XXIV. Un coup au cœur, première partie

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 La douleur, glacée et indicible, lui coupa le souffle et il ne parvint même pas à crier. L'air semblait le fuir. Il vacilla, essaya d'agripper le bras d'Hovandrell et s'écroula. La douleur redoubla au choc contre la terre et lui arracha un cri étranglé. Liz s'époumona aussitôt :

  • JAAAAL !
  • Grandes Lunes, NON ! hurla la voix de Lidwine.

 Il les vit se jeter à genoux près de lui. D'autres flèches tombèrent à droite et à gauche. Il essaya de parler mais il manquait d'air ; la douleur insoutenable lui broyait les poumons. Hovandrell se dressa. Pour la première fois, sur son visage habituellement sculpté dans la pierre se lisait une véritable fureur. Elle banda son arc avec son ultime flèche, ses tresses volaient dans le souffle du brasier. Ses yeux perçants aux pupilles de derkan trouvèrent sa cible et la flèche suivit. Un cri, de l'autre côté des flammes, s'acheva en gargouillement et confirma son habileté.

  • Il faut qu'on s'en aille.

 Liz leva vers elle des yeux emplis de larmes.

  • Je n'ai plus de magie pour le soigner !

 Il tremblait, tous muscles tendus à l'extrême. Des gouttes de sueur glissaient sur son front. Liz approcha ses mains tremblantes de la flèche. A peine l'effleura-t-elle que Jal geignit sans pouvoir s'en empêcher et ses yeux papillonnèrent.

  • Jal, par toutes les Lunes, ne pars pas ! supplia Lidwine.
  • Il saigne beaucoup, nota Mildred alarmé.

 Jal baissa les yeux ; le sang maculait effectivement sa poitrine et coulait en ruisseaux jusqu'au sol. Il eut un moment de vertige quand l'odeur du sang, de son propre sang, lui envahit les narines. Liz souleva sa tête.

  • Jal, tu nous entends ?

 Il ne parvint pas à hocher la tête et se contenta de cligner des yeux. Une terrible angoisse se lisait sur le visage de la magicienne, ainsi que sur celui de Lidwine. Quelques larmes rayaient déjà ses joues noircies par le feu.

  • On va te sauver, Jal. Crois-moi, je te le jure, on va te sauver.
  • Il faut qu'on aille en ville, je n'ai plus de magie, répétait la magicienne.
  • J'en ai encore, nota Lidwine, mais je suis loin de savoir pratiquer des opérations de cette envergure.
  • Vous sauriez l'anesthésier ?

 Elle hocha la tête, indécise.

  • Je crois.

 Elle posa ses mains sur ses tempes et respira profondément.

  • Jal, n'aie pas peur. Je t'endors pour te transporter, tu comprends ? Tiens bon. Je t'en supplie au nom de toutes les Lunes, tiens bon. Si tu meurs, tu auras affaire à moi.

 Il voulait sourire mais perdit aussitôt conscience. Lidwine releva la tête.

  • Père, tu peux le porter ?

 Le regard terrible de Liz posé sur lui l'incita à acquiescer, malgré l'entaille à son flanc. Il prit Jal dans ses bras.

  • Ne le secouez surtout pas, recommanda Hovandrell, sinon la flèche va osciller et risque de percer un poumon, si ce n'est déjà fait.
  • J'ai une idée, glissa la messagère.

 Elle dégaina de sa botte une petite dague et, avec d'infinies précautions, cisailla la hampe de la flèche au plus près possible du torse raidi par la douleur de son ami. Elle serrait les dents, avec une extrême attention au moindre de ses mouvements. Tous ses muscles se détendirent lorsqu'elle put jeter à terre le morceau de bois.

  • Dépêchez-vous, les pressa l'elfe en rattachant son arc.

 Liz acquiesça silencieusement et marcha tout près de Mildred, bien décidée à ne pas le lâcher du regard. Lidwine rangea sa dague et ferma la marche, surveillant leurs arrières. Hovandrell ouvrait, avec ses yeux à vision nocturne. La magie de Liz étant éteinte, la lanterne perdue dans le combat, ils devaient faire confiance à l'elfe. Peu à peu la lumière et la chaleur du feu disparurent derrière eux.

