Chapitre 1 - 2

3 minutes de lecture

Bahamas, 1705

Madame Barnes venait d’achever la préparation du dîner. Elle scrutait par la fenêtre de la cuisine, s’essuyant les mains sur un torchon usé. Au loin, le ciel sombre et tumultueux menaçait de se fendre à tout moment. Tranchant avec la vive verdoyance naturelle alentour, il annonçait une tempête comme il n’était pas rare d’en voir dans ce coin reculé du monde, violente et impardonnable sur les plantations.

— Bekhy, où est ton frère ?

La jeune fille de dix ans, qui jouait dans sa chambre avec de vieilles poupées en tissu confectionnées par sa mère, redressa le nez et se pencha par l’entrebâillement de la porte :

— À la falaise. Il joue encore les pirates.

Il souffla un vent de panique dans le cœur de Madame Barnes, pourtant rompue aux escapades de son fils. Son délicat visage se marqua d’une ride anxieuse qui la fit paraître soudain plus âgée.

— Dépêche-toi d’aller le chercher, s’il te plait. Par ce temps, il aurait déjà dû être rentré.

Elle posa nerveusement son torchon sur le rebord de la vasque en pierre. Ses mains tremblaient.

— Et puis, de toute façon, le repas est prêt, ajouta-t-elle comme si cette excuse offrait plus de valeur à sa requête. Mais ce n’était qu’un masque pour se rassurer elle-même et minimiser ses craintes naissantes.

Bekhy poussa un long soupir. Son petit frère n’en faisait visiblement qu’à sa tête et c’était toujours à elle que l’on demandait de réparer les pots cassés. Pourquoi avait-il fallu qu’elle soit l’ainée dans cette famille ? Boudeuse, elle lança ses jouets dans son coffre en bois avant d’enfiler ses bottes, de s’emmitoufler dans son manteau et de sortir. Elle contourna la maison et remonta le sentier bordé d’arbustes et de rocailles, chemin qu’elle aurait arpenté les yeux bandés pour y avoir déjà galopé avec son frère toutes ces années. Mais pas ce soir, pas ainsi ballotée par le vent. Elle mit une ardeur folle à affronter ce géant invisible qui tentait de la repousser.

Après quelques fastidieuses minutes de marche sur ses jambes flageolantes, Bekhy gravit péniblement le dernier rocher et arriva sur le plateau foisonnant de nature qui dépeignait le bout du monde. La terre s’arrêtait là, sous ses pas, et l’étendue immense du puissant océan engloutissait tout le reste, à perte de vue. Un vertige la saisit quelques secondes et elle détourna rapidement le regard. Était-ce cette sensation grisante face à tant de grandeur qui poussait son frère à l’aventure ?

— Ethan ? Ethan !

Le jeune garçon entendit la voix fluette de sa sœur ainée transportée par le vent et se redressa de derrière la végétation. Il s’était enhardi à vagabonder au plus près de l’escarpement rocheux pour défier son équilibre tout autant que sa témérité, au détriment des éléments furieux qui auraient pu le faire basculer. Ethan aimait ça, ce vent cinglant et exalté. Il le considérait comme son meilleur allié, celui qui le portait et le gorgeait de bravoure.

— Tu n’as pas le droit d’aller aussi près, maman te l’a interdit, le gronda Bekhy.

— Si tu ne dis rien, elle ne le saura pas.

Il désigna l’horizon d’un signe du menton :

— Tu as vu l’orage qui approche ?

— Justement, il ne faut pas rester là. Maman nous attend.

Bekhy força sur sa voix pour se faire comprendre car le vent enflait de plus en plus à leurs oreilles. Ses longs cheveux noirs déliés battaient derrière elle comme les voiles déchirées d’un navire. Elle porta la main au col de son manteau pour se protéger un minimum le visage et plissa les yeux.

— Viens plutôt voir ce que j’ai trouvé, reprit Ethan avec enthousiasme. Je te parie que c’est un trésor.

Bekhy n’avait pas envie de le suivre. Elle redoutait cette terrible tempête qui approchait. Elle avait peur et sentait même un début de panique sourdre dans ses veines.

— On doit rentrer. Maintenant !

— Allez, ce ne sera pas long, c’est juste là, derrière la butte.

— Tu n’en as donc jamais assez de jouer à ce jeu idiot de pirate ?

— Ce n’est pas idiot, s’offusqua-t-il. Et ce n’est pas un jeu, j’ai vraiment mis la main sur quelque chose.

Bekhy comprit qu’elle ne parviendrait pas à faire changer son frère d’avis. Dès lors qu’une idée fixe s’amarrait à son esprit, cette dernière s’ancrait à jamais en lui. Malgré tous les arguments du monde, elle y perdrait à coup sûr. Elle dut une fois de plus s’avouer vaincue.

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