XI. Réminiscences, première partie

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 L’angoisse était telle qu’il se réveilla en sueur après un terrible cauchemar dont il ne gardait pas le moindre souvenir, bien avant le lever du jour. Il fixa le plafond un moment pour reprendre son souffle et calmer les battements effrénés de son cœur. Il finit par se lever avec peine et repoussa le rideau de sa fenêtre. Juba brillait au zénith et Kinook se couchait. Le ciel prenait déjà une couleur rosée, violette et ardoisée. Jal s’assit sur le rebord avec un sourire attendri, se laissant apaiser par le spectacle.

  • Chant du Matin de Hane, murmura-t-il.

 Ce texte magnifique écrit en luc ancien était l’œuvre d’un poète d’avant la Longarde du nom d’Aidemont Raussetemps. Jal sentait vibrer en lui exactement l’exaltation décrite par les vers chantants.

 Il se dressa soudain ; il devait être au palais pour le lever du jour. Il mit son chapeau, boucla sa cape et avec un soupir, tentative dérisoire d’exhaler son anxiété, cala son sac sur son épaule et sortit. Juba éclairait faiblement sa route et le soleil levant dorait et rosissait déjà les pierres sous ses pieds. Il parvint à s’absorber dans la contemplation des rayons chatouillant la ville engourdie jusqu’à presque oublier ce qu’il était venu faire au palais en arrivant devant les grilles. Le garde étonné qui s’avança lui rendit la mémoire.

  • Les épreuves sont terminées, monsieur, vous ne pouvez pas entrer.
  • La mage Daphné m’a convoqué.
  • Ah, vous êtes le candidat Dernéant ? Vous avez une preuve d’identité ?
  • Mon blason sur ma cape…
  • Je ne le connais pas.

 Jal leva les yeux au ciel et tira de son sac son maroquin pour en extraire ses preuves de noblesse que son père lui avait confiées. Le garde lut attentivement.

  • Très bien, entrez vite. Désolé monseigneur, nous contrôlons strictement les entrées pendant les délibérations du jury… et surtout…

A cause des meurtres, comprit le Ranedaminien. Il rangea ses papiers et passa la grille. Le garde l’accompagna jusqu’à la porte du hall et le poussa à l’intérieur en indiquant :

  • Deuxième étage, dans la grande Salle Blanche. Elle vous attend.

 Jal acquiesça et grimpa les marches sans attendre, quatre à quatre. On ne fait pas attendre une mage royale !

  La Salle Blanche était déjà ouverte ; l’aspirant messager ne toqua donc pas. Daphné se tenait debout devant l’immense table de réunion qui occupait presque toute la surface de la pièce, dans sa robe immaculée brodée de la fleur jaune. Jal se découvrit.

  • Bienvenue, aspirant Dernéant.
  • Mes salutations, mage…

 Elle eut un bref sourire, puis expliqua :

  • L’épreuve se déroulera dehors, mais je devais vous faire venir ici pour vous préparer et vous prévenir. Selon vos résultats, vous disposez d’un excellent sens de l’orientation. Vous connaissez donc sûrement les remparts qui ceignent la ville ?

 Jal hocha la tête. Ils passaient juste en-dessous de la Donna et le musée se trouvait à l’extérieur. Le chemin de ronde devait bien nécessiter trois uchronies pour en faire le tour.

  • Votre but sera d’effectuer autant de tours des remparts que vous le pourrez sans vous arrêter. Il s’agit d’une épreuve d’endurance, elle s’arrêtera donc uniquement lorsque vous crierez grâce. Les gardes de la ville sont prévenus, ils comptabiliseront le nombre de fois où ils vous auront vu passer devant eux. Lorsque vous n’en pourrez plus, ils viendront vous chercher. Vous ne devez pas vous arrêter avant. Vous avez des questions ?
  • Dois-je porter mon sac ?
  • Oui.
  • Je peux boire ?
  • Vous pouvez, mais pas manger.
  • Compris.
  • Venez alors, candidat Dernéant…

 La mage rouvrit la porte et précéda le jeune aspirant de son pas altier. Il essayait de réfléchir, mais après tout, il avait conscience que cela ne servirait pas à grand-chose. La mage le fit passer par un escalier extérieur extrêmement raide, qui menait directement au premier poste de garde auquel était adossé le palais. Une légère brise soufflait en haut et la vue dévoilait des lieues et des lieues alentour. Mais le Ranedaminien s’en détourna rapidement, songeant qu’il aurait tout le temps de profiter du panorama. Daphné lui indiqua la direction du levant ; le soleil apparaissait à présent et mettait en relief les dessins du paysage. Il inspira et dépassa le premier poste.

