XXVI. Statu quo

9 minutes de lecture

 Jal se trouvait chez les Artanke, dans le salon au sommet de l'escalier, près du feu. Face à lui se tenait Mildred Artanke, en grande tenue, un peu raidi par le bandage sur son flanc. L'atmosphère était tendue.

  • Vous m'en voulez énormément.

 Ce n'était pas une question, Jal n'eut donc pas à répondre. Il plongeait les yeux dans le feu et n'accordait aucune attention au seigneur.

  • Je suis sûr que vous me comprenez. Ils menaçaient la vie de Lidwine. Je sais que vous tenez à elle.

 Cette fois, le messager releva les yeux.

  • Ce ne sont pas vos affaires. Et votre fille est assez grande pour s'en sortir toute seule, vous devriez vous en apercevoir. Alors non, je ne digérerai pas cette colère. Pas pour moi. J'accepterai que vous ayez menacé ma vie pour protéger Lidwine. Mais vous avez fait courir un grand danger à Liz et à Vivien. Je ne pardonne pas cela.

 Le seigneur s'approcha d'un pas, et renonça devant le mouvement de recul que ne chercha pas à cacher Jal.

  • Vous appliquez là de belles raisons, mais vous me haïssez, n'est-ce pas ?

 Cette fois, il s'agissait d'une question. Jal durcit son regard gris en une lame d'acier et renonça à masquer la crispation de sa mâchoire.

  • J'en ai le droit.
  • Ce n'est pas une véritable réponse.
  • Mon visage doit vous en dire assez.

 Mildred se laissa tomber sur le fauteuil, le front dans les mains. Son bandage taché de sang apparut sous le manteau. De longues minutes passèrent. Le silence s'alourdit encore. Artanke finit par lever la tête et poser son regard souffrant et perdu sur l'invité.

  • Dois-je craindre votre vengeance ?

 Jal se tourna vers lui. Il réfléchissait sérieusement à la question.

  • Non. Par égard pour votre fille, je ne chercherai pas à me venger personnellement, mais je ne lèverai pas le petit doigt pour vous défendre si la famille Bertili, la mienne ou la garde du capitaine Londren en décide autrement.
  • C'est... c'est généreux de votre part. Souffriez-vous que je vous en remercie ?

 Jal frémit et tendit ses mains vers le feu.

  • Pas la peine. Ne recroisez plus ma route.
  • Ça ne me gêne pas.

 Leurs regards se croisèrent, se jaugèrent. Le messager tenait la garde de son épée, prêt à toute éventualité. L'hostilité et la tension vibrèrent un instant. Jal soupira.

  • Alors nous en sommes encore là, seigneur Artanke ? Allons-nous encore nous affronter ? Vous avez vu que c'était inutile.

 Le seigneur réfléchit un instant, l'expression indéchiffrable, puis tendit la main.

  • Statu quo ?

 Jal lâcha la poignée de l'épée et tendit la main à contre-cœur.

  • Statu quo.

 Il se serrèrent la main, mais l'amertume ne quittait pas leurs yeux respectifs. Jal se sentait finalement soulagé. Il avait évité l'affrontement direct contre le père de Lidwine, sans nier son ressentiment. Le seigneur quitta la salle d'un pas lourd. Le jeune homme soupira encore et secoua la tête. Quel gâchis. Cet homme lui avait été sympathique le premier jour, si la Chape n'était pas venue ruiner leurs deux vies, ils se seraient sans doute appréciés. Jal remit son chapeau et s'en alla à son tour.

  Lidwine l'attendait à la sortie, inquiète. Elle se détendit un peu en constatant qu'il ne présentait aucune blessure, pas même son écharpe dérangée. Ils ne s'étaient pas battus. Mais elle remarqua son regard sombre et vindicatif. Elle retint son impatience et dit avec douceur :

  • Jal... Comment cela s'est-il passé ? Comment vas-tu ?

 Il posa les yeux sur elle et s'adoucit aussitôt.

  • Ne t'inquiète pas, il ne se passera rien. Je n'ai pas pardonné à ton père...
  • Moi non plus.
  • Un coin de ses lèvres se releva.
  • Mais il n'y aura pas de vengeance. En tout cas pas la mienne.

 Elle hocha la tête.

  • C'est tout à ton honneur.

Il plissa les lèvres dans une moue amère, et pour se distraire de ces sombres pensées, redirigea son attention vers le visage délicatement préoccupé et les yeux rafraîchissants de la demoiselle. Elle lui manquerait. Son cœur parut se rétracter dans sa poitrine et il mobilisa ses forces pour expirer. Il sourit en se rappelant du cadeau qu'il avait pour elle.

 Peu à peu les deux jeunes gens quittèrent la cour et marchèrent en devisant. L'après-midi se terminait, le soleil avait brillé sans parvenir à élever la température. Jal se serrait dans sa cape, Lidwine dans sa houppelande. Ils devaient rejoindre Liz chez elle, rue Batelière.