  Le trajet se déroula dans un silence tendu et inquiet. Liz marchait dans les pas de Mildred, très attentive. Seule la respiration de son cousin, apaisée par le sort de la messagère, lui parvenait. La tension se lisait dans leur corps. Mildred trébuchait parfois, à cause de la plaie qu'il portait au flanc. Hovandrell finit par se proposer pour l'aider.

 Lidwine restait silencieuse. Elle n'aimait pas ce qu'elle venait de découvrir chez son père. Elle ne savait pas encore à quel point elle lui en voulait. Si Jal s'en sortait, elle pourrait peut-être lui pardonner. Le vent glacial de la lande se glissa sous sa houppelande, mais elle n'esquissa pas un geste pour la refermer, trop terrorisée par ce qui venait d'arriver. Jamais elle n'avait ressenti autant d'angoisse pour quelqu'un d'autre. Une terreur très précise, qui glaçait l'âme, et dont elle sentait les griffes acérées sur sa gorge. Elle ne pouvait s'empêcher de se retourner sans cesse pour vérifier que la poitrine du messager se soulevait toujours à intervalles réguliers. Parfois, les jeux d'ombres des lunes la trompaient et une panique étouffante se répandait dans ses veines en l'espace d'un instant. Les lumières de la ville, là-bas, devant elle, lui paraissait irréelles, trop chaleureuses pour le cauchemar qu'elle vivait. Dans ces maisons, des gens vaquaient à leurs occupations de la soirée en toute tranquillité et confort, peut-être certains à la fenêtre regardaient-ils briller le brasier au loin, près de la ruine de Ghyzdal, et ne savaient rien de la douleur et de la frayeur qu'elle éprouvait, ni du danger mortel qui pesait sur Jal. Peut-être le capitaine Londren avait-il deviné qu'ils y étaient pour quelque chose. Elle baissa les yeux pour essayer de repérer son chemin sur le sol inégal à la faible lueur de Loano et Merina. Lidwine regarda un bref instant sa Lune et lui adressa une vibrante prière pour la vie du messager.

 Liz trébuchait de temps à autres, la fatigue brouillait sa vue. Elle marchait dans les pas exacts d'Hovandrell, autant pour ne pas tomber que pour veiller sur son cousin. Lidwine lui jetait un regard en coin de temps en temps, à ce visage si souvent joyeux mais à présent harassé et dévasté par l'inquiétude. Cette pauvre silhouette qui paraissait si frêle, capable d'un tel déchaînement de puissance... Maintenant que sa magie était retombée, elle avait repris l'apparence d'une jeune fille de quinze ans, complètement dépassée par les événements. Elle avait encore besoin de son cousin pour veiller sur elle. Lidwine soupira et redirigea ses yeux vers Lonn qui s'approchait.

 Arrivés au pied des remparts, l'escrimeuse eut un instant de panique. Comment entrer dans la ville ? Il n'était pas question de refaire le chemin de l'aller en sens inverse, pas avec Jal mourant. Les portes principales de la ville ne bougeraient pas avant le lendemain matin. Elle se tourna vers Hovandrell qui ne paraissait pas avoir d'hésitations.

  • Par ici. Je sais par où entrer.

 Elle acquiesça sans poser de questions, elle avait trop besoin de bonnes nouvelles. L'elfe les fit contourner le palais adossé aux remparts et passer du côté de la ville méridionale. Presque tous les membres de l'équipe fatiguaient. Chaque pas devenait une épreuve,et chaque seconde qui passait représentait un risque supplémentaire pour Jal. Son visage inerte, inexpressif, les motivait à avancer toujours un peu plus. L'archère leur montra une porte dérobée dans la muraille.

  • C'est tout près de la place de la Dernière Loi, où j'habite et où l'humain Dernéant est venu me chercher. J'ai choisi cet endroit parce qu'il y avait une issue cachée. Les elfes détestent se retrouver sans échappatoire.

 Lidwine s'appuya contre la pierre. Liz poussa le battant et découvrit une ruelle tordue et étroite. On n'y voyait pas à quelques mètres. Elle avança pour laisser passer Mildred et Hovandrell qui portaient son cousin, et Lidwine passa la dernière. Sentir enfin l'abri des remparts derrière eux détendit un peu l'équipée. Mais l'état de Jal devenait critique. Sa respiration déjà sifflante faiblissait de minute en minute et parfois s'entrecoupait de toux interminables.

