La cité des peines

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Je suis debout, nue à la fenêtre. Je fume une cigarette en contemplant le jour qui se lève. Longtemps je crois. Ici, je suis loin de tout, loin de toi surtout. Écrasée de solitude. Pas de celle que l’on vit après quelque acte héroïque, non. Parce qu’à quarante-deux ans passés, tous ces idéaux pour lesquels j’aurais été capable de déplacer des montagnes ne sont restés qu’un manifeste de bonnes intentions. Rien d’autre. Et pourtant, souviens-toi combien j’étais révoltée, adolescente déjà, et combien ton fatalisme, cette résignation de façade que tu te plaisais à afficher m’agaçait. Oui, souviens-toi de nos disputes, de mes idées utopiques de gamine immature et de nos nuits à refaire le monde quand, parfois, tu feignais d’abdiquer pour mieux conquérir mon corps. C’était hier, Fred, quand on rêvait d’autres lendemains. C’était hier, mon amour, un hier tellement lointain…

Mon regard s’égare un instant sur cette image qui trône encore dans mon salon. Une image symbole, prise le 5 juin 1989 à Pékin. Une image qui fera le tour du globe. Celle d’un homme faisant face à dix-sept chars envoyés pour réprimer la révolte du peuple chinois sur la place Tien’anmen, non loin de la Cité Interdite. Il était à peine plus âgé que moi à l’époque, et pourtant, il s’était dressé seul contre l’armée pour défendre ses concitoyens et la démocratie au péril de sa vie. " Faites demi-tour et arrêtez de tuer mon peuple ; partez ! " : telles furent ses ultimes paroles avant qu’on ne l’éloigne, l’exécute peut-être. Son acte n’empêcha pas les massacres, mais il eut au moins le courage de tenter quelque chose. Et devint dès lors mon modèle. Je ne marcherai hélas jamais dans son sillage, même pour le plus anodin de mes actes.

Mes prunelles traînent encore, s’accrochent et se figent sur une carte postale, punaisée parmi d’autres sur un panneau pêle-mêle en liège. Une carte postale aux couleurs délavées. Comme le film de mes souvenirs…

Paris, Île de la Cité, juillet 1992. J’ai vingt ans à peine, vingt ans pour l’éternité. Assise sur un banc non loin du parvis de Notre Dame, je lis un poète russe classique, Pouchkine je crois. Distraite par quelque éclat de rire, mes yeux se fixent sur un grand échalas dégingandé jouant les équilibristes, affublé d’un bucolique parapluie multicolore, debout sur un parapet en fer forgé. Amusée par cette folie légère, je m’attarde plus que de raison sur ce spectacle fantasque. Le public s’amoncelant devant moi, je me lève et m’approche de cet artiste de rue. Les figures s’enchaînent, de plus en plus périlleuses, et les pièces tintent toujours plus nombreuses dans le chapeau claque défraîchi, posé à même le sol. Je suis comme une gosse, émerveillée, avec le regard qui pétille. Il a la trentaine peut-être, et les rides naissantes d’un homme qui a trop trimé pour se payer de quoi bouffer… Et puis, cette empreinte aussi, dessinée sur son anguleux visage, celle d’une vague mélancolie gravée en lui, celle qui touche. Je ne suis pas amoureuse, non. Juste curieuse et admirative, du haut de ma petite vie bien rangée, bien ordonnée, sans problème.

Le funambule n’est pas tombé ce soir. Alors on l’applaudit à tout rompre et chacun retourne vaquer à ses occupations sans se soucier de son devenir. J’aurais voulu lui parler, l’inviter à boire un café en quelque improbable endroit de la capitale, lui offrir ma compagnie, juste bavarder un peu. Seulement, je n’ai pas osé.

Je repenserai à lui en novembre, quand les frimas de l’automne se feront piquants et les sans-abris mendieront, camouflés sous de vieux cartons avachis. Sera-t-il des leurs ou aura-t-il rejoint d’autres lassitudes ? Et puis je finirai par l’oublier, comme on oublie les rencontres d’un soir, au hasard, quelque part entre ici et ailleurs. Pourtant, il est encore aujourd’hui dans ma mémoire… Se pourrait-il qu’il symbolise à lui seul l’insignifiance de ce que je suis et le vide qui m’habite pour qu’il hante à ce point mon esprit ?

Tu vois Fred, bien au-delà de cette question restée sans réponse, plutôt narcissique d’ailleurs quand on y réfléchit un peu, il y a des centaines de cités dans le monde, et autant de causes à défendre, de peines à soulager. Mais je n’ai rien fait de toute mon existence, alors que toi, tu as eu le courage de partir, de t’engager. Sans moi.

Parce que mes jours sont comptés, mon amour, que la maladie me gangrène et que plus personne ne peut me sauver. Pas même toi.

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