Le Mammouth m'a tuer

de Image de profil de Bernard VialletBernard Viallet

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PREFACE : « J’aurais pu… »



Ma décision est prise. Il m’en a fallu du temps, mais cette fois-ci, ça y est ! La feuille vient juste de sortir de l’imprimante. Une lettre toute simple, deux lignes de texte qui vont mettre un terme définitif à ma carrière d’instit' puis de directeur d’école de banlieue.

« J’ai l’honneur de solliciter ma radiation des cadres pour ancienneté d’âge et de services à compter de la rentrée… Veuillez agréer, Monsieur l’Inspecteur d’Académie, l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués. »

Je la relis une dernière fois et appose ma signature. Demain, je la déposerai à l’Inspection de la ville où j’exerce, que nous appellerons Saint-Aubin par commodité. Elle suivra bien gentiment la voie hiérarchique et début juillet, c’est à dire dans dix mois, je redeviendrai un homme libre. J’aurai droit à la retraite bien méritée d’un fonctionnaire « sérieux et travailleur », comme il est fait mention dans mon dernier rapport d’inspection.

Ils auraient pu ajouter « obéissant » car j’ai l’impression d’avoir toujours fait tout ce qu’on m’a demandé, d’avoir appliqué les directives les plus contradictoires avec ou sans état d’âme. Sans doute suis-je issu d’une génération de gens élevés dans une totale soumission à l’autorité et qui savent encore ce que respect veut dire…

J’aurais pu partir deux ans plus tôt, juste après l’anniversaire de mes cinquante-cinq printemps, mais je ne l’ai pas fait pour des raisons bassement matérielles. Il faut penser au taux de la pension, surtout quand on a une famille à nourrir et trois adolescents n’ayant pas terminé leurs études. J’aurais pu continuer encore quelques années, cela aurait sans doute été plus raisonnable et plus prudent. Mais tirer encore sept ou huit ans pour atteindre la limite d’âge de soixante-cinq ans, c’est au-dessus de mes forces. J’ai déjà trente six années de galère dans les jambes, alors ça suffit amplement…

J’aurais été dans un autre quartier, dans un milieu différent, le problème n’aurait pas été le même. J’aurais certainement continué. Mais ici… pas question ! Ici, c’est un autre monde, nous sommes de l’autre côté du périphérique, dans une banlieue dont le numéro commence par 9. Depuis maintenant sept ans, j’y dirige une très importante école que l’on pourrait qualifier d’internationale tant on y compte d’origines différentes. Un melting-pot un peu étrange, mais auquel je suis tellement habitué que ce sont les écoles dites «normales» c’est à dire à majorité d’autochtones qui me semblent bizarres. Dans mon école, on rencontre du black, du blanc et du beur avec pas mal de black, énormément de beur et très peu de blanc. Moins de dix pour cent de « de souche », c’est à dire de « gaulois ». Ceux qu’on pourrait prendre pour tel, à la vue de leur frimousse sont en fait, portugais, yougoslave, albanais, espagnol, colombien, chilien, russe ou polonais. Une population chasse l’autre…

Et nous devons alphabétiser tout ce monde… Mais comment y parvenir dans de telles conditions ? N’importe quelle personne de bon sens comprendrait que c’est mission quasiment impossible quand on ne peut compter que sur un ou deux enfants de souche par classe pour pratiquer le « bain de langue » indispensable à un enseignement du français digne de ce nom. Je parle d’enfants français issus de parents français s’exprimant eux-mêmes dans une langue correcte. Autant chercher le dahu ou le loup blanc ! Nous avons plutôt des enfants issus de couples mixtes, des métis et surtout beaucoup d’enfants de cas sociaux, de parents alcooliques ou drogués et récemment toute une population de squatters qui se sont rabattus sur le quartier en venant de divers immeubles illégalement occupés de la capitale. Ces personnes, ayant appris que la Mairie s’était lancée dans un généreux programme de relogement dans divers hôtels du coin au frais du contribuable, sont parvenues à profiter de l’aubaine. Il suffit semble-t-il, de raconter à une assistante sociale qu’on vient du squat de la rue Jules Moch pour qu’aussitôt, on obtienne un ticket pour une chambre à l’hôtel de la « Belle Étoile ». (Le nom est authentique. Je l’ai gardé tant je le trouve amusant…)