  • Il faut qu'on trouve Lénaïc, dit la magicienne.
  • Le docteur Érode n'est-il pas plus fiable ?
  • A cette uchronie, il risque de refuser de nous ouvrir. Et il ne sera pas d'accord avec ce que nous venons de faire.
  • Juste. Vous savez où loge Lénaïc Fauxoll ?
  • Oui, avenue des Haches.
  • Je connais, dit Hovandrell. Avancez.

 Liz soupira. C'était dans ses instants que le sens de l'orientation de son cousin leur manquait. L'elfe glissait parfois des indications de direction. Des carrés de lumière débordaient des fenêtres et s'écoulaient sur le pavé mouillé. Heureusement la mémoire d'Hovandrell était très sûre. Liz leur indiqua une porte que rien ne distinguait des autres, à la peinture écaillée.

  • Laissez-moi l'appeler.

 Personne ne s'y opposa ; elle se détacha du groupe et alla tambouriner à la porte.

  • Lénaïc ! Lénaïc ! C'est moi, Liz ! Ouvre vite ! Jal va mourir ! Lénaïc, ouvre vite, je t'en prie ! Tu m'entends ? C'est Liz ! Jal est en danger !

 Des mouvements bruissèrent derrière le battant.

  • Liz ?
  • Ouvre !

 La serrure cliqueta et l'étudiant parut dans l'encadrement. Il portait une large chemise de nuit blanche. En voyant le visage dévasté de la magicienne et l'elfe impassible derrière elle, ses yeux ensommeillés s'écarquillèrent et retrouvèrent leur vivacité. Mildred Artanke apparut avec Jal à demi-mort dans les bras. Lui-même chancelait sur ses appuis.

  • Grandes Lunes, souffla Lénaïc.

Liz se dépêcha d'occuper le terrain.

  • Il est blessé par une flèche et je n'ai plus de magie. Il nous faut de l'aide, vite, ou il va mourir.

 Cela permit à l'étudiant de reprendre ses esprits. Il ouvrit largement le battant et désigna une table qu'il débarrassa promptement du désordre qui l'encombrait.

  • Il est inconscient ?

 Mildred le déposa sur le plateau et s'affala dans un fauteuil percé.

  • Lidwine l'a anesthésié, mais avant il était conscient.
  • Il respire ?
  • Oui, mais je crains que la flèche n'ait percé le poumon.
  • J'ai scié la hampe mais il reste la pointe, précisa Lidwine.

 Lénaïc renifla et se retourna pour fouiller un coffret de métal.

  • Liz, tu veux bien m'assister ?
  • Tout de suite.

 Il ne fut pas dupe de ses yeux qu'elle essayait tant bien que mal de garder ouverts et de ses gestes hésitants.

  • Tu as besoin d'un transfert.
  • Non. Occupe-toi de lui en priorité.
  • Tu risques de faire des bêtises si tes gestes tremblent.

De guerre lasse, elle lui donna sa main et y reçut un afflux de magie régénérante. Elle s'ébroua.

  • OK, je suis prête.

 Lénaïc opina du chef et enleva la cape, la veste et la chemise du messager. Il eut le souffle coupé en découvrant la plaie. Il reprit son calme, se tourna vers Liz et lui tendit une pince allongée.

  • Tiens-toi prête.

 Il serra les dents, croisa son regard et prit un scalpel. Avec des gestes précautionneux et maîtrisés, il incisa autour de la plaie déjà percée. Il apercevait la pointe cruelle fichée dans la chair.

  • Elle a touché le poumon.

 Lidwine sentit très nettement les siens se vider de leur air comme un fruit qu'on presse sous l'effet de l'affolement.

  • On peut encore le sauver ?
  • En tout cas, on va essayer.

 Son sang-froid apparent ne suffit pas à la calmer. L'opérateur dégageait la pointe sans toucher au poumon.

  • A toi, Liz.

 Elle déglutit, saisit la flèche avec sa pince et tout doucement essaya de l'extraire.

  • Je n'y arrive pas. J'ai peur d'aggraver son cas.
  • Il faut l'extraire, absolument.

