4. L'Ours et la Harpie

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Julien

Lorsque je referme la porte derrière Albane, je ne peux m’empêcher de penser au sourire qu’elle a échangé avec ma voisine, alors que je n’ai le droit qu’aux critiques et remarques désobligeantes. Et puis, il y a aussi le fait que Gabin a l’air de beaucoup apprécier l’éducatrice. Est-ce que notre manque d’atomes crochus viendrait de moi ? Suis-je à l’origine de son énervement ? Sûrement un petit peu… Mais en même temps, quelle idée de me mettre cette jeune femme comme référente ! Je suis sûr que Nicolas a quelque chose derrière la tête avec ça… Mais quoi ? Cela l’amuse peut-être de mettre quelqu’un qui va me plaire physiquement, m’attirer indéniablement, mais tellement me porter sur les nerfs que ça va faire des étincelles… Il faudra vraiment que je lui pose la question s’il daigne me recevoir. Je ne l’ai pas encore vu depuis mon arrivée.

Je porte mon regard sur notre petit studio. On y est vraiment pas mal, même s’il est un peu vieillot. Il faut juste que l’on finisse de le ranger et ramener les affaires que j’ai laissées chez les parents de Marjory, mon ex-femme. Ils ont accepté de me prêter une partie de leur garage le temps que je retrouve une situation normale…

L’évocation de cette situation normale me remet en tête l’échange que j’ai eu ce matin avec Albane. Je ne sais même pas son nom de famille… Elle m’a mis les nerfs en tous cas avec toutes ses questions ! On dirait que je ne suis plus personne, que je n’ai pas d’autonomie, que je ne suis qu’un raté… Me demander pourquoi j’ai perdu mon travail ! Et insinuer que c’est parce que je me suis énervé !!! Rien que d’y repenser, je m’énerve à nouveau tout seul et je sens que je vais recommencer à la provoquer. Je n’ai pas besoin d’aide. J’ai fait preuve de malchance, mais ça va changer. Et je ne vais pas avoir besoin de Miss j’ai un beau décolleté qui veut vous aider ! Je ne suis pas un assisté !

Gabin et Sophie ont l’air rassuré et le stress semble déjà les avoir quittés. Gabin est devant une des toiles qui étaient sur le lit. Il essaie de la recopier. Il gribouille avec des feutres rouges un grand soleil où il a dessiné un sourire. Le voir faire me soulage et me donne de l’espoir pour l’avenir. Malgré ce que je lui ai fait subir à cause de mes conneries, il semble imperméable au stress. Il fait preuve d’une résilience qui m’étonne et me surprend. Sa sœur, par contre, m’inquiète plus. Elle s’est à nouveau enfermée dans la lecture d’un roman. Elle m’a demandé à aller avec elle dans le bâtiment principal où elle a remarqué une bibliothèque et une salle informatique. Je lui ai promis de l’accompagner pour qu’elle trouve quelque chose. Cela l’a un peu fait sourire, mais je sens qu’elle n’est pas heureuse. Je ne sais dire si c’est en raison de l’absence de sa mère ou bien de nos conditions actuelles… Elle m’en veut, je crois, de ce que je n’assure pas mon rôle de père comme ceux des autres enfants. Je suis un raté et je crois que ça va la marquer pour le reste de sa vie.

Je regarde ma montre, il est déjà seize heures vingt. Je me décide à aller voir l’assistante sociale et récupérer les bons alimentaires. Il faut bien que je les nourrisse, mes enfants… Et tant que je n’ai pas de ressources, je ne vois pas comment je peux y échapper. Je fais signe à Gabin de s’habiller et à Sophie de venir avec nous. Gabin insiste pour rester à dessiner. S’il n’y avait pas eu tous ces éducateurs qui rodaient autour de moi, je l’aurais peut-être laissé seul quelques instants, mais je ne veux pas prendre de risque. Il suffirait que cette Albane tombe sur lui tout seul pour qu’elle fasse un signalement à la DDASS et qu’on me l’enlève ! Quelle peste, cette femme ! J’ai l’impression qu’elle va vouloir contrôler toute ma vie… Malgré ses jolis mots, je n’arrive pas à lui faire confiance.

J’entraine mes deux adorable monstres vers le bâtiment principal où nous avons été accueillis à notre arrivée, pour aller voir, encore, une autre assistante sociale. J’espère qu’elle ne sera pas aussi conne que la fille du 115… Je me présente à l’accueil et salue l’éducateur installé à l’un des bureaux. Le gars ne me regarde même pas et m’ignore, faisant monter ma tension, déjà plutôt constamment élevée. Au bout d’un long moment, il se décide enfin et se bouge les fesses pour venir s’occuper de moi.

