Best wishes, Jack !

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Suisse, aéroport de Genève-Cointrin, 0 h 19, le 1er janvier 2000

— Allez, vas-y, c’est le dernier appel pour ton vol.

— Tu m’en veux ?

— Coline, tu m’as répété cent fois que ta vie était là-bas. C’est même la première chose que tu m’as dite le lendemain de notre première nuit !

— Jack…

— T’inquiète, je savais à quoi m’attendre…

On est sortis quoi, deux mois ensemble, à tout casser. Et encore, sortir est un bien grand mot. Baiser serait un terme plus approprié pour qualifier cette relation que nous entretenons Coline et moi depuis le début du mois de novembre. Parce qu’entre deux parties de jambes en l’air, ma girl-friend n’avait eu d’yeux que pour cet horizon canadien qui s’affichait sur tous les murs de sa chambre de bonne. Cette destination qu’elle s’apprête à rejoindre cette nuit.

— Pourquoi tu ne viens pas avec moi ? T’as pas de boulot, pas d’attache ici, rien qui te retienne.

— Et mon père ? Qui s’occuperait de lui ?

— Tu le détestes, ton père !

— De toute façon, tu ne tiens pas assez à moi pour rester alors…

— C’est dégueulasse de me balancer ça à deux minutes de mon embarquement pour Toronto ! Tu ne pourrais pas me dire quelque chose de gentil pour une fois ?

— Fais bon voyage.

— C’est on ne peut plus laconique, ça !

— J’ai pas trouvé mieux en moins de trente secondes.

— Tu ne veux pas qu’on garde le contact quand je serai là-bas ?

— Non.

— Pourquoi " non " ?

— Parce que… Parce que ça sert à que dalle de se téléphoner pour parler de la pluie et du beau temps, de s’envoyer des textos ou des mails pour s’écrire des banalités sans intérêt. Je ne t’aurai plus toi. Ton parfum, la douceur de tes lèvres, le velouté de ta peau, la chaleur de ton corps… Je n’aurai plus rien. Rien de ce qui m’importe en tout cas.

Ses prunelles se troublent, se brouillent d’un léger voile lacrymal. Sa pudeur lui interdit de me montrer clairement combien mes mots lui font mal, mais après tout, moi aussi je souffre.

— Tu ne m’embrasses pas ?

Évidemment que j’en crève de la prendre dans mes bras, l’embrasser. Seulement, l’instant d’après serait trop dur, donc je m’abstiens. Le barrage cède, le rimmel se dilue sur ses joues, elle se détourne et s’en va. Son image danse encore un moment devant moi, se floute peu à peu jusqu’à disparaître…


***


Suisse, Genève-Cointrin, parking P2, 0 h 40.

Après trois tentatives infructueuses, ma vieille guimbarde se décide enfin à démarrer. Les essuie-glaces balaient la neige qui s’échoue en flocons serrés sur le pare-brise, je mets le désembuage à fond, la route ressemble à une patinoire. Putain de jour de l’an ! Cette nouvelle décennie ne s’annonce pas plus joyeuse que la précédente. Trente piges, un appart’ pourrave, aucune rentrée d’argent régulière, pas de femme non plus. La seule qui pouvait s’en rapprocher un tant soit peu vient de me quitter au beau milieu de la salle des pas perdus d’un aéroport aussi désertique que ma morne existence. Et dire que tout à l’heure, il va me falloir tenir compagnie à mon paternel… Comme journée de merde, on ne fait pas mieux !

***

France, Étrembière (74), 1 h 15.

J’introduis la clé dans la serrure de la porte de mon pied-à-terre frontalier. Je pénètre dans mon " chez moi " lugubre. Le néon de la cuisine et mon compagnon à quatre pattes m’accueillent. Mon petit animal est comme moi, il a la phobie du noir, de l’obscurité totale.

— Salut le chat.

Ma boule de poils n’a pas de nom. J’ai eu la flemme de lui en donner un. Je l’ai recueilli un soir, il traînait sur mon balcon, mendiant quelque nourriture en miaulant. À croire que les vieux nuggets de poulet made by Mac Do lui ont plu puisque depuis, il campe dans ma piaule, sur la descente de lit. Il est comme moi, solitaire jusqu’au bout des griffes.

Je m’accroupis à sa hauteur, le caresse. Il ronronne de plaisir.

— Alors le chat, toi non plus t’as pas trouvé de minette à honorer pour fêter dignement la nouvelle année ? Ouais, t’as raison, on est mieux ici, au chaud.

