XVII. Les mains de la sorcière

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  • ANSELME ! hurla Jana en se précipitant.

 Liz, figée, une expression horrifiée sur le visage, considéra ses mains comme si elles étaient explosives.

  • Je...

 Des larmes lui montèrent aux yeux, elle courut vers l'élève. Jana soulevait sa tête doucement et cherchait son pouls. Liz arriva hésitante.

  • Que... Qu'est-ce qu'il... Je peux... ?
  • NE LE TOUCHE PAS ! Sorcière !

 Elle recula, choquée. L'amie d'Anselme avait hurlé à s'en déchirer les cordes vocales ; elle sanglotait.

  • Tu l'as tué ! TU L'AS TUE !

 Vivien se releva comme propulsé par un ressort. Liz recula encore d'un pas ; ses mains tremblaient.

  • Non... Je... C'est impossible... Il n'est pas mort !

 Irina entra sur le clos, courut vers lui et posa ses mains sur son front.

  • Il n'est pas mort, mais ça ne va pas tarder si on ne le soigne pas. Aide-moi, Jana, je te prie.

 Cette réponse parut procurer à Liz un immense soulagement. La professeure et l'amie d'Anselme le soulevèrent et le sortirent du clos pour le déposer à l'écart sur l'herbe. Vivien dévala les gradins tandis que Lénaïc rejoignait la Vorodienne. Elle se jeta dans ses bras où elle éclata aussitôt en sanglots. Il la reçut maladroitement, essaya de la rassurer mais elle n'écoutait rien. Son frère arriva.

  • Liz, par toutes les Lunes !

 Elle se blottit dans les bras de son frère.

  • Je suis un monstre ! Vivien ! Je ne veux plus... Anselme ! Vous... v-v-vous... être en danger... Il faut m'enfermer ! Je n'ai pas pu... j'ai...

 Sa voix se brisa, elle regarda à nouveau ses mains ouvertes avec effroi et partit dans un long cri de bête blessée.

  • Chut ! Ne dis pas n'importe quoi ! Ma petite princesse... N'aie pas peur.

 Vivien se sentait désarmé. Jamais il n'avait vu le visage de sa sœur ainsi déformé par la terreur, la détresse, la culpabilité. Ses yeux agrandis brillaient d'une lueur hagarde et son souffle saccadé lui fit craindre qu'elle ne s'évanouisse. Les nerfs de ses bras se tendaient comme des cordes à violons. Elle fixait le sol, poings serrés, et psalmodiait d'une voix étrangement lointaine :

  • Je suis un monstre...
  • Liz.

 C'était Irina.

  • Il faut que tu vienne le soigner. Il n'y a que toi qui ait un potentiel suffisant pour réparer les dégâts que tu as provoqués, sinon il va mourir.

 Elle écarta Vivien d'autorité, essuya ses larmes et suivit la professeure. Jana essaya de lui en interdire l'approche.

  • Non ! Laisse-le tranquille !
  • Mais... s'il te plaît... Jana... je t'en supplie, je dois... je dois faire quelque chose !

 Tout le monde voyait qu'elle retenait ses larmes.

  • Laisse-la faire, conseilla Irina. C'est la seule façon de sauver Anselme à présent.

 Liz la supplia du regard et elle finit par accepter. La jeune femme s'agenouilla et l'enveloppa aussitôt d'un cocon de magie lumineuse, empli de son envie de se racheter. Le convalescent s'éleva à trente pouces du sol, en lévitation, et des rayons étincelants sifflaient en s'enroulant autour de lui comme des fouets. Liz le reposa au sol et laissa aussi retomber ses mains.

  • Il devrait s'en sortir.

 Anselme respirait calmement, toujours inconscient mais vivant. Jana glissa une main hésitante sur le front de son ami pour en chasser une mèche.

  • Comme il est pâle...
  • Jana... Vraiment, je suis désolée... Je n'ai jamais eu l'intention de... c'était juste un mouvement de colère, je ne pensais pas que ce serait si violent.
  • Tu ne seras plus jamais ma camarade, cracha l'étudiante. Je n'essaierai pas de me venger, parce que tu l'as sauvé, mais ne t'attends pas à la moindre indulgence de plus de ma part !

 Liz parut à nouveau au bord des larmes et courut se réfugier dans les bras de son frère.