- J’ai rendez-vous avec l’assistante sociale à 16h30. Je suis Monsieur Perret du logement 24.

- Ah oui, Monsieur Perret. Moi, c’est Jordan. J’ai entendu parler de vous !

Je le regarde, l’œil noir. Qu’a-t-il bien pu entendre sur moi ? Je me dis que c’est sûrement Albane qui a dû raconter toute ma vie à tous ses collègues… Cela me convainc encore plus de tenir ma langue et de ne rien lui confier de personnel.

- Vous pouvez la prévenir que je suis là ou bien il faut que j’aille la chercher moi-même ?

- Vous énervez pas ! Je vais y aller ! Mais on a le temps, elle ne va pas s’envoler !

Je le vois se diriger avec une lenteur digne des singes paresseux vers l’arrière du bureau où il disparaît. Sophie s’adresse à moi en tirant sur ma manche :

- Papa, je peux aller dans la salle informatique pour regarder leurs livres ?

- Non, ma Choupette. Il y a ici des gens pas recommandables. Je ne veux pas te laisser seule. Tu viens avec moi, on fait vite auprès de l’assistante sociale et ensuite, on y va ensemble.

Je vois qu’elle est déçue et impatiente, mais avant que je puisse continuer, une petite femme d’environ quarante-cinq ans, un peu rondelette, arrive. Un café à la main, elle réajuste son tailleur strict et me regarde, une moue sur son visage tout rond, sous ses lunettes, rondes, bien entendu. Je m’attends à ce qu’elle me dise qu’elle s’appelle Dolores Ombrage et qu’elle travaille au ministère de la Magie, tellement elle ressemble au personnage d’Harry Potter. Je dirai ça à Sophie après l’entretien, je suis sûr que ça la fera sourire un peu.

- Voici donc le fameux Monsieur Perret. Vous êtes venu pour vos bons alimentaires, c’est bien ça ?

J’enrage de la voir manquer de discrétion comme ça. De clamer haut et fort devant tout le monde à l’accueil que je n’ai pas un rond pour nourrir mes enfants. Et puis, ça veut dire quoi, ce “fameux” devant mon nom… Je sens la rage monter en moi immédiatement et je me contrôle. Je suis là pour mendier mes tickets, je dois faire profil bas et la laisser profiter de sa supériorité. Connasse… J’espère que je ne pense pas trop fort et qu’elle ne voit pas ma colère que j’essaie de maîtriser au mieux.

- Je m’appelle Emilie, au fait. Suivez-moi dans le bureau, mais promettez-moi de ne pas vous énerver, ou alors Jordan viendra vous mettre dehors.

- Je sais rester calme, tant qu’on ne me manque pas de respect, Madame.

J’insiste lourdement sur le “Madame” et essaie de garder un ton calme, même si elle me tape vraiment sur le système. Au moins, Albane, même si elle était aussi une vraie emmerdeuse, était agréable à regarder. Là, il n’y a rien pour rattraper son manque de professionnalisme… Je reprends :

- Tout ce que je souhaite, c’est avoir mes bons et aller faire mes courses. Plus vite ce sera fait, plus vite j’arrêterai de vous faire peur. Il semblerait que j’ai déjà une mauvaise réputation ici, mais, quoi qu’on ait pu vous dire, je n’ai jamais été violent et ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer à l’être.

Je la suis dans un petit bureau. Elle est vraiment l’archétype de la femme frustrée, mal baisée qui cherche à utiliser le moindre petit pouvoir qu’elle possède. Elle m’horripile et je vois Gabin faire une grimace en la montrant à sa sœur. Je souris intérieurement en me disant que mon fils a l’air de bien savoir distinguer les bonnes personnes des mauvaises… Mais bon, si je vais dans cette direction, c’est que Albane n’est pas si mauvaise que ça… En tous cas, à côté du monstre qu’est Emilie, elle a l’air d’un ange. Je ne suis finalement pas si mal tombé que ça avec ma référente…

Je récupère les bons qu’elle me tend dédaigneusement, sans un mot, mais elle ne les lâche pas.

- Un “Merci”, ça vous arracherait la bouche, Monsieur Perret ?

