Traquenard

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Thornald et Grima s'éclipsèrent vers le balcon.

_ Frennar Halfredsson est sur le point de demander l'asile au roi Harald, fit Thornald. Il fera connaissance des douze Berzerkers qui l'insulteront et chercheront à l'humilier. Bien sûr, il ne se laissera pas faire et les tuera jusqu'au dernier. Si nous ne traînons pas, j'aurai peut-être le plaisir d'entendre Snorri raconter ce combat.

_ On dirait que tu connais ces sagas aussi bien que Snorri, murmura Grima. En tout cas, seul contre les douze meilleurs guerriers du pays, c'est remarquable.

_ Pas les douze meilleurs, juste les plus redoutables, corrigea Thornald. Il y a une nuance : un berzerker est dangereux parce qu'il est incontrôlable, mais un bon guerrier conserve son sang-froid. Frennar est lui même un berzerker, mais il allie à la puissance de l'ours la ruse du viking, et c'est pour cela qu'il est le meilleur guerrier du royaume. Que voulais tu me dire de si important ?

_ Tu vas mourir, Thornald.

_ Je sais, soupira Thornald. C'est ce que mon Jarl m'a dit le jour où il m'a donné ma première épée. "si tu acceptes cette épée, tu mourras au combat" m'a-t-il dit. Alors je lui ai répondu "Si je la refuse, je mourrai en labourant un champ qui ne m'appartient pas !" et j'ai pris l'épée. J'avais douze ans. La seule chose que je ne sais pas encore, c'est où et quand je devrai mourir.

_ Dans quatre jours, précisa Grima, lorsque ton navire sera attaqué par trois knärrs, par des hommes de ton peuple. Et tous les membres de ton équipage mourons en même temps, bien sûr.

_ Bien sûr, murmura Thornald. Et c'est pour jouer les oracles que tu me prives d'une des meilleures compositions de Snorri ?

_ Ça se passera dans la passe de Virelsson, poursuivit Grima. Juste après le fort de Karanya qui marque les limites du territoire du Kytar. C'est près de ton village, non ?

_ Drakkenvik est à une demi-lieue de la passe ! murmura Thornald.

Il venait de réaliser que la menace était sérieuse.

_ Raconte-moi tout, demanda-t-il. A qui dois-je ce cadeau empoisonné ?

_ Ah, tu commences à me croire, fit Grima.

_ Quand il est question de trahison, mieux vaut se renseigner chez Loki que chez Thor. En tout cas, c'est ce qu'on dit chez nous… Tiens tu portes toujours mon cadeau ?

_ Oui, et puisque tu apprécies Loki, le voici fit Grima en retournant son médaillon. Par quoi veux-tu que je commence ? Ah, qui t'a tendu ce piège ? L'Amiral Rachamas est dans le coup bien sûr, pour que ça marche, il faut qu'il mette les galères hors de portée lorsque tu sonneras du cor pour les alerter. Mais tu devines bien qu'il n'est qu'un exécutant.

_ Et le maître d'oeuvre ? Fizran ? Je sais des choses qu'il préférerait garder secrètes, mais j'ai du mal à l'imaginer dans une combine de ce genre.

_ Ce serait bien ingrat de sa part. Tu lui as sauvé la vie dans le désert, et il me semble que le Sultan t'a montré sa reconnaissance en te faisant Gardien de la Manticore.

_ En effet, reprit Thornald, et c'est dans le désert que j'ai découvert son secret, ou plus exactement une confirmation, car j'avais des doutes.

_ Peu importe ce que tu as découvert, fit Grima. Fizran sait très bien que tu n'en parleras jamais.

_ Ah, lui aussi est un oracle ?

_ Son secret est également le mien.

_ Évidemment, je n'avais pas vu les choses sous cet angle, fit Thornald pensivement. Mais maintenant que tu le dis, c'est évident… Je me demande si je n'ai pas eu des soupçons la première fois que je l'ai rencontré… et que je t'ai rencontré en même temps.

_ Ça remonte à huit ans, répondit Grima… mais je crois que je m'en souviendrai toute ma vie.


* * * * *


La hache était appuyée contre le bastingage du knärr. Le gamin également mais il était absorbé par sa contemplation du paysage. C'était le moment que Garik Haskellson attendait.