  • Vivien ! Regarde ce que j'ai fait ! Comment veux-tu que je vive si mon moins mouvement met tout le monde en danger ? D'ailleurs, éloigne-toi, toi aussi ! Je vais te blesser ! Disparaissez, tous ! Je vais encore faire du mal ! Allez, filez !

 Elle fit un geste du bras, comme pour les chasser, et Vivien, Jana, Irina, ainsi que Jal qui les avait rejoints, perdirent l'équilibre, fauchés par une poussée incontrôlée. La magicienne brune étouffa aussitôt un cri sanglotant de désespoir, et se précipita pour relever son frère. Jal se remit sur ses pieds en cherchant le haut et le bas, et aida Jana à se lever. Liz pâlit encore d'un ton quand la professeure Irina se dressa en face d'elle.

  • Nous allons nous réunir pour juger de votre sort, mademoiselle Bertili. La magie agressive est interdite, vous avez blessé un élève et attaqué quatre personnes dont un professeur.

 L'énoncé de ses crimes involontaires frappa Liz avec l'acuité d'un coup de fouet. Accablée, elle se laissa tomber à genoux, la tête basse. Des larmes silencieuses ruisselaient sur ses joues, sans qu'elle lève même la main pour les essuyer. Vivien essaya de s'approcher d'elle pour la consoler.

  • Ma petite princesse...

 Elle le repoussa du coude, se leva et s'enfuit vers la serre de l'académie. Personne ne chercha à la poursuivre.

  Ils réintégrèrent le clos, à l'exception de Jana qui resta veiller sur Anselme, mais plus aucun d'entre eux ne prêtait réellement attention à l'arène. Lénaïc, dévasté, murmura :

  • Je ne pourrais jamais continuer le tournoi avec Liz dans cet état... Je ne peux pas viser les honneurs alors que je devrais être avec elle et l'aider ! Elle va m'en vouloir !

 Jal lui prit l'épaule.

  • Au contraire, tu dois réussir pour elle. Tu sais combien elle s'en voudra si tu échoues à cause d'elle. Tu ne crois pas qu'elle a assez souffert ?

 Lénaïc inspira profondément et releva la tête avec un regard triste.

  • Je vais essayer.

 Jal tenta courageusement un sourire et grimpa pour reprendre sa place dans les gradins à la suite de Vivien abattu. Irina échangea quelques mots avec Goulven Divef qui paraissait complètement dépassé par la situation. Il secoua la tête, incrédule, et raffermit sa voix avant d'annoncer la poursuite du tournoi. Irina remit son bandeau pour désigner deux nouveaux adversaires. Les duellistes retinrent tous leur magie, refroidis par ce qui venait d'arriver, et le duel s'acheva dans un silence de mort.

  • Qu'est-ce qui va arriver à Liz ? glissa Jal à son cousin.

 Vivien n'avait pas décroché un mot depuis que sa sœur s'était enfuie.

  • C'est difficile à dire. Divef l'aime bien, mais il ne pourra pas la protéger de tout. Elle a failli tuer Anselme. Elle va sûrement être chassée de l'académie, voire même arrêtée par la garde.
  • Quoi ?! Pour un mouvement d'humeur ?
  • La famille d'Anselme va probablement l'attaquer en justice. Sans parler de Jana. Tu as vu la haine dans ses yeux ?

 Jal ne trouva qu'un soupir pour répondre à son cousin. En effet, l'avenir de Liz, qui lui avait semblé si enviable quelques heures plus tôt, venait de s'obscurcir. Pauvre Vivien ! Toute sa famille tombait autour de lui, et il lui revenait la charge écrasante de soutenir tout ce beau monde. Jal ne pouvait pas le laisser ainsi. Il devinait d'ailleurs la tempête qui devait rugir sous son crâne entre son frère et sa sœur... Il devait partir à Ymmem, où il avait refusé d'emmener Liz précisément pour la protéger ! Cette journée, qui devait être un jour de fête, versait dans le cauchemar.

  • Viv...
  • Quoi ?
  • Va à Ymmem. Je m'occupe du cas de Liz.
  • Ce n'est pas à toi de le faire !
  • Si, c'est à moi. Tu as Yoann à aider. Liz est ma cousine, tu es mon cousin et je ne vais pas vous laisser vous démener seuls. Lénaïc m'aidera. On va s'en sortir. Tu sais que je prendrais soin d'elle.
  • Jal...
  • Allez, vieux. Ne dis pas de bêtises. Chacun son boulot : tu t'occupes de sauver Yoann, je m'occupe de sauver Liz. On fait comme ça ?