Je la regarde sans ciller. Elle me provoque ou quoi ? Je ne veux pas m’énerver devant les enfants et reproduire la scène de ce matin, mais j’ai vraiment du mal à rester calme devant autant de manque de respect. Je lâche alors, de manière excessivement obséquieuse :

- Merci Madame l’Assistante Sociale. Votre bonté et votre générosité sont sans pareille et sans vous, jamais je ne pourrai survivre dans ce monde sans pitié et sans cœur.

J’entends ma fille pouffer à mes côtés. Je lui fais un clin d'œil et nous sortons tous les trois, avec les tickets en main. Un nouveau succès de Super Papa ! Nous passons à la salle informatique où un jeune homme d’origine africaine est en train de communiquer avec sa famille au pays. Il est un peu bruyant, mais n’a pas l’air dangereux. Je laisse donc Sophie aller regarder les livres pendant que Gabin s’empare d’une BD qu’il me demande de lui lire. Un vieux Tintin que j’ai lu quand j’étais petit. Il s’installe sur mes genoux et je commence la lecture en prévenant Sophie :

- Dépêche-toi, Sophie. Il faut aller faire les courses après et aller faire à manger. Et je suis sûr que si je suis en retard, Albane va me faire une remarque. Alors, on a intérêt à ce que vous soyez tous les deux au lit à vingt heures maxi !

Sophie sourit, m’écoutant à peine, toute plongée dans sa recherche d’un livre. Je me demande d’où elle tient ce goût pour la lecture. J’ai l’impression qu’elle fuit la réalité dans ses romans… J’espère que toutes ces épreuves ne vont pas trop la perturber sur le long terme. Il faut vraiment vite que je retrouve un appartement et que je les sorte d’ici. Mais avant cela, l’école est une priorité qui leur permettra de fréquenter le moins possible ce centre, de se faire de nouveaux copains et de s’épanouir davantage qu’enfermés entre quatre murs… Je finis le Tintin et je vois Sophie, un livre à la main, aller voir Jordan à l’accueil. Une fois encore, il ne brille pas par sa réactivité, mais il note le livre qu’elle a pris. Je range la BD et nous sortons faire les courses ensemble. Dès que je suis à l’extérieur, je respire à nouveau. Ça va être dur de rester dans ce centre d’hébergement si je suis toujours aussi stressé.

En rentrant, nous déposons nos courses dans un des deux grands frigos. Je laisse Gabin retourner dans le studio avec sa grande sœur et je me mets à la préparation du dîner. Je commence tôt et espère pouvoir terminer avant l’arrivée d’Albane pour éviter de nouvelles critiques. Je suis bientôt rejoint par une dame qui me dit bonjour timidement. Je lui souris pour la rassurer et me présente :

- Bonsoir, je suis Julien. Et, même si je n’en ai pas l’air, j’essaie de faire à manger !

La blonde en face de moi me sourit et me répond avec un fort accent russe et des R qui roulent à n’en plus finir :

- Je souis Irina. C’est oune plaisiRRR de vous voir.

Elle s’installe aux fourneaux, à mes côtés, et je sens son parfum venir réveiller des souvenirs enfouis au fond de moi. Cela fait tellement longtemps que je n’ai pas été à proximité d’une femme…

Alors que je me mets à quatre pattes pour chercher une poêle dans les armoires, j’entends qu’une autre personne arrive. Je relève la tête vivement et me cogne contre le coin de la porte restée ouverte.

- Aie ! Quel con ! Fais chier ! Je suis vraiment un nul !

Je m’emporte à nouveau devant ma bêtise… Mais, quand je me relève et que je vois le regard d’Albane dirigé vers moi, je m’arrête tout de suite, en me frottant la tête. Je vais encore passer pour le violent de service.

- Vous allez bien, Monsieur Perret ? Vous savez qu’il y a des enfants ici ? Il faut faire attention à votre langage !

Je regarde rapidement autour de moi et je me rends compte, un peu penaud, qu’elle a raison. Il y a en effet une mini Irina qui est arrivée. Je ravale ma colère et je m’excuse :

- Désolé, c’est la tension que je ressens ici qui me fait dérailler totalement. Cela ne se reproduira plus, Madame l’éducatrice.

Je ne sais pas pourquoi, mais je ne peux m’empêcher de la titiller alors qu’elle ne fait que son travail. Elle me répond d’ailleurs d’une voix douce qui me fait penser qu’elle a peut-être un bon fond finalement.

- Je peux comprendre que tous ces changements puissent être éprouvants… Mais… Vous saignez ! Laissez-moi regarder ça !