Non, c'était presque le moment…

Le moment idéal, c'est quand le capitaine monterait à bord avec les passagers. A ce moment là, le gamin allait forcément tourner la tête vers eux pour les dévisager. Il y aurait de l'animation sur le pont pendant une dizaine de secondes au moins… et il ne lui en fallait que trois pour ramasser la hache et disparaître derrière la toile qui servait à la fois d'entrepôt pour stocker les provisions et d'abri pour les passagers, quand il y en avait.

Garik Haskellson était surnommé "l'agile". Il aurait pu faire un excellent tire-laine, voire un cambrioleur, s'il avait eu la chance de naître dans une grande ville, mais le destin l'avait sournoisement placé dans une famille de guerriers nordiques et par la force des choses, il était devenu pirate. Il n'eut pas à attendre bien longtemps. Plusieurs personnes franchissaient le pont. Il y avait là le capitaine, un homme vêtu d'un riche manteau noir et pourpre et deux enfants dépenaillés. Certainement des esclaves. Garik ne perdit pas de temps à les dévisager : il s'approcha de sa proie, se saisit du manche de la hache… puis il sentit la froide lame d'un couteau lui caresser la nuque.

_ Pose cette hache, Garik ! Fit une voix juvénile.

_ Du calme gamin, répondit le voleur.

_ Pose-là!

Garik obéit. Ce gamin n'avait décidément aucun humour… mais il fallait tout de même lui reconnaître de bons réflexes.

_ Et puis, je ne suis plus un gamin. L'orque que j'ai tué il y a trois mois était un solide guerrier, encore plus gros que toi.

_ C'est d'accord, Thornald Fendeur-de-crânes, fit Garik vaincu. J'ai raté mon coup cette fois-ci, mais ce n'est que partie remise… haha ! Nos passagers ont les yeux braqués sur nous, je crois que notre petite affaire les a intrigué.

Thornald ramassa sa hache et l'attacha à sa ceinture. C'était une arme finement ouvragée et gravée de runes. Qu'elle suscite l'envie chez ses compagnons de route n'avait rien d'étonnant.

Il se mit à observer les passagers. L'homme en noir le regardait avec un étrange sourire en coin, les deux enfants ne le quittaient pas d'une semelle. Il y avait un gamin d'une dizaine d'années qui promenait son regard sur tout ce qui se présentait et une fillette de sept ou huit ans qui gardait obstinément les yeux baissés. Tous deux avaient visiblement été battus.

_ Je ne le sens pas, fit Thornald à voix basse. Ce bonhomme va nous attirer des ennuis.

Thornald n'aimait décidément pas leur client.

De son côté, l'homme en noir interrogea le capitaine :

_ Ça arrive souvent ce genre de bagarre ?

_ Ce n'est pas une vraie bagarre, Seigneur Fizran. C'est juste un petit jeu, un peu dangereux, certes… Le plus jeune a gagné une hache de bataille qui a un certain prix, je ne veux pas qu'il se la fasse voler par la première ribaude venue, alors j'ai autorisé les autres à essayer de la lui voler. Et chaque fois qu'un d'entre eux y arrive, Thornald doit lui payer une pièce d'or pour la récupérer.

_ Beaucoup de risques pour peu d'argent, murmura Fizran.

_ Beaucoup de risques pour rien ces derniers jours, répondit le capitaine. Après trois mois, il ne se laisse plus surprendre. Cette hache appartenait à mon frère Harold. Je la lui ai offert après notre dernière bataille, quand il a ouvert le crâne d'un guerrier orque.

_ Ouvert le crâne, fit pensivement Fizran.

_ Alors seigneur Fizran. Que décidez vous pour le retour ?

_ Je vais rentrer à cheval avec le gamin, répondit Fizran. La petite rentre avec vous. J'ai besoin qu'un de vos hommes veille sur elle comme sur la prunelle de ses yeux pendant le voyage.

_ Mes hommes sont tous des combattants aguerris. Elle n'a rien à craindre avec eux.

_ Et l'homme qui veillera sur elle devra aussi la protéger contre vos propres hommes… je connais trop bien les marins pour leur faire confiance ! Et ce protecteur, ce sera celui-là.

Il désigna Thornald. Le capitaine soupira.

_ Thornald Bordolfsson. Un bon combattant, un gars débrouillard… mais une vraie tête de cochon ! Si votre tête ne lui revient pas, il refusera.