 Vivien, pour une fois, eut un vrai sourire.

  • Marché conclu.

Les deux cousins se serrèrent la main. La situation n'avait changé en rien, mais ils se sentaient tous les deux réconfortés. Ils replongèrent dans leurs réflexions complexes, accordant à peine un regard aux duels qui continuaient devant leurs yeux. Jusqu'à ce que Jal reçoive un coup de coude.

  • C'est à Lénaïc...

 Il redressa la tête. Une farouche résolution illuminait le regard de l'étudiant qui marcha vers le centre d'un pas plus délibéré qu'à l'ordinaire. Il allait affronter Dravidel, une élève d'origine elfique, d'une tête plus grande que lui. Il eut le droit de commencer. Il leva les bras, doigts tendus vers le ciel, et ferma les yeux. Il parut plonger dans ses pensées et peu à peu une construction floue s'ébaucha dans l'air au-dessus de lui... Des étincelles de magie dessinèrent les contours de ce qui ressemblait à un visage. Jal plissa les yeux et se pencha en avant ; ces traits ne lui étaient pas inconnus. Il reconnut alors Liz, dessinée dans l'air, avec un de ses sourires les plus tendres et ses yeux gris perles pleins d'étoiles, telle que Lénaïc devait la revoir dans son esprit. Jamais les deux messagers ne l'avaient vue aussi belle. Sans doute l'affection que le jeune étudiant lui portait y était-il pour quelque chose. Le portrait parut étouffer un rire, sans émettre le moindre son, puis se dissolut dans l'air. Dravidel hocha légèrement la tête et tendit ses bras elle aussi. Une construction s'échafauda, un peu plus lentement peut-être, un visage elfique que Vivien ne connaissait pas, mais Jal écarquilla les yeux.

  • Tiens ! Mais c'est Hovandrell !
  • Tu connais cette elfe ?
  • Oui, c'est elle qui a empêché les brigands de s'enfuir, hier, avant l'arrivée de Londren. Il faut croire que tous les elfes de cette ville se connaissent...
  • J'ai entendu dire qu'ils forment une communauté très unie, partout où ils se trouvent. A part Flinalivel, je suppose.
  • Va savoir !

 Son portait étant moins fin, et surtout moins vivant que celui de Lénaïc, l'elfe accepta de bonne grâce sa défaite et reprit sa place. Lénaïc attendait donc un autre duelliste. Il brillait dans ses yeux une telle détermination que Méléagant, à nouveau désigné, hésita à s'approcher. Ils se serrèrent la main sans se regarder.

 Lénaïc avait pu constater la supériorité de son adversaire dans la magie de la couleur, il tenta donc autre chose. Sa préférée à lui était la magie de la vie, simple, pure et puissante. Il s'agenouilla, posa ses paumes à plat sur le sol et ressentit aussitôt toutes les petites graines nichées dans la terre en-dessous du sable de l'arène. Il en choisit une et dirigea vers elle son flux de vie brute. Il se releva. D'abord rien ne parut se produire ; mais quelques secondes plus tard, une pousse creva la surface, s'éleva et déploya quelques feuilles, qui devinrent vite des rameaux, puis des branches. L'arbrisseau dépassait déjà la taille de l'étudiant et ne faisait pas mine d'interrompre sa croissance. Son tronc s'épaissit, s'affermit, ses branches devinrent tortueuses et son feuillage dense. Il avait à présent l'apparence d'un liloba d'une vingtaine d'années, en pleine santé. L'arbre s'immobilisa enfin. Lénaïc frappa dans ses mains avec une maîtrise parfaite et il se couvrit instantanément de fleurs nacrées embaumant d'un parfum sucré le clos entier et les premiers rangs de spectateurs.

  • Magnifique, souffla Jal.