Je me relève, ferme la fenêtre que je venais d’entre-ouvrir juste pour lui, m’enroule dans un plaid pour ne pas exploser ma note d’électricité, puis me dirige vers le placard pour lui dégoter une boîte de Whiskas. Une fois le met versé dans sa gamelle, mon vrai-faux siamois rechigne et le boude, préférant retourner pioncer dans la chambre.

— Ouais, j’ai compris va ! Toi aussi tu me tires la gueule… Espèce d’ingrat !

Je jette sa bouffe dans la poubelle, me laisse tomber sur une chaise. Le courrier s’entasse sur la table depuis des jours. Probablement des factures. J’y jette un œil distrait, m’attarde sur une carte de vœux en provenance de Londres :

" Hi my brother ! J’espère que tu t’éclates bien avec ta meuf, que tu profites des fêtes de fin d’année pour passer du bon temps avec elle. Qui sait, peut-être que je serai le dernier de la fratrie à quitter le club des célibataires ! Allez, bonne bourre frérot ! Et je te souhaite le meilleur. Best wishes ! Sam "

Eh non frangin ! Je suis tout seul, attablé comme un con dans mon vingt-mètres-carrés. Nostalgique, je sors de mon portefeuille une photo de Coline. Et de rage, je la déchire en morceaux, m’effondre en pleurs sur le formica. L’amour, ce sentiment absurde qui vous fait faire n’importe quoi, n’importe comment, n’importe où. Je n’ai pas choisi, mais l’intimité de mon deux-pièces me préserve du ridicule. C’est déjà ça…


***

France, Étrembière (74), 8 h 18.

Mon radio-réveil grésille depuis plusieurs minutes dans le lointain, près de mon paddock. J’émerge difficilement. J’ai mal partout, j’ai ronflé comme une loque, avachi sur la table. Je claque des dents. Ce fichu radiateur a encore rendu l’âme ! Je réchauffe un café imbuvable dans le micro-onde, l’avale d’une traite pour ne pas congeler sur place. Je rejoins ensuite ma salle de bain en titubant de fatigue, me dessape pour prendre une douche. Plus d’eau.

— Fais chier, putain !

Un coup de brosse inutile dans mes cheveux en vrac, de déo-bille aussi, un chewing-gum Freedent White pour remédier à mon haleine de chacal. Je saute au hasard dans des fringues improbables. Et avant que je ne m’éclipse, mon chat réclame à béqueter. Tant pis pour lui, le placard est vide…

***

France, Saint-Cergues (74), 9 h 02.

Je tambourine l’huisserie du chalet familial, je me pèle dehors. Austin Powers, le bâtard croisé husky du paternel, jappe comme un fou. J’actionne la poignée, la porte s’ouvre sans aucune résistance. Austin a l’agitation inquiète. Il veut me montrer quelque chose. Je le suis. Je l’aime bien ce clebs, je me suis toujours mieux entendu avec lui qu’avec mon father. Je traverse le vestibule, me pointe dans le living. Une mare écarlate. Mon père étendu sur le tapis du salon, éteint. Je me mets à sa hauteur, secoue la carcasse inanimée, hurle peut-être.

— Papa ? Papaaaa ?

Je tremble de tout mon être, je panique, trébuche, me rattrape in-extremis, me saisis du combiné téléphonique, compose le 17.

— Décrochez, vite !

Encore une saloperie de message à la con. Je coupe la tonalité.

Des voix dehors. Plein de voix. Des aboiements de chiens aussi. On cogne le chambranle.

— Gendarmerie Nationale. Ouvrez !

Mon regard hagard fixe mon reflet dans le miroir de l’entrée. Ma polaire est couverte de sang. Je songe brièvement à m’enfuir, réalise presque aussitôt la stupidité de cette idée. La baraque doit être encerclée. Je décide dès lors d’obtempérer. Le battant grince sur ses gonds, un officier me tient en joue avec son arme.

— Les mains en l’air ! Pas un geste !

— Mon père… Il… Il…

On ne me laisse pas terminer ma phrase. Une horde de types investit la bicoque. Puis tout se précipite, on me plaque contre la cloison, me menotte.

— Vous êtes en état d’arrestation…

— Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est pas moi ! Écoutez-moi bordel… C’est pas moi, je vous dis !

— Embarquez-le…


***

France, Annemasse (74), 13 h 50.

Je suis derrière les barreaux depuis des plombes. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Ce cauchemar me paraît tellement réel… J’ai froid, j’ai faim et j’ai envie de chialer comme un minot. " Best wishes " qu’il écrivait, le frangin… Tu parles ! S’il savait…

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