Chapitre 1 - 4

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Bahamas, 1705

Ces soirs de tempête replongeaient inexorablement madame Barnes dans de douloureux souvenirs. Ils lui rappelaient sans cesse que dix ans plus tôt, son mari et elle-même avaient failli embrasser la mort et la laisser exécuter sa macabre besogne. Bien que cet incident s'achevât par une fin heureuse, cela n’empêchait pas une marque indélébile et traumatisante de sévir en son cœur. Le couple de jeunes mariés était parti d’Angleterre pour espérer trouver fortune en commerçant aux Amériques mais le navire, en proie à une horrible tempête, avait failli sombrer par le fond. La lune et les dieux furent non pas seulement témoins de la terreur et de la violence que la tempête avait su engendrer mais également de la dextérité avec laquelle l’équipage avait su mener ses passagers en sûreté. Poséidon avait-il eu pitié d'eux ou était-ce de la chance ? Jamais Emily Barnes n'aurait la réponse et, quoi qu'il en soit, ils avaient tous trouvé refuge sur l’une des sept cents îles des Bahamas. Des semaines s'écoulèrent pour les survivants avant que la météo retrouve sa clémence. Les Barnes s’étaient accoutumés à ce nouveau paysage insulaire et avaient rapidement remarqué que la localisation de l’île était un axe plutôt fréquenté. Finalement, ils décidèrent d'un commun accord de réaliser leur commerce, oui, mais aux Bahamas.

Alors que défilaient les images et que l'angoisse d'une fatalité qui n'arriva jamais enserrait ses entrailles, un second souvenir encore plus sournois vint obscurcir le tableau de sa mémoire. C’était également par un soir de tempête comme celui-ci, il a trois ans, qu'Emily avait perdu son mari des suites d’une maladie tropicale inconnue, la laissant avec deux jeunes enfants sur les bras, ainsi que leur florissant commerce de fruits et légumes. Pendant longtemps elle y avait vu la perfide vengeance du destin pour avoir bravé les flots. Mais fallait-il y voir une quelconque superstition ou malédiction à ses malheurs ? Seule, elle avait tenu une année entière avant de finalement arrêter son négoce et de vivre par elle-même, par ses cultures et par le troc, et élevant du mieux qu’elle le pouvait Bekhy et Ethan.

Perdue dans ses pensées, elle sursauta lorsque les deux chenapans jaillirent par la porte d’entrée.

— On est là ! signifia Bekhy, les cheveux en bataille et le souffle court.

Soulagée, Madame Barnes leur offrit un chaleureux sourire. Elle priait chaque jour pour que la tempête qui suivrait n'emporte pas à son tour ses enfants pour reprendre son dû.

— Lavez-vous les mains et venez manger, mes chéris.

Après de tendres embrassades, le duo fila jusqu’à la table de toilette où étaient posés un broc et une bassine en faïence, rares accessoires rescapés de la traversée de l’Atlantique, et qui avaient appartenu à la mère de feu monsieur Barnes.

À la lueur des bougies, Emily disposa les bols sur la table en bois et servit à chacun une ration égale de potage. Elle avait bien fait de récolter ses fruits et légumes au jardin la veille car, avec cette pluie torrentielle, tout ce qui n’était pas à l’abri allait être malheureusement gâché. Elle craignait une fois de plus pour les bananiers, orangers, et citronniers qui, à défaut d’en vendre les fruits, faisaient encore et toujours l’honneur d’agrémenter la composition des plats et desserts de leur petite famille. Mais il y avait également, dans le petit terrain cultivable accolé à la maison, choux, tomates et céleris qui accompagnaient la plupart des repas. Sans oublier les cinq poules qui gambadaient autour de la maison par temps clément ou qui se réfugiaient, comme en ce moment, dans leur petite cabane de bois construite par monsieur Barnes deux ans avant sa disparition. Pour tout le reste, épices, viandes, poissons, noix de coco, riz, mangues et même ananas, Emily descendait au marché du village où pêcheurs et cultivateurs voisins venaient proposer leurs produits. Comme elle autrefois.

Bekhy voyait bien que son petit frère était encore refroidi par leur joute verbale. Elle se mordit la lèvre inférieure, honteuse. Parfois, elle était trop impulsive. Sa colère à fleur de peau se portait sur lui pour un oui ou pour un non. Tout ça parce qu’elle n’avait pas voulu sortir le chercher, tout ça parce qu’elle avait peur de l’orage. Elle n’attendit pas qu’il termine de se frotter les mains dans la bassine. Elle y glissa les siennes et l’éclaboussa pour retrouver un terrain d’entente.

— Hé ! protesta Ethan.

— Allons matelot, un peu de nerf à la tâche. Ce pont ne va pas être briqué tout seul.

Ethan était partagé entre continuer à bouder ou laisser son sourire ensoleiller son visage de poupon.

— Il y a une pelle dans la remise, ajouta Bekhy.

— Pour briquer ?

— Mais non, idiot, pour creuser des trésors.

Elle lui lança un clin d’œil entendu et il acquiesça avant de s’essuyer grossièrement les mains sur sa chemise.

— Je comptais bien y retourner. Avec ou sans toi.

— Alors ce sera avec moi.

Ethan haussa les épaules. Il comprenait que sa sœur tentait de renouer leurs liens. Il avait été échaudé mais au fond, il était heureux de voir sa sœur changer d’avis.

— OK mais si tu me suis, ça veut dire que tu joueras avec moi.

Elle leva la main pour le lui jurer.

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