 Méléagant considéra d'un œil froid le liloba devant lui, se baissa également pour chercher une graine dans les profondeurs de la terre et fit éclore un jeune plant de pradanier, mais qui refusa obstinément de dépasser la hauteur de ses genoux. Méléagant s'acharna, mais sa magie, mal dosée sans doute, avait épuisé les frêles réserves de la graine et son semis se fana et s'affaissa. La santé éclatante du liloba de Lénaïc, et la taille gigantesque du pradanier père au-dessus d'eux contribuaient à rendre son échec ridicule. Rageur, il effaça d'un éclair son brouillon et tourna les talons. Lénaïc savait que toute magie utilisée durant le duel devait être réversible, son arbre ne pouvait pas rester au milieu du clos. Mais il ne pouvait se résoudre à lui lancer un éclair de magie de mort, qu'il détestait. A regret, il s'approcha donc de ce végétal prodigieux, posa ses mains sur son écorce et aspira la vie qu'il lui avait donnée. On vit l'arbre régresser à toute vitesse, ses feuilles se replier, les branches raccourcir et sa taille diminuer, jusqu'à ce qu'il redevienne une minuscule plantule et disparaisse sous terre. La graine avait repris sa forme originelle. Lénaïc venait de remporter sa seconde victoire.

 Il déglutit en voyant s'avancer Hortensia. Son regard et son sourire luisaient d'une joie malsaine. Elle connaissait la forte complicité entre Liz et Lénaïc, et préparait enfin sa revanche... Par ailleurs, c'était une des plus redoutables par son expérience et sa puissance. Lénaïc choisit donc une approche plus complexe. Il devait mettre la barre haut. Après une profonde inspiration pour chasser l'appréhension, il referma ses mains pour y concentrer la magie, puis les ouvrit vers le haut.

 Une gerbe d'eau immense s'en éleva, cristalline. D'un léger spasme des doigts, Lénaïc la fit geler en une immense sculpture de glace qu'il déposa précautionneusement au sol. Il la caressa ensuite de la main, et l'architecture s'illumina de couleurs vives dans ses moindres arêtes. Enfin, un coup de magie pure pulvérisa la sculpture. Des éclats de glace volèrent et étincelèrent dans l'air, puis se vaporisèrent sur une injonction du magicien avant de toucher le sol. A la différence de Liz, qui maniait sa magie par instinct, on voyait que Lénaïc se concentrait énormément et avec succès.

 Hortensia gronda comme un mondre pris au piège, mais ferma elle aussi ses mains et en fit couler une cascade dans laquelle la glace se propagea pour finir par s'appuyer sur la sol. Le regard goguenard de son adversaire lui fit refermer la main, et alors qu'elle visait simplement à colorer son œuvre, celle-ci se fendilla dangereusement. L'étudiante défaite essaya de consolider sa glace en la faisant fondre et recongeler, mais elle ne contrôlait pas suffisamment sa puissance et la glace se liquéfia complètement au son de son cri de dépit assez ridicule. Elle se mordit le poing, envahie par la rage, puis jeta un tir de magie violent vers lui. Heureusement, il réagit aussitôt et lui expédia un souffle par le travers, ce qui dévia la trajectoire du tir vers le mur arrondi de l'académie, où il s'écrasa sans toucher personne. Irina avait bondi et descendit dans l'arène pour saisir Hortensia par le bras.

  • Stop !

 La professeure avait-elle la capacité d'infiltrer la magie dans sa voix ? Tout le monde sur le clos s'était instantanément figé, y compris l'étudiante la plus âgée qui baissa aussitôt le bras et en éteignit toute sa magie.

  • Vous ne participerez plus jamais à ce tournoi, Hortensia Unau. Votre sanction sera rendue plus tard.
  • Oui, madame.

Elle alla prendre une place dans le public, la tête basse, mais ceux qui continuaient à l'observer remarquèrent l'éclat de la haine dans ses prunelles. Irina, restée dans l'arène, épingla une diamante sur le chapeau d'étudiant de Lénaïc.

Bienvenue dans les classes spéciales, Lénaïc Fauxoll.

Il sourit avec reconnaissance, mais son front restait plissé par le souci de Liz. D'ailleurs, Jal se leva juste après ; Vivien l'arrêta d'un geste.

  • Où vas-tu ?
  • Chercher Liz, maintenant que Lénaïc est passé, je me moque des duels... Elle doit être dans la serre. Il faut que je lui parle, qu'elle n'essaie pas de s'enfuir, sinon ils vont la condamner.
  • Je viens.
  • Non, reste là et rejoins-moi avec Lénaïc quand le tournoi sera terminé. Elle voudra sûrement le voir.
  • Tu as raison, encore une fois.

 Vivien se rassit et Jal dévala les gradins puis courut vers le bois de frantignes. Personne ne fit attention à lui. Il traversa le rideau d'arbres, contourna la serre et trouva la porte ouverte.

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