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Paris, le 14 mai 2013

Ça fait longtemps que je n’ai pas remis les pieds ici. Trop de souvenirs qui font mal.

Paris, capitale de ma douleur…

Les rues de la ville lumière défilent à travers les vitres fumées de la limousine.

Une larme silencieuse coule sur ma joue, mon regard croise un instant celui de mon chauffeur dans le rétro. J’actionne la commande de la fenêtre séparative pour m’isoler.

Je suis trop conne d’être aussi sentimentale, presque nostalgique. Une nostalgie de merde oui ! A quoi bon se donner ainsi en spectacle devant cet inconnu ?

La sonnerie polyphonique de mon smartphone me sauve de ce putain de cafard qui commençait à me faire de l’œil.

— Allô ! Oui Julie, ça y est, je suis à Paris… Écoute, pourquoi pas, mais pas ce soir… Je suis crevée… Qu’est-ce que ça fait de revenir ici ? Je sais pas… Bizarre oui. C’est ça, bizarre… Non, j’ai envie de quelque chose de simple… Ben on se retrouve chez toi… Voilà, 11 heures demain matin… Parfait ! Moi aussi je t’embrasse…

Le véhicule s’arrête devant le George V.

Je fréquente les palaces depuis que ma notoriété me le permet. A Paris, c’est la première fois. La portière antagoniste s’efface, le personnel dévoué de l’hôtel m’accueille avec professionnalisme.

Le hall, la réception, l’ostentation toujours.

— Madame Zalensky, nous vous attendions. Voici les clés de votre suite-duplex.

— Merci.

— On a laissé cette enveloppe pour vous, Madame. Bienvenue au Four Seasons.

Je n’ai même pas la correction de répondre, je suis paralysée par cette empreinte, cette écriture nerveuse griffonnée sur ce papier safran : " Prête pour un retour aux sources ? "

Je décachette nerveusement le pli, y découvre une clé reliée à un médaillon doré estampillé d’un UBS 31 et accompagnée d’un bristol :

Tu te souviens ? Bien sûr que tu te souviens. Tu n’avais pas le droit de me quitter, Lily, tu n’avais pas le droit de t’enfuir. Je t’ai quand même retrouvée. Il faut dire que ta soudaine célébrité m’a grandement facilité les choses. Sauf que tu as toujours ignoré les messages que je t’ai adressés. Je savais que tu reviendrais ici. Grâce à ton blog, ta page Facebook. Aujourd’hui, tu ne peux plus reculer. Rejoins-moi à 23 heures 30 précises, à l’endroit où nos routes se sont séparées il y a vingt ans. Je t’y attendrai. Et tu viendras. Parce que tu sais que si tu n’honores pas notre rendez-vous, je balancerai tout à la presse. De quoi ternir ton image d’icône parfaite…

K

Je masque mon trouble derrière mes verres teintés, range le bristol et la clé dans mon sac à main. Un sourire contrit pour donner le change…

L’ascenseur, la suite, un pourboire… On me laisse enfin seule.

Contre toute attente, je ne m’effondre pas sur le lit king-size. Je préfère ouvrir le battant de la fenêtre et prendre l’air sur le balcon-terrasse, m’abandonner sur les toits de la ville lumière.

Je pleure, presque sans m’en rendre compte.

Julie n’a jamais rien su. Personne n’a jamais rien su. J’avais trop honte.

Et puis je suis partie sans préavis, j’ai prétexté une subite envie de changement, d’année sabbatique. J’avais besoin de me reconstruire, loin de ce lieu sordide où tout a basculé.

J’allume une cigarette, en inhale ses volutes pour m’aider à réfléchir.

Je suis piégée. Je sais que je suis piégée. Parce qu’une vidéo existe.

La vidéo de ma dernière nuit à Paris.

***

Paris, le 18 juin 1993

— Alors tu veux pas me dire ?

— Non, c’est une surprise. Mais je suis sûr que ça va te plaire…

— Donne-moi au moins l’adresse !

— Tu n’en as pas besoin, un taxi passera te prendre pour t’y conduire. La clé et le code d’accès suffisent…

Karl m’embrasse, sort du café en m’adressant un dernier petit signe de la main, le sourire aux lèvres.

UBS 31, un code énigmatique, à l’image de mon boy-friend.

On est ensemble depuis trois mois, et je ne connais presque rien de lui.