 Il avait beau faire tout ce qu’il pouvait, impossible de refréner son pas. Il savait qu’il devait s’économiser mais l’énergie offerte par Liz la veille pulsait encore en lui, ajoutée à celle de sa nuit de sommeil. Il dépassa le deuxième poste assez vite, sans même s’en rendre compte puisqu’il admirait le paysage et la ville s’éveillant tranquillement à sa gauche. Les toits se doraient, les rues se réchauffaient, quelques chants d’oiseaux montaient de l’extérieur des remparts et du jardin de l’académie, des petits groupes commençaient à se promener dans les rues, des marchands installaient leurs étals, des ménagères balayaient devant les portes. Soudain un coup de trompe annonça l’ouverture des portes de la ville, vers le Levant devant lui. Jal vit l’immense pont-levis s’abaisser vers la campagne environnante.

 Puis il se tourna vers l’extérieur, où l’on voyait des champs, quelques bosquets et villages et les méandres du Rivent émergeant d’une épaisse forêt. Le jeune homme reconnut l’endroit où Jacquemin Limonier l’avait ramassé, épuisé, frigorifié et dégoulinant… La plaine s’étendait jusqu’à l’horizon, ce qui fit frissonner Jal. Il n’aimait pas les plaines. Sa région natale, la Ranedamine, ne se connaissait pas de rivale concernant les montagnes hormis peut-être la Vorodie. Mais dans ces étendues mornes et vides, il se sentait exposé, collé au sol, piégé, comme un dessin sur une feuille. Cependant, il fallait leur admettre un avantage : les levers de soleil s'y déployaient mieux, grâce à l’horizon dégagé qui permettait au ciel d’exposer toute sa majesté.

 Mais l’aspirant messager dut suivre la courbe du rempart et donc quitter son point de vue sur le Levant pour se tourner vers le Septentrional. Son sac commençait doucement à peser sur son épaule et il remarqua que son allure avait ralenti. Il dépassa les deux tours qui encadraient la porte de la ville et résista à la tentation de s’arrêter pour regarder passer les gens en-dessous de lui. Les gardes des postes le regardaient passer avec étonnement, le saluaient parfois.

 Jal restait concentré sur sa mission. Parfois, il laissait une dérive ou une question l’envahir. Que faisait Vivien aujourd’hui ? Combien avait-il fait de tours lors de son épreuve, la veille ? Lidwine pensait-elle à lui ? Liz avait-elle trouvé une autre solution pour son anomalie de magie ? Les attentats contre lui et ses proches avaient–ils réellement cessé ? Allait-il remporter le titre de messager ? Ses parents, dans le lointain château d’Herzhir, s’inquiétaient-ils pour lui ?... Il avait l’impression de ne pas les avoir vus depuis des siècles.

 Dans son esprit surgirent les images de Marianna et Thierry Dernéant, bienveillants et inquiets, tels qu’il les avaient vus lors de son départ. Son père, pas bien grand mais solide, presque blond avec des yeux gris perle, qu’il avait légué à son fils, lui enseignant l’escrime avec humour dans la salle d’armes du château et les poèmes anciens au coin du feu, à la saison froide. Sa mère, tireuse à l’arc émérite, magicienne confirmée, grande et vive, cheveux de jais volumineux, yeux bleu sombre et peau hâlée due à son ascendance Tumnoise, l’entraînant à la monte d’ordimpes et lui faisant réviser ses conjugaisons, avant de lui offrir son épée Valte lors de son quinzième anniversaire.

 Il passa affectueusement une main sur le pommeau de l’arme forgée exprès pour lui. Il se souvint brusquement de l’étoffe lourde et riche de la robe pourpre de sa mère, de la douceur de la voix de son père, des chansons qu’il interprétait à la balancine… Un soupir de nostalgie lui échappa et ce son le renvoya à ce qu’il avait à accomplir aujourd’hui.

 Il constata qu’il se retrouvait à l’extrême Septentrional de la ville. Là, très loin vers l’horizon, on apercevait une silhouette bleutée à peine visible sur le fond du ciel… Les montagnes de la Vorodie. Il soupira encore et reposa les yeux sur les pierres du chemin de ronde. Il dépassa encore un poste sans détourner le regard. Le soleil escaladait la voûte céleste et commençait à taper dur. Jal bénissait son chapeau et maudissait sa cape, qu’il finit par enlever pour la rouler dans son sac, qui se mit alors à peser plus lourd encore. L’aspirant messager s’efforça de trouver une position où la sangle de son sac lui scierait moins l’épaule. Peine perdue. Il n’avait pas mangé ce matin et la faim lui griffait l’estomac.

 Il revenait à présent vers le palais royal avec le soleil dans le dos. Daphné était-elle encore là à l’observer ? Il ne la vit pas au sommet des marches qu’il avait gravies mais il commençait à la connaître assez pour penser qu’elle le regardait, derrière le carreau d’une des fenêtres. Il chercha un moment avec un sourire entendu ; elle avait choisi l’uchronie où sa silhouette ne serait pas visible car le soleil n’arrivait pas sur les vitres. Puis il dépassa le premier poste et vit nettement que les gardes royaux notaient son passage.

  • Un tour, murmura-t-il pour lui-même.

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