tu es formidable !!!

Je regarde ma fille, sans vraiment comprendre ce qui cause sa joie. Je la saisis dans mes bras et dépose un baiser sur ses joues un peu rondes. Elle rentre du collège et cela faisait longtemps que je ne l’avais pas vue aussi démonstrative, aussi heureuse. Je lui ébouriffe les cheveux car je sais qu’elle va râler pour cette marque d’affection.

- Arrête, papa !!! Tu me décoiffes !

- Alors, Choupette, pourquoi tu me trouves formidable ? A part qu’il n’y a pas de meilleur papa que moi, bien entendu !

- Eh bien ! Pour le cours de Français que tu vas donner ! Toutes les dames en parlent ici ! Elles veulent toutes y aller pour voir comment tu enseignes ! Et il y en a même qui disent que c’est grâce à toi que les cours commencent enfin et que ce sera mieux qu’avec Albane toute seule !

J’ouvre grand les yeux… J’essaie d’assimiler tout ce que ma fille sort. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas autant parlé… Et je commence à comprendre ce qu’il se passe. Albane a dû encore faire des siennes… Elle m’a inscrit au cours… Elle m’a pris au mot… Alors que moi, j’avais dit oui, juste pour cacher mon embarras lorsque j’ai aperçu son décolleté. Et quand je repense à la fin de l’entretien, je ne comprends pas qu’elle m’ait quand même mis sur cet atelier. Je croyais l’avoir dégoûtée de m’aider. Elle doit être un peu maso, cette éducatrice. Mais…

- Comment tu sais que je vais faire des cours ? Qui te l’a dit ?

- Ben, c’est sur les affiches ! Je suis trop fière de toi Papa ! J’ai hâte d’être à jeudi pour venir voir comment ton cours se passe ! Je vais dire ça à ma copine, elle sera trop jalouse !

Jeudi ? Déjà ? Mais, c’est dans deux jours seulement ! Comment elle a pu me faire ça, Albane ? Sans m’en parler en plus ! Et elle dit qu’elle me respecte ?! Mais c’est quoi cette histoire ? Je ne veux pas faire ça ! Mais bon, si je me défile maintenant, ma petite Choupette va être déçue… Elle a donc une si mauvaise image de moi que ça ? Un simple atelier de français, et la voilà transformée en parlant de moi… Mais quelle éducation je lui donne, moi ? En tous cas, je me sens piégé là. Je regarde Sophie qui est allée faire ses devoirs, un sourire aux lèvres. Non, c’est sûr, je ne peux vraiment pas la décevoir. Il va donc falloir que je me coltine ce cours… Et que je ne le foire pas comme le reste de ma vie… Un vrai challenge !

Je passe mon bonnet sur mes cheveux de plus en plus hirsutes et sors un instant pour aller chercher Gabin à l’école. Je suis perdu dans mes pensées. Moi, je vais me retrouver à donner un cours de français… A plein de dames qui, jusqu’à maintenant, ont toujours été bien sympathiques avec moi. Mais si je passe pour un idiot devant elles, ça sera fini… Et il faudra peut-être même qu’on parte d’ici si je me tape la honte de ma vie ! Saleté d’éduc… Toujours à nous faire faire tout ce qu’on ne veut pas faire et qu’on pourrait remettre au lendemain… Ou à jamais…

En rentrant avec mon fils qui n’arrête pas de parler et de me raconter le moindre détail de sa dure journée où il apprend le son “L”, je ne l’écoute que d’une oreille distraite et pense à ce cours qui arrive… Deux jours… Et je ne suis même pas présentable. Avec ma crinière en folie, on dirait un ours évadé du zoo ! Pourquoi je ne suis pas encore allé voir la coiffeuse du rez-de-chaussée, moi ? Si je ne me bouge pas un peu, dans dix ans, je suis encore là ! Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi je n’arrive pas à m’en sortir ? Je ne me reconnais plus…

- Eh Gabin, rentre à la chambre, je te rejoins tout de suite, Poussin. Je vais voir la dame au bout du couloir pour voir si elle peut me couper les cheveux !

Je lui fais un petit signe de la main et vais frapper à la porte du studio numéro trois. Personne ne répond. Ah bien voilà ! C’est comme d’habitude… Quand je veux faire quelque chose, ça ne réussit pas. Je renfonce un peu plus mon bonnet et, dépité, je me retourne et me prépare à rentrer chez moi. Tout à coup, une voix avec l’accent chantant du Sud Est m’interpelle :

- Eh ben ! C’est vous qui frappez à ma porte à cette heure-ci boudiou ? On ne peut même pas finir sa sieste tranquille ?