J’aime le mystère qu’il dégage, son charme ténébreux… Je suis totalement accro à son corps, à sa peau.

Le rendez-vous de ce soir m’intrigue, et m’excite aussi.

Karl est photographe, j’adore poser pour lui. Peut-être a-t-il trouvé un nouveau décor…

23 heures, le taxi est ponctuel.

Nous roulons un long moment, puis le véhicule s’arrête devant un vieux bâtiment industriel défraîchi.

L’endroit me paraît glauque, pas très rassurant en fait, mais je me dis que c’est peut-être enfin le cadre idéal que Karl et moi cherchions pour des clichés moins léchés.

Il sait combien j’apprécie le travail de Pierre Terrasson, ses mises en scène d’esprit plutôt rock. C’est donc sans appréhension que je descends de la voiture, qui s’éloigne dès que j’en ai claqué la portière.

Un portail métallique, un cadenas à code : UBS 31. Puis j’insère la clé dans la serrure.

Le battant encrassé s’ouvre sur un immense hangar désaffecté. En son centre, un lit à baldaquins éclairé par de puissants projecteurs.

Karl est là, un objectif à la main. Il n’est pas seul, cinq autres mecs torse-nu sont présents.

Pour de la figuration sans doute. C’est en tout cas ce que je m’imagine.

J’arbore une tenue à la fois sexy et glamour ; elle fait son petit effet.

Karl m’accueille, me demande de prendre des poses suggestives sur le paddock.

Sages, puis plus coquines, moins habillées. Une caméra me filme, je n’y prête pas attention.

Les clichés s’enchaînent, les compagnons de mon homme, de prime-abord discrets, se font plus pressants sans que j’en comprenne la cause. Leurs mains m’effleurent, me touchent sans que rien ne soit écrit dans le script. Le scénario dérape et m’échappe beaucoup trop vite.

Hurler et me débattre ne servira à rien. Karl délaisse à son tour son appareil et s’invite dans la danse. Et je subis, impuissante, les ardeurs animales de ces mâles rendus fous par la force et le nombre.

Je ne sais pas combien de temps ça dure, je ne sais pas par quel miracle je réussis à m’enfuir. Je cours à moitié nue dans les ruelles sombres de cette banlieue sordide. Je ne me retourne pas. J’ai trop peur de me rendre compte que mes prédateurs ne sont plus qu’à quelques mètres de moi. Ils ne me rattraperont pas.

Je finis ma nuit recroquevillée entre deux containers dans la cour intérieure d’un quelconque immeuble.

Une douche ne suffira pas à effacer les traces de leurs souillures sur mon corps.

Pour oublier, il me faudra partir. Loin.

***

New-York, une loge du Carnegie Hall, le 22 mai 2013

Mon récital de ce soir a été un triomphe.

Le bouquet d’Edmund dans le vase art-déco, son petit mot :

Je n’ai pas encore pu venir t’applaudir, ma Lily. J’espère pouvoir le faire vendredi prochain. Love…

E.

Un texto de Susan sur mon smartphone :

[Bravo maman, tu étais magnifique, épanouie. Greg et moi, on a adoré. C’est toujours OK pour le footing demain matin à Central Park ?]

Je lui réponds laconiquement. Elle ne sait rien de son géniteur - moi non plus d’ailleurs - rien des conditions de sa conception. J’ai préféré le silence. Elle aussi peut-être.

Mon passé, Paris, la Seine. Lors de mon dernier voyage, j’y ai jeté les clés de ce qui m’emprisonnait depuis si longtemps. Mes souvenirs s’y sont noyés. Je n’y retournerai pas. Jamais. La prochaine fois, c’est Julie qui viendra. En septembre, à New-York. Ce sera l’occasion de lui présenter ma fille. J’ai hâte…

Un quotidien français daté de la veille traîne encore sur la coiffeuse. A la une, les obsèques d’un des plus grands photographes hexagonaux, assassiné quelques jours plus tôt dans un hangar désaffecté. Sa réputation sulfureuse orienterait l’enquête, non encore élucidée, vers le milieu de la prostitution et du jeu.

Machinalement, je plonge ma main dans mon sac pour caresser la crosse de mon meilleur ami, celui qui me protège à chacune de mes sorties depuis vingt ans. Celui qui m’a libérée de mes démons en logeant une balle dans la tête de celui à qui je dois la plus horrible nuit de mon existence. Et il en est mort.

Moi, je peux enfin revivre…

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