X. J'aime pas la magie, première partie

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 La cloche mit un peu plus de temps qu’à l’ordinaire à éveiller l’aspirant messager Ranedaminien. Il se frotta les yeux et constata qu'une immense faim lui griffait l’estomac. Alors qu’il se levait pour épousseter sa cape stupidement laissée au sol, le souvenir de l’épreuve du jour revint le frapper de plein fouet. Le choc faillit le renvoyer sur sa paillasse aussi sec. On ne peut guère lui reprocher d’avoir senti ses genoux faiblir une seconde. Il rappela toute sa détermination, boucla Valte à son côté et posa sur sa tête son chapeau en équilibre instable. Inutile de reculer maintenant. Il allait affronter ce qu’il avait devant lui, comme toujours.

 La sangle de sa sacoche s’adapta instantanément à son épaule ; il s’aspergea le visage et descendit. La cloche n’avait pas encore cessé de sonner. Il acheta un croissant aux fruits confits à un petit vendeur dans la rue et courut vers le palais royal en le grignotant. Il se glissa par l’ouverture de la grille. La foule des aspirants peuplait le grand hall. Leur nombre avait encore diminué. La petite centaine restante se scindait spontanément devant les dix mages présents. Jal enregistra l’information : il leur restait au moins dix mages. Six avaient été tués, lui rappela sa miraculeuse mémoire. Le roi Oswald l’avait précisé dans son discours de bienvenue. Combien étaient-ils ?

  Il se haussa sur la pointe des pieds pour reconnaître un visage familier dans l’un des groupes. Il crut apercevoir la silhouette déliée de Lidwine Artanke et se glissa dans le groupe correspondant. Le visage du mage qui les guidait lui rappelait quelque chose. Léonce ! Celui de l’épreuve de mémoire verbale. L’histoire se répétait. Jal déglutit. Comme si la magie ne lui menait pas la vie assez dure, il devrait en plus subir l’hostilité palpable du vieux mage.

 Léonce les entraîna dans les escaliers, vers les étages supérieurs qu’ils n’avaient encore jamais visités. Jal se rendit compte qu’il ignorait l’organisation de la majorité du palais ; il n’en connaissait que le hall, les jardins et les couloirs du bas. Aussi fut-ce avec une certaine curiosité qu’il pénétra avec les autres dans ce qui ressemblait à un laboratoire de magie. Moins bien équipé certes que ceux de l’académie, mais fort correct. A l’un des murs carrelés de blanc pendaient des portraits de chaque mage royal, vêtu de la fameuse robe blanche des mages brodée de la fleur de lorna. Jal essaya de sourire malgré l’angoisse qui lui déchiquetait le ventre. Il avait là la réponse à sa question servie sur un plateau ! Il compta les peintures. Dix-huit. Si ceux des six mages assassinés n’avaient pas été retirés, il restait donc douze mages en activité. Où pouvaient être les deux autres ?

 Il jeta un œil sur la rangée, essayant de se distraire pour ne pas penser à l’épreuve. Surtout ne pas… Il déglutit encore et fixa le tableau en face de lui. Un homme âgé, au regard bienveillant, se tenait droit en souriant à demi vers le peintre. L’aspirant messager déchiffra le nom inscrit en pleins et déliés à l’encre noire : Mathurin Mirant. Le Ranedaminien chercha le portrait du mage Léonce : il fixait d’un air maussade l’angle du bureau devant lequel on l’avait représenté. Léonce Vornind… Où avait-il déjà entendu ce nom ?... Mais oui ! Clélia Vornind, une des mages assassinée, avait été professeure à l’académie de magie. Se pouvait-il qu’elle soit sa fille ? Où peut-être sa sœur ? Il ne savait rien de l’âge de cette femme. Il comprenait tout à coup l’humeur peu amène du vieux mage.

  • Bonjour à tous, aspirants messagers. Je suis le mage Léonce et je suis chargé de tester vos aptitudes au contrôle de la magie. Nul ne vous demande d’égaler les prouesses des apprentis mages de l’académie, mais vous vous devez de la maîtriser à un niveau raisonnable. Si vous êtes ici, c’est que les aptitudes de base vous appartiennent ; elles ont été vérifiées lors des éliminatoires. Mais ce que j’exige de vous aujourd’hui va au-delà des simples sorts que l’on vous a imposés ce jour-là. J’espère pour vous tous que vos réserves de magie sont au beau fixe !

 Très drôle… Il se souvint soudain qu’il avait aperçu Lidwine dans ce groupe d’aspirants et la chercha à nouveau du regard. Elle écoutait le mage, mais son regard vert étincelant paraissait chercher quelqu’un. Elle croisa le regard gris perle du Ranedaminien ; l’étonnement et l’inquiétude envahirent son visage.

Vous ne devriez pas être là ! comprit Jal de son message informulé.

 Il se contenta de cligner des yeux.

Il le fallait bien.

 Léonce interrompit cet échange silencieux.

  • La magie est une capacité essentielle, à fortiori pour les messagers de Lonn. Montrez-moi tous que vous avez de la magie en vous ! Faites rayonner vos mains !