Je m’arrête dans ma marche et me retourne. J’aperçois une dame dans la cinquantaine, d’une allure très noble. J’ai beau essayer de me rappeler son prénom, je n’y arrive pas. Sans m’approcher d’elle pour ne pas l’effrayer, je dis d’une voix que j’essaie de faire la plus douce possible.

- Excusez-moi, Madame, je ne voulais pas vous déranger. C’est juste que…

- Eh beh ! Je n’entends rien, moi ! Rapproche-toi un peu, petit, que je te voie mieux ! Et que je t’entende surtout ! Ne t’inquiète pas, mon lapin, je ne vais pas te manger !

Je n’en reviens pas. Dans la même phrase, elle m’a traité de “petit” et m’a appelé “Mon Lapin” ! Elle doit vraiment avoir un problème de vue ! Pas sûr que ce soit bon signe pour une coiffeuse !

- Je disais, Madame, que je ne voulais pas vous déranger. C’est juste qu’on m’a dit que vous pourriez peut-être me dépanner…

- Té ! Moi ? Vous dépanner ? Vous m’avez bien regardé, mon p’tit loup ? Je n’ai jamais fait de réparation de ma vie !

Je souris, amusé par ses réparties et son accent chantant qui me rappelle les vacances. Ces moments heureux où on oublie tout… Juste le bruit des cigales, le pastis et la pétanque… Qu’est ce que ça fait beauf… Mais, vu ma situation actuelle, cette vie de beauf, j’en rêverais presque. Je me reprends et sors de ma courte rêverie.

- Je voulais dire qu’Albane m’avait informé que vous étiez coiffeuse. Et…

- Ah non ! Pas ce soir ! Pas après la sieste ! Ça ne se fait pas ! Mais demain, vous pourrez venir ! Par contre, je vous préviens ! En échange, il va falloir que vous m’aidiez ! Je déménage en début de semaine prochaine, j’ai besoin de gros bras musclés comme les vôtres ! Je vous aide, vous m’aidez et la Bonne Mère sera ravie !

- D’accord, pas après la sieste. Demain, je viens avant ou après l’heure de l’apéro ?

- Venez donc à dix heures, ça ira très bien !

Le jeudi soir arrive trop vite à mon goût. Je n’ai pas recroisé Albane pour lui confirmer ma présence. Elle doit être en repos et sera surement présente ce weekend. Mais, je me doute qu’elle doit être sûre de son coup. Elle met l’affiche avant de partir, prend ses repos et revient la fleur au fusil, ravie de m’avoir piégé. Si ce n’était pas pour ma fille, je pense que j’aurais pris mes cliques et mes claques, et que je serais reparti vivre dans la voiture. Mais là, avec ma nouvelle coupe faite par Géraldine, la marseillaise, je suis dans la salle d’activité près d’une demie heure avant le début du cours. Je n’ai pas trouvé de manuel, mais je suis allé voir sur l’ordinateur en quoi pouvaient consister des cours de français pour personnes étrangères. Ça ne m’a pas beaucoup avancé, mais au moins, j’ai piqué quelques idées qui pourront surprendre ma tortionnaire et lui faire comprendre que je ne suis pas un abruti qui ne mérite pas de s’occuper de ses enfants !

D’ailleurs, j’entends des pas dans le couloir. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais je sens les battements de mon cœur accélérer. On dirait que je vais passer un examen ! Alors que je suis juste là parce que je suis quasiment le seul français qui vit dans le bâtiment des familles… Tu parles d’une qualification ! Mais bon, je ne devrais pas trop stresser quand même. A part Albane, personne d’autre ne parle français aussi bien que moi. Pour une fois, je ne serai pas le raté de l’assemblée…

Perdu dans mes pensées, je ne la vois pas tout de suite entrer dans la pièce. Je sens par contre son parfum fruité qui la précède. Je relève les yeux et j’ai l’impression qu’un ange apparaît dans la lumière du soleil qui éclaire la pièce. Je chasse ces pensées de ma tête. Il faut que j’arrête de rêver ou elle va encore en profiter pour me faire un coup tordu. Si je continue à ne penser qu’à ses jolies formes, je vais me retrouver à faire le ménage dans le bureau des éducs parce que je n’aurais pas su dire non !

- Bonjour Monsieur Perret. Déjà là ? Impatient de montrer vos talents de Prof ?