 Elle serra les dents et redoubla d'efforts. Le petit triangle de métal finit par sortir avec un son écœurant. Liz jeta la pointe ensanglantée. Jal saignait beaucoup. Lénaïc saisit un linge blanc et pressa sur la plaie. Le tissu se teinta très vite de rouge.

  • Il saigne trop, grogna-t-il.

 Il maintint la pression. Ses doigts se maculaient de sang peu à peu. La respiration de Jal devenait chaotique. Liz prit son pouls et ouvrit des yeux effrayés.

  • Lénaïc ! Son cœur bat beaucoup trop vite !

 L'étudiant pâlissait de seconde en seconde. Son amie l'aidait à maintenir la pression sur la plaie. Le messager allongé était blanc comme la mort.

  • Le tube vert ! A droite ! exigea le chirurgien d'une voix coupante.

 Lidwine bondit de son siège et courut vers l'étagère. Elle fouilla parmi les flacons à gestes précipités.

  • Celui-ci ?

 Lénaïc ne répondit pas mais tendit la main. Elle l'y déposa. Liz avait compris et lui tendit une seringue. L'étudiant vérifia l'étiquette et injecta le sirop vert. Il se détendit un peu et soupira.

  • Ça devrait calmer le flux.
  • Ce n'est pas risqué ? s'inquiéta l'escrimeuse.
  • Ça l'est. Mais moins que sa situation actuelle.

 La réponse parut lui convenir. Elle contemplait le visage immobile et pâle du messager avec une émotion visible, puis son regard glissa sur sa poitrine, vers le tissu qui couvrait la blessure, trempé de sang. Les larmes revinrent à la charge. Elle s'écarta. Lénaïc retira la toile rougie. Le flux sanguin s'était effectivement calmé et le cœur avait ralenti. Il examina les profondeurs de la lésion.

  • Liz, une aiguille et du fil.

 Elle obéit sans un mot. Lénaïc se mordit la lèvre.

  • Je ne suis pas opérateur, moi. Je n'ai jamais fait ça. Je n'ai que seize ans !
  • Tu es un étudiant brillant, et c'est grâce à toi s'il n'est pas encore mort en dépit de son état critique. Dépêche-toi ! le houspilla la magicienne.

 Il se pencha et très lentement rapprocha les bords de la plaie. Plus personne n'osait respirer. Ses mains ne tremblaient pas. Il transperçait à intervalles réguliers le poumon déchiré du jeune seigneur. Liz vérifiait le pouls et écoutait son souffle. Après une bonne minute de silence absolu, il coupa le fil et se redressa.

  • C'est bon.

 Il posa ses mains sur la poitrine de Jal, une main sur le cœur, à l'opposé de la plaie, et l'autre juste au-dessus. Ses mains s'illuminèrent et la magie se glissa sous la peau. Son front se plissa sous l'effort ; il faisait jaillir, de toutes ses forces, la puissance dont il disposait. La plaie cessa de saigner, la couture se souda sur toute sa longueur. La respiration du blessé s'accentua. Liz recula et lâcha son poignet. Comme plus tôt avec Anselme, la magie illumina le torse du messager, l'entoura de longs faisceaux qui s'enroulaient en sifflant autour de lui. Cela ne dura que quelques secondes, Jal redescendit se poser sur la table. Les chairs déchirées restaient bien visibles. Lénaïc n'avait pas assez de magie pour pour achever la guérison. La plaie restait dangereuse, profonde, mais au moins la vie de Jal n'était plus dans la balance dans l'immédiat. Le magicien vacilla et s'appuya sur la table.

  • On peut le réveiller ?

 Lénaïc laissa passer un moment à reprendre son souffle avant de répondre.

  • Mauvaise idée. Dans cet état, il ne sent pas la douleur, et ce serait dangereux de faire redémarrer le flux sanguin.

 Il lâcha le rebord de bois avec effort. Liz l'écarta d'autorité.

  • Je m'en occupe.

 Elle déchira un bandage et entoura le thorax de son cousin de trois couches croisées. Lénaïc revint de la pièce voisine avec une couverture qu'il jeta sur Jal. Lidwine remonta le bord jusque sous son menton et ramassa son chapeau tombé à terre.

  • Dors bien, chevalier de la Plume. Tu vivras.

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