En me touchant la tête, je vois que j’ai effectivement un peu de sang qui coule. Je ne me suis pas raté avec cette porte. Avant que j’aie eu le temps de réagir, je la sens s’approcher de moi. Elle a récupéré un morceau de sopalin qu’elle dépose délicatement sur ma bosse après l’avoir humidifié. Je ne sais comment réagir à cette proximité. Elle se met sur la pointe des pieds pour me soigner, je sens sa poitrine qui effleure mon bras et ses doigts qui tamponnent ma blessure, mais aussi son parfum fruité qui parvient à mes narines avec force.

- Eh bien, vous ne faites rien à moitié, vous !

- Aie ! Vous me faites mal !

- Vous êtes bien douillet ! Je vous aurais cru plus solide que ça, rit-elle doucement.

Je la repousse alors et me recule un peu, perturbé par ce qui vient de se passer. Je ne sais pas pourquoi, mais avoir quelqu’un qui se préoccupe de moi comme ça, sans arrière pensée, me fait monter les larmes aux yeux. Je me retourne rapidement afin que ni Albane, ni Irina ne voient mon trouble, et je me saisis de la fameuse poêle que j’ai enfin trouvée. J’y casse quelques œufs, je rajoute un peu de fromage et fais chauffer des épinards. C’est ce que préfère Gabin. Pas typique pour un gamin de six ans, mais je crois que ça lui rappelle quand on était une famille… Il n’y a pas si longtemps que ça… Il y a une éternité.

Albane s’est mise à discuter avec Irina, faisant comme si je n’existais pas. Je ne peux m’empêcher cependant de sentir sa présence. J’essaie de me convaincre qu’elle n’est pas là pour me surveiller, que je ne suis pas jugé dans tout ce que je fais, mais je ne peux m’empêcher de trembler un peu et de faire preuve d’une maladresse qui ne m’est pas commune. Et, dans cette cuisine un peu exiguë, je suis mal à l’aise. Cela fait tellement longtemps que je n’ai pas été en contact avec d’autres adultes… Que je n’ai pas pas partagé une telle proximité avec des femmes… Pourquoi ces œufs ne cuisent-ils pas plus vite ?

- Vous devrrrriez allumer le feu, comme ça.

Irina sourit quand elle tourne le bouton allumant le feu sous ma poêle. Quel con je fais. Je suis tellement perturbé que je n’avais même pas allumé la cuisinière !

- Vous êtes sûr que votre coup sur la tête ne vous a pas causé des dommages cérébraux irréversibles, Monsieur Perret ?

Non, mais je rêve ou quoi ? Elle se moque de moi ? Je suis furieux et je vais lui dire ce que je pense, mais quand mon regard croise celui d’Albane, toute ma colère s’évapore tout de suite. Elle a l’air tellement concernée par mon état de santé que je ne peux que rester sans voix.

- Eh bien, voilà que vous perdez la parole ! Il va peut-être falloir que je vous oriente vers le médecin, si ça continue… Ou alors, c’est votre allergie aux travailleurs sociaux qui ressort ?

- Non, excusez-moi… Je vais bien… Ne vous inquiétez pas pour moi. Et ce n’est pas gentil de se moquer de moi comme ça…

Je prononce ces quelques mots rapidement, essayant d’éviter d’être submergé par mes émotions… Cette jeune femme me fait perdre tous mes moyens… C’est dingue. Et dire qu’il va falloir que je fasse des entretiens avec elle où je vais devoir la convaincre que je suis un père attentionné et pas un abruti incapable de s’en sortir seul.

Je me retourne rapidement vers le plat que je prépare et j’essaie de ne pas penser à son regard que je sens toujours sur moi. Elle semblait surprise par ma réponse, comme si le fait que je puisse m’excuser était impossible. Je sais que je n’ai pas été tendre avec elle jusqu’à présent, mais quand même, j’ai un minimum d’éducation. J’aurais peut-être dû garder mon bonnet pour qu’elle ne juge pas ma coiffure et mes cheveux bien trop longs à mon goût… J’aurais dû… Non, il faut que j’arrête de penser. L’omelette est cuite. Je vais me dépêcher de la ramener à mes enfants et fuir loin de cette cuisine où mon incompétence me fait sombrer à petits feux…

- Bonne soirée mesdames. Désolé pour le petit accident... Je viendrai faire la vaisselle dès que nous avons terminé de manger. J’espère que ça ne dérange pas !

Je m’enfuis avec mon omelette dans une grande assiette sans attendre leur réponse. Je me morigène d’avoir encore une fois eu l’air aussi incompétent…

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