Elle arrive, enjouée. On dirait presque qu’elle est ravie que je sois là. J’ai beau essayer, je n’arrive pas à me convaincre qu’elle fait ça pour me coincer, appliquer ses méthodes éducatives apprises à l’école. Se pourrait-il qu’elle soit vraiment contente de me voir ?

- Bonjour. Impatient ? Non. Mais je n’ai pas eu le choix. Quitte à être un des sept nains, j’aurais préféré jouer le rôle de Grincheux que de Prof. Ça correspondrait plus à l’image que vous vous faites de moi.

- Rassurez-moi, je n’ai pas l’air aussi naïve que Blanche-Neige ? En revanche, j’aime comme elle fait marcher au pas les Nains, elle assure niveau autorité la princesse.

- Ca m’aurait étonné que vous ne transformiez pas ce joli conte de fées en un manifeste féministe… Et que va devenir la pomme de la connaissance alors ? Vous allez faire votre Ève et la manger ou bien vous allez vous étouffer dessus comme la maîtresse des pauvres nains qui avancent à la baguette ?

- Hum… Je pourrais l’offrir à Grincheux, si cela me permet un peu de répit. Qu’en pensez-vous ?

Je ne peux m’empêcher de sourire à sa réponse. J’essaie de la provoquer, mais tout ce que je parviens à faire, c’est de lui tendre des perches pour qu’elle prenne le dessus. Et là, quand je la vois répondre en souriant à son tour, je sens que je perds pied. Elle est dingue cette éducatrice. On dirait que ça lui plaît de venir combattre dans l'arène un ours patibulaire comme moi.

- Si vous voulez un peu de répit, vous auriez plus de chance avec du chocolat qu’avec une pomme ! Mais, j’arrête de vous embêter un peu. Dites-moi ce que vous attendez de moi. Et surtout, je voudrais comprendre pourquoi, sur l’affiche, vous avez mis en gros mon nom ! Ma fille n’a pas arrêté de me rappeler de ne pas oublier d’aller à MON cours ! Vous voulez ma mort ou quoi ? J’ai même dû passer chez la coiffeuse pour ne pas avoir l’air d’être un clochard qui essaie d’apprendre à lire aux autres !

- Vous m’avez dit que vous participeriez, j’ai inscrit votre nom. Où est le problème ? Vous comptiez vous défiler ?

Aïe ! Ça fait mal ça. Oui, je comptais me défiler. Pas bien glorieux, mais s’il n’y avait pas eu ma fille, jamais je ne serais venu à ce cours… Surtout en tant qu’animateur… Mais je ne vais quand même pas lui dire que si j’ai dit oui, c’était à cause de son décolleté qui m’avait fait perdre tous mes moyens ! Et d’ailleurs, celui du jour, il est pas mal encore. Si j’étais son directeur, je mettrais une interdiction sur des tenues comme ça !!! Enfin, elle va encore croire que je boude si je ne lui réponds pas vite. Je me reprends et je lui explique :

- J’ai surtout dit ça pour vous faire plaisir. Je ne pensais pas que vous me prendriez au mot. Mais bon, je suis là. Et je n’ai jamais fait ça de ma vie. Il n’y a bien que ma fille qui pense que je sois capable de faire ça…

- Ravie que vous en soyez arrivé à vouloir me faire plaisir.

Elle me lance un sourire satisfait en déposant la pile de documents qu’elle avait entre les bras et je regrette immédiatement mes paroles. Je me découvre un peu trop facilement avec cette sorcière, il va falloir que je redouble d’attention.

- Ce n’est pas bien compliqué, reprend-elle en se penchant sur la table à mes côtés. Ce sont des exercices basiques à travailler. Un peu d’écrit, pour le vocabulaire, et ensuite un passage à l’oral. On est sur la base d’une conversation, des choses qui peuvent être utiles dans le quotidien, regardez… Acheter une baguette de pain, demander des renseignements… Ce genre de choses.

- C’est pas un peu cliché tout ça ? Et puis, si c’est si facile que ça, comment ça se fait qu’il n’y ait pas eu plus de cours que ça ? Ma fille m’a dit que ça ne faisait pas longtemps que le cours était mis en place. Vous m’attendiez pour pouvoir enfin réussir un truc ?

Elle fronce les sourcils et soupire. Susceptible, madame l’éducatrice ? Pour autant, son self control est remarquable, car elle reprend, comme si de rien n’était alors qu’elle a vraisemblablement été contrariée par ma remarque.