  • Ce n'est pas terminé, encore, n'est-ce pas ?
  • Je suppose que le capitaine Londren va mener une enquête ici. Mais je sais que ce n'est pas fini pour moi non plus. Telles que je vois les choses, Eurielle était le contact de la Chape ici, elle a engagé les bandits et décidé de se servir de ton père, mais elle agissait forcément sous les conseils de quelqu'un d'autre. Quelqu'un de suffisamment proche de ma famille pour connaître mon anomalie.
  • Tu as des soupçons ?

 Il passa en revue sa famille proche. Olivia, la mère de Liz, Vivien et Yoann ? Astrid, sa tante paternelle ? Sa grand-mère Juliette ? Ou peut-être le baron Barthélémy Harnan, renseigné par Imre ? Ou encore ses amis d'enfance ? Il évoqua le visage de Colombe... Était-elle capable de faire cela ? Par vengeance pour l'avoir abandonnée à ce mariage ? Il se souvenait très bien de sa rancune tenace, de cette combativité bien cachée sous son visage d'ange. Oui, si elle lui en voulait vraiment, elle était tout à fait capable de ce genre de choses. Mais quelle raison aurait-elle ? Ou alors Roch, celui qu'elle devait avoir épousé ? Mais pourquoi, encore une fois ? Il secoua la tête.

  • Je ne vois pas. Seule ma famille et des amis proches connaissent mon défaut, et je ne vois pas lequel pourrait m'en vouloir. Il y a des gens qui en sont capables, mais ils n'ont pas de raison, à ma connaissance.
  • Y en a-t-il qui ont des relations avec la Chape ou l'ordre des messagers ?
  • A part Vivien, non, aucun. Mon grand-père Pierrick a été messager, mais il est mort depuis longtemps.
  • Cela ne te fait pas peur ?

 Il fut sensible à la vibration anxieuse dans sa voix et décida de ne pas mentir.

  • Si. Mais pas plus que n'importe quelle mission de messager, finalement.

 Elle resta silencieuse encore quelques pas.

  • Tu vas bientôt partir, n'est-ce pas ?

 Il respira profondément, la tête levée vers le ciel. Il détestait cette question.

  • Je n'ai plus le droit de refuser les missions. Mais j'ai envie de rester auprès de Liz et de toi le plus de temps possible. Et toi ?
  • J'aime voyager... j'ai envie de partir, mais pas trop vite. C'est vrai, vous me manquerez. Vivien me manque aussi d'ailleurs.

 Jal acquiesça. A lui aussi... A quelle distance pouvait-il être maintenant ? Il avait dû atteindre la frontière avec le royaume de Tumnos. Pendant ce temps, ils avaient atteint la maison de Liz. Elle les attendait derrière la porte.

  • Vous voilà ! Alors, Jal, comment ça s'est passé ?

 Il considéra sa cousine, se rappelant l'entrevue. Il lâcha sobrement :

  • Statu quo.

  Le Ranedaminien ouvrit les yeux lentement, secoua la tête pour chasser une légère brume, gémit et se dressa sur ses coudes. Il avait dormi comme une souche. Il hésita encore un moment à se lever, parcourut sa chambre du regard, et finit par se dégager de la couverture. Il frissonnait. Un coup d’œil par la fenêtre lui apprit que le soleil se cachait frileusement derrière une épaisse couche de nuées insondables. Il mit ses vêtements de voyage, ceintura son épée et se coiffa de son chapeau. Quelle uchronie pouvait-il être ? Il descendit de son étage.

  • Bonjour, messire messager.

 Il fit une profonde révérence à sa logeuse.

  • Bonjour, madame ! Sauriez-vous l'uchronie qu'il est, par hasard ?
  • La première cloche a sonné il y a peu de temps.
  • Merci.
  • Vous voulez un déjeuner ?

 Elle lui tendait des biscuits sur une assiette.

  • Décidément, vous êtes une hôtesse admirable !

Il en saisit quelques-uns et croqua le premier en quittant la maison. Il devait accompagner Liz au palais pour aller à sa première séance. Il marchait nonchalamment vers la rue Batelière, relevant son col contre la froideur de l'air. Le froid ne le gênait pas, il lui rappelait même les montagnes d'Herzhir. Il arriva et toqua à la porte.

  • Liz ?
  • J'arrive !

 Elle poussa le battant en enfilant sa capuche. Elle portait une tenue vert sombre serrée et doublée de fourrure, recouverte par sa cape brune.

  • Bien dormi ?
  • Très profondément.
  • C'est bien, ton organisme récupère. Comment tu te sens ?
  • Liz... tout va bien, je suis guéri. La magie de Lénaïc et la tienne sont efficaces. Je te jure que ça va.
  • Bon grommela-t-elle, l'air de ne pas y croire une minute.
  • Tu n'as ausculté toi-même !
  • Oui, c'est bon, on y va !

 Il sourit, un peu moqueur, et la suivit alors qu'elle s'éloignait à grands pas. Ça se vexe facilement, une magicienne...