_ Ha ! Fit Fizran, c'est peut-être bien le bonhomme qu'il me faut.

Le capitaine fit signe à Thornald de s'approcher.

_ Je vois que tu ne te laisses plus surprendre. Fit-il. C'est une bonne chose, je vais demander aux hommes de cesser ce petit jeu.

_ Merci Capitaine, répondit Thornald.

Il s'efforçait de ne pas trop dévisager leur passager, mais ce dernier ne le quittait pas des yeux.

_ Tu te souviens de notre passager ? Poursuivit le capitaine. Il ne rentre pas avec nous mais il a un service à te demander et ça m'arrangerait bien que tu acceptes. D'ailleurs, il t'en donnera bien… vingt pièces d'or.

_ Ah ! grogna Thornald qui ne semblait pas plus motivé.

_ Et bien je vous laisse discuter. fit le capitaine en s'éloignant.

Fizran examina le jeune guerrier.

_ Alors mon gars, fit-il. Il parait que tu es une terreur !

_ On le dit, répondit Thornald en daignant enfin regarder son interlocuteur. Mais dans cet équipage, ça ne veut pas dire grand chose. Les autres le sont aussi.

_ Ton arme est impressionnante en tout cas, comment l'as tu obtenue ? Héritage ? Prise de guerre ?

_ Héritage en quelque sorte… Je l'ai gagné à la mort d'Harold.

_ Raconte moi ça ! Demanda Fizran.

_ On était à la chasse aux orques sur les côtes de Bretagne du Sud. Il faut dire que les orques inspirent une telle panique aux Bretons qu'ils paient mille pièces d'or par navire coulé, plus dix par tête de guerrier. On avait repéré deux de leurs navires ancrés dans une baie et gardés par une troupe en armes. Le capitaine Hjarulf nous a fait débarquer deux cents mètres plus loin, il a pensé qu'une autre troupe devait être en train de piller les villages proches et constituerait une proie facile si on les surprenait en plein « travail ». Après, ce serait un jeu d'enfant de recruter quelques hommes supplémentaires sur place pour attaquer les navires par terre et par mer. Enfin, si les orques ne prenaient pas le large en abandonnant les leurs.

_ C'était un bon plan. Qu'est ce qui n'a pas marché ?

_ On est tombé nez à nez sur les orques qui retournaient à leurs navires. Ils ont chargé immédiatement, on a juste eu le temps de faire un mur de boucliers et ils étaient sur nous… Vous savez comment combattent les orques, hein ? Ils chargent sans réfléchir, concentrent leurs attaques sur l'adversaire qu'ils considèrent comme le chef et essaient de l'abattre à n'importe quel prix. C'est suicidaire comme méthode, mais si le chef flanche ou se fait abattre, toute sa troupe est désorganisée et le combat n'est plus qu'une mêlée furieuse ou les orques ont l'avantage… Bref, quand on se fait charger par une troupe d'orque, il n'y a que deux choix possibles, soit on est plus rapide qu'eux et on les fait courir, soit on tient le choc. Hjarulf s'est mis dans le mur de bouclier avec les plus costaud, j'étais en arrière avec Harold et les autres. On formait une sorte de phalange. Et voilà qu'un orque a bondi au dessus du mur de bouclier, il se battait comme un berzerker. Harold l'a embroché avec sa lance, mais ça ne l'a pas arrêté, il a ouvert la poitrine d'Harold avec son cimeterre. Je le transperce à mon tour, ma lance se casse, alors je ramasse la hache d'Harold et je frappe de toutes mes forces. Son crâne s'ouvre en deux comme une pastèque trop mûre. Après cette bataille, Hjarulf m'a dit que je m'étais bien battu et il m'a donné la hache d'Harold. Ensuite, on est tombé sur des cavaliers bretons qui poursuivaient les orques. Avec leur aide, on a attaqué les navires et les autres orques, mais c'était moins pour le butin que pour venger Harold.

_ Et c'est depuis cette bataille qu'on te surnomme le fendeur-de-crânes, c'est ça ?

_ Ouais.

_ C'est un surnom prestigieux, pour un nordique, non ?

_ Ouais, si on veut.

_ Comment ça, "si on veut" ?