La population récupérée l’est beaucoup moins. En effet, dans ces situations de précarité extrême, les enfants sont les plus à plaindre, car ils se retrouvent victimes de scolarités totalement chaotiques, quinze jours ici, trois mois par-là… Résultat : certains arrivent au cours moyen sans savoir lire du tout, d’autres avec des vécus d’une extrême violence. Ils ont connu la faim, le froid, la peur, ils ont été témoins de la déchéance amenée par la drogue ou l’alcool. Et il faudrait faire des miracles ! Comme on n’a pas de baguette magique, on n’en fait pas. Loin de là ! Depuis pas mal de temps, l’Institution ne s’occupait plus que de futurs chômeurs assistés et peu lettrés, voilà que s’y ajoutent les asociaux, les toxicos et les malades mentaux…

L’école est le reflet de la société. Si l’école ne va pas bien, c’est que la société elle-même va mal. Et cela me fait beaucoup de peine de voir l’ascenseur social en panne depuis tant d’années et la machine à intégrer commencer à désintégrer des populations devenues de moins en moins intégrables. Étant à la fois témoin et acteur dans cette immense machinerie censée fabriquer de bons citoyens, je ne peux m’empêcher de me poser des questions et de me dire que je prête la main à quelque chose que je commence de plus en plus à désapprouver. Je suis persuadé que notre Institution va droit dans le mur. Tous les acteurs de terrain en sont plus ou moins conscients, mais rien ne change. Pire même, cela s’aggrave depuis près de trente ans…

Je m’aperçois que je me suis lancé un peu vite dans cette présentation et que celle-ci part un peu dans tous les sens. C’était forcé. Je me sens comme une citerne pleine à craquer dont on ouvre la bonde. Il faut que le flot s’écoule… Oui, je pars, mais j’en ai tellement sur le cœur qu’il faut bien que je raconte, que j’apporte mon témoignage. Quand je le fais de vive voix, aux amis, aux personnes de la famille ou de mon entourage direct, on m’écoute bien sûr, mais ou les gens sont atterrés de m’entendre ou ils ne me croient pas vraiment. Ils se disent que je dois exagérer. C’est impossible, inimaginable, une école de 357 gamins avec plus de 90% d’enfants d’origine étrangère. Une ville entière du même acabit, un département aux portes de la capitale, que dis-je une couronne de départements du même tonneau et puis d’innombrables banlieues exactement semblables autour de toutes les grandes villes du pays. Telle est la réalité, la masse de souffrance et d’inculture, la bombe à retardement que cela représente… Bien sûr, l’école Karl Marx n’a strictement rien à voir avec l’école Alsacienne des enfants de Monsieur le secrétaire général et de Madame l’ex-ministre !



Toujours est-il que je me trouve maintenant devant une dernière année à passer. J’avais décidé de partir tête haute, en bon état physique et mental, par respect pour les autres et pour moi-même. Je pense y parvenir. Voici venue la dernière année, la plus longue, sans doute la plus pénible, celle où l’on compte les mois, les semaines et les jours. Le plus dur, c’est de se lever le matin en se demandant quelle nouvelle tuile va encore arriver, dans quelle nouvelle galère nous allons nous trouver et comment nous allons venir à bout de tous les problèmes de la journée… Enfin, il paraît qu’il n’y a pas de problèmes, rien que des solutions. Il est exact qu’on finit toujours par venir à bout de tout, l’important étant de tenir, de durer.

Moi, je peux dire que j’ai tenu. Trente six années dans ce département dont les trois quarts en zone «sensible», ça use son homme… D’abord vingt quatre ans comme instituteur (je n’aime pas du tout le terme « professeur des écoles »), puis j’ai réussi l’exploit de résister cinq ans dans l’école de La Fontaine à La Neuville où mon prédécesseur n’avait tenu que deux ans et mon successeur pas plus longtemps. Actuellement, la direction change tous les ans et est tenue par des collègues de plus en plus jeunes et de moins en moins expérimentés.

Ici, je termine ma septième année, encore une sorte de record de persévérance. Mes devanciers n’étaient restés que quatre ans pour l’avant-dernier et deux ans pour le suivant. Quant aux équipes, elles bougent beaucoup. Cela dépend de la pénibilité du travail. Plus c’est dur, plus ça bouge et plus ça bouge, moins on trouve de gens anciens et chevronnés sur les postes. On appelle ça le turnover. C’est un baromètre de l’énorme malaise de l’Éducation Nationale en banlieue…

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