 Liz présenta le parchemin du mage Mirant au garde, qui haussa les sourcils, la considéra, regarda le sceau, et finit par la laisser franchir la grille. Par contre il plaqua une main sur la poitrine de Jal qui essayait de la suivre.

  • Pas vous. Le parchemin ne parle que de la demoiselle.

 Il recula d'un pas.

  • Bonne chance, ma sorcière préférée, ma princesse magique. Tu vas faire des étincelles, tu vas tous les émerveiller. Je compte sur toi.
  • C'est grâce à toi, mon grand. Alors pour toi, je vais tout déchirer.
  • Je n'ai aucun doute là-dessus, championne.

 Il la laissa s'éloigner avec un regard attendri et s'éloigna de la grille. Il n'avait même pas songé à se demander quand elle allait sortir du palais. Il remonta la rue, perdu dans es pensées, et tomba sur la vitrine déjà remarquée plus tôt. Le cadeau qu'il destinait à Lidwine était toujours là. Il hésita une seconde, et entra.

  Il repartit avec son paquet, très fier de lui. L'escrimeuse allait adorer. Jal frotta ses mains pour les réchauffer et souffla dedans. Soudain une main saisit son épaule par l'arrière. Il se retourna. Il ne connaissait pas ce jeune homme, brun, moustachu, au visage anxieux.

  • Vous êtes messager ?

 Jal se rengorgea.

  • Oui, monseigneur.
  • J'ai un message à vous confier.

 Il haussa les sourcils. Le jeune homme fouilla dans sa sacoche et lui tendit un rouleau, fermé par un sceau de cire.

  • Adressé à Audric Vontan, impasse Nuit-des-Brumes à Kimkaf.

 Kimkaf. La cité de la Chape. Le frisson de l'aventure, de la peur et du défi grimpait dans ses entrailles. Il prit le message.

  • De la part de qui ?
  • Noé Midril.

 Jal nota ce nom sur un coin du parchemin fermé.

  • Y a-t-il des délais ?
  • Le plus vite possible.

 Jal grimaça.

  • Si le destinataire est mort, à qui puis-je adresser le message ?
  • A Blanche Besre, danseuse au cabaret l'Autre Monde.

Jal essayait de noter mentalement toutes ces indications. Il se résolut et déclara avec solennité :

  • Très bien. J'accepte votre mission, ce message parviendra à son destinataire.

 Le dénommé Noé Midril parut immensément soulagé.

  • Merci. Désolé d'avoir l'air d'insister, mais dépêchez-vous, je vous en prie.
  • Il y a un problème ?
  • Il pourrait.
  • Désolé pour cette curiosité importune. Je m'en occupe.
  • Merci infiniment, messager. Bonne chance.

 Le jeune homme tourna les talons et laissa Jal étourdi, le parchemin dans la main. Il le regarda comme s'il ne venait pas de cette réalité, le fit tourner, et le fit glisser dans son étui. Il se sentait investi d'une force supérieure, mandaté pour le destin d'un royaume. Il sourit, béat, et soudain retomba dans la réalité.

 Kimkaf, bon sang. Il venait d'accepter une mission pour Kimkaf, le centre de gravité de la Chape, la cité des brigands par excellence, le rendez-vous des coupe-jarrets, le repaire de toutes les activités illégales. Et dans un délai très court. Il allait falloir quitter Lonn, donc Liz et Lidwine, très vite. Plus le choix. L'aventure, dont il rêvait depuis des lustres, lui tombait dessus avec la violence d'une lame de guillotine et le recouvrait tout entier. Cela ne lui déplaisait pas.

 Il réfléchit un peu à son trajet. La ville de Kimkaf se trouvait dans le royaume de Lonn, à l'extrémité occidentale, à quelques jours de route. Il carra les épaules. Bon, il allait falloir préparer son départ. Pas question, malgré ce qui semblait l'urgence du message, de partir sans avoir revu Liz. Il rentra donc directement rue des Six-Ponts.

  • Déjà rentré, monseigneur ?
  • Oui, mais je vais partir. J'aimerais régler ce que vous dois.
  • Vous partez ? Quand ?
  • Probablement demain à l'aube.
  • J'espère que tout va bien ?
  • Oui, ne vous en faites pas. On vient de me donner ma première mission. Je pars pour Kimkaf.

 Elle haussa les sourcils. Elle connaissait la réputation de la Cité des Voleurs.

  • Je vous souhaite d'en sortir vivant.
  • Très aimable à vous.

 Il régla la somme due pour sa pension et rentra chez lui pour rassembler les affaires éparpillées dans sa chambrette. Son sac bien rempli, il hésita un moment et regarda par la fenêtre. Il s'était habitué à cette vue sur la rue, sur les toits de la ville. Il essayait de blinder son cœur contre la douleur de quitter Lidwine. La faim commençait à grogner. Il secoua la tête et se leva, sortit d'un pas décidé pour trouver un endroit où manger. Il fallait également qu'il aille prendre congé de Lénaïc. Agitant toutes ces choses dans sa tête, il se perdit dans les méandres et les ruelles de la ville.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0