_ C'est un surnom de Berzerker, fit Thornald. Les berzerkers sont craints parce qu'ils sont capables de vaincre les meilleurs guerriers et qu'ils sont incontrôlables, et ils sont respectés parce qu'ils représentent une menace, et uniquement pour cette raison. Mais un guerrier qui veut vraiment être respecté préfère l'être pour d'autres qualités. Et puis, aucun berzerker ne vit assez longtemps pour avoir une barbe blanche.

_ Tu es loin d'être sot, Thornald. Je crois bien que tu es qualifié pour me rendre un petit service. Si tu es d'accord bien sûr…

_ Faut voir, répondit Thornald. Faut voir ce que c'est et ce que c'est payé.

_ Rien de bien compliqué, reprit Fizran. Tu vois cette petite ? Je viens de l'acheter à un bonhomme qui ne s'en occupait pas bien… Je ne vais pas te faire un dessin hein. Je dois galoper pour arriver au palais de Kankazar avant demain soir et je ne peux pas l'emmener parce qu'elle n'est pas en état de galoper. Alors elle reste à bord et il faut quelqu'un pour s'en occuper. Pour la faire soigner en cours de route, pour veiller à ce qu'elle mange correctement et que personne ne la touche. Même pas ceux de ton équipage. Pour ça, je te paierai vingt pièces d'or tout de suite, tu devras sans doute en dépenser une partie pour la soigner… et vingt pièces d'or de mieux quand vous arriverez à Kankazar. Qu'est-ce que tu en dis ?

_ Donc quarante en tout ? Fit Thornald songeur. Fameuse dépense… et bien c'est d'accord !

Fizran s'agenouilla près de la fillette et lui releva le menton.

_ Petite ! Fit-il. Tu m'écoutes ? Tu vas rester quelques jours sur ce bateau… inutile de pleurer, tu n'as rien à craindre… regarde ce bonhomme avec la hache. Il s'appelle Thornald. A partir de maintenant, il va veiller sur toi et si un orque, ou n'importe quelle autre créature, essaie de te faire du mal, il le coupera en morceaux.

_ Torad ? Fit la petite en levant les yeux.

_ Ouaip, répondit Thornald. Torad, si tu préfères.

Fizran se releva et fixa Thornald droit dans les yeux.

_ Maintenant veille bien sur elle, Thornald. Parce que s'il lui arrive quelque chose, je te jure que tu auras affaire à moi.


* * * * *


Depuis le balcon du palais du Prince Ahmed, on avait une vue sur toute la ville et sur le port. Thornad était plongé dans la contemplation des navires.

_ Tu te souviens encore de ça, murmura-t-il. Moi j'avais presque oublié.

_ Comment pourrais-je oublier ? répondit Grima. Les trois jours qui ont suivi ont été les meilleurs de ma vie… tu ne me quittais jamais, tu me gardais les meilleurs morceaux de votre soupe de poissons et la nuit, je dormais tout contre toi…

_ Je ne pensais pas t'avoir fait un tel effet…

_ Tu as un souci, Thornald.

_ Oui, répondit le Nordique. Comment survivre à mon prochain voyage sans me déshonorer. Parce qu'au moment ou Mafour m'enverra explorer le passage, je pourrai difficilement lui répondre : "Pas question ! Je n'ai pas envie de me faire assassiner par les hommes que vous avez mis en embuscade." et j'avoue que j'ai du mal à trouver un autre prétexte… ha ! Quand je pense qu'hier, il a voulu m'emprunter de l'argent et je pensais qu'il était furieux que j'aie refusé.

_ A défaut d'être brillant, il faut bien lui reconnaître un certain esprit pratique et un indéniable sens des affaires... il n'aurait jamais eu à te rembourser.

_ Il m'a demandé cinq mille pièces d'or pour un achat important à faire, une occasion unique disait-il, et il m'a offert vingt pour cent d'intérêts pour six mois avec un acte certifié… mille pièces d'or de bénéfice, ça m'a semblé trop gros pour être honnête et j'ai refusé.

_ Qu'est ce que tu comptes faire, maintenant ?

_ Prendre la mer bien sûr, trouver un moyen de revenir vivant et... me réconcilier avec Mafour pour lui prêter ses cinq mille pièces d'or, parce que j'ai bien l'intention de lui faire payer les intérêts.

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