- Il faut du temps pour ce genre de choses, Monsieur Perret. Déjà que certains résidents ont l’impression qu’on ne fait rien pour les aider, n’est-ce pas ? Jouer à la flicaille, ça occupe pas mal, dit-elle en me lançant un clin d'œil. Plus sérieusement, cela m’a pris un temps fou pour préparer des outils adaptés vous savez. Les cours en ligne, gratuits, pour apprendre à lire et écrire en français sont adaptés à des enfants de l’âge de votre fils, pas à des adultes. Je n’allais tout de même pas leur proposer l’histoire de Tchoupy qui apprend à compter. Les gens ont besoin d’être tirés vers le haut, pas dévalorisés…

J’ai noté son clin d'œil et j’ai presque envie d’y répondre. Mais je me retiens. Je ne veux pas qu’elle abuse encore de ma faiblesse.

- J’avoue que j’ai regardé un peu sur Internet avant de venir. Je n’ai rien vu d’intéressant. Je ne sais pas comment vous avez fait pour préparer quelque chose. Mais vous savez quoi ? Aujourd’hui, j’ai pas envie de me battre contre vous. J’ai envie de voir si on peut travailler ensemble. Je n’y crois pas, personnellement. Mais, pour faire plaisir à ma fille, je veux bien tenter quelque chose. Et donc, je me mets à votre disposition.

Je me dis qu’il faut que je fasse un effort si je ne veux pas décevoir ma choupette. Et je veux vraiment retrouver ma fille qui sourit. Si ça passe par un cours de français avec une éducatrice qui joue à la flicaille, eh bien, je vais m’adapter. C’est ce que je fais depuis que j’ai touché le fond de toute façon. Il le faut si je veux survivre à toutes ces épreuves...

- Faites-moi penser à remercier votre fille alors. Je suis contente que l’on dépose les armes pour aujourd’hui et je suis persuadée qu’on peut s’entendre, sur certains points du moins. Je vais m’occuper de ceux qui débutent pour aujourd’hui, histoire que vous preniez la température. Ça vous va ?

Elle dépose devant moi une pile de feuilles et m’observe un moment en silence avant de tourner les talons pour se diriger vers la porte.

- Je vais me chercher un café, vous en voulez un ? Ah et, au fait, Monsieur Perret… Très jolie cette coupe.

Je reste sans voix face à ce compliment. Ça fait tellement longtemps que personne ne m’en a fait un. Il y a bien Géraldine qui m’a dit que j’étais mignon peuchère, mais bon, elle n’allait pas critiquer son travail, non plus… Là, j’ai l’impression, une fois de plus, qu’Albane est sincère avec moi… Se pourrait-il que je me sois trompé sur son compte ?

- Non, pas de café pour moi. Je suis déjà assez stressé comme ça. Vous n’auriez pas un peu d’eau ?

- Bien sûr, je vous ramène ça. C’est quoi la prochaine étape, tailler la barbe ? Ou vous aimez rester caché derrière ? Je connais un jardinier qui pourrait vous tailler ça dans la forme que vous voulez vous savez.

- Tailler ma barbe ? Vous voulez que je ressemble à un bébé ? Je pensais que vous étiez éducatrice, pas esthéticienne… En tous cas, non, la barbe, je la garde. Mais vous avez sûrement raison, je devrais la tailler un peu. Je le ferai pour le prochain cours… Si je reviens…

- Cela fera plus clean auprès d’un potentiel employeur, dit-elle avec un sourire que je crois bienveillant. Mais vous avez raison, ne la rasez surtout pas, elle vous va très bien… Et participe au personnage, Monsieur Perret.

Je lève un sourcil et me dis que ce n’est pas très professionnel, toutes ces remarques…

- Vous pensez que je suis un personnage de roman ? Que je joue un rôle ? Je ne suis pas un héros ni un monstre… Je ne suis qu’un homme… Qui fait du mieux qu’il peut… Bref, vous ne devez pas pouvoir comprendre ça. Le cours va commencer de toute façon, j’entends Irina et Asma qui arrivent…

Je crois voir une ombre passer dans ses yeux, mais c’est si furtif que je me demande si je ne l’ai pas inventée de toute pièce lorsqu’elle reprend.

- On joue tous un rôle Monsieur Perret, croyez-moi, et on cherche tous à faire du mieux que l’on peut. Je comprends bien plus que vous ne pouvez l’imaginer… Je reviens dans deux minutes, dit-elle avant de sortir rapidement.

Non, apparemment, je ne l’ai pas rêvée.

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