 Jal inspira. Cela commençait. Il s’efforça de faire affluer la magie dans ses mains avec la même aisance que sa cousine enviée. Peu à peu ses paumes s’illuminèrent, mais il sentit la force des muscles de ses bras s’enfuir en même temps. Tous éclairaient déjà la salle de lumières de diverses intensités, à la mesure de la puissance de chacun. Jal abaissa ses bras et éteignit la magie dans ses mains, essayant d’ignorer les courbatures de ses muscles. Lidwine le regardait. Il esquissa un signe de tête pour la rassurer. Il irait jusqu’au bout.

  • Bien, proféra le mage royal. Passons aux choses sérieuses.

Le début des ennuis, songea Jal. Léonce leur indiqua d’un geste de la main des pots de terre cuite alignés sur les établis.

  • Une graine a été plantée ce matin dans chaque pot. Prenez-en un et faites germer, pousser et éclore la fleur.

 Le mage retourna se poster à son bureau.

  • Exécution.

  Deux voies existaient pour accomplir ce miracle : accélérer le temps ou infuser la vie dans la graine. Mais la magie du temps ne se pratiquait plus depuis des siècles, à cause de son exigence de puissance énorme, d’expérience, et surtout de sa dangerosité. Dans tous les royaumes, elle était strictement interdite. Chaque aspirant se plaça devant un pot, plus ou moins au hasard. Jal s’approcha de Lidwine, mais il dut se contenter d’un emplacement à trois places d’elle. Déjà elle enfonçait ses mains dans la terre. L’exercice, somme toute assez simple, devait leur permettre de libérer leur potentiel maximum. La magie de la vie se maniait instinctivement, dénuée de la complexité de celle de l’eau, par exemple. Il suffisait de l’employer pure, mais la puiser en lui n’éprouvait pas moins le jeune Ranedaminien.

  Il rassembla ses forces et sa détermination, puis plongea les mains dans la terre du pot. Il appela sa magie ; elle vint, drainant ses forces au passage. Il orienta l’essentiel de sa puissance vers la graine qu’il devinait nichée dans l’humus. Quelques minutes plus tard, une minuscule plantule apparut à la surface. Il maintenait la pression, ses jambes commençaient à le trahir. Le germe grandit, des feuilles se déployèrent. C’était une fleur des champs, une inzelle. Elle grandit encore un peu, et un bouton apparut à sa cime. Jal dut s’appuyer sur le pot discrètement pour tenir debout. Ses bras tremblaient. Il s’acharna ; la fleur s’ouvrit et découvrit des pétales pointus d’un bleu intense. Le cœur bleu-noir de l’inzelle palpita. Il lâcha prise d’un seul coup, sentit la magie se retirer. Ses genoux le lâchèrent, il faillit tomber et se retint à l’établi. Sa respiration revint lentement à la normale ; il cligna des yeux pour chasser le brouillard que la fatigue installait sur ses pupilles. Lidwine, quelques pas plus loin, venait de faire éclore sans la moindre difficulté une splendide énamore pourpre. Elle esquissa un geste pour se porter à son secours, mais le mage Léonce passait près d’elle pour évaluer sa réussite. Elle se tint droite, mais du coin de l’œil elle surveillait l’aspirant messager. L’examinateur arriva devant Jal. Il se força à rester debout et droit sans l’appui du bureau le temps que dura son inspection. Léonce lui adressa un regard critique, puis passa à l’aspirant suivant. Avec des gestes lents et mous, le Ranedaminien s’épongea le visage. La faiblesse de ses propres membres l’effraya.

  • Bien… un peu plus compliqué à présent. Il y a une branche devant vous sur chaque établi. Enflammez-la.

 Jal respira profondément, espérant puiser des forces dans l’air ambiant. Il devait lui rester de l’énergie, il le fallait !... Il se concentra et serra les mains. Il créa à l’intérieur une boule de chaleur. L’épuisement conséquent plissait déjà son front. Il ouvrit une main et la dressa en l’air, il y sentait la chaleur palpiter. Il dût rapidement baisser le bras, incapable de soutenir son poids plus longtemps. Il posa le coude sur la table et soutint son poignet de l’autre main. Au creux de sa paume quelque chose commença à rougeoyer, à pétiller comme animé d’une vie propre. Une flammèche éclot, vacilla, se vivifia rapidement.

 Jal peinait à respirer, sa tête penchait en avant sans qu’il parvienne à la soutenir. Il devait mobiliser toute sa concentration pour façonner sa magie réticente en feu. Il tendit la main vers le bois sec qu’on lui avait attribué. Sa flamme hésita, il dût en accentuer la puissance au prix d’un effort supplémentaire. Elle finit par se courber gracieusement et daigner s’attaquer au bois. Aussitôt que l’écorce s’embrasa, il éteignit sa magie et, sans honte se laissa tomber assis au sol. Il avait terriblement froid, mais ne trouvait pas la force de lever les mains pour refermer sa cape. Les muscles de son cou ne soutenaient plus sa tête. A bout de forces, il s’adossa au pilier de l’établi et essaya d’apaiser ses muscles endoloris. Il ne pouvait pas voir sa propre pâleur, mais son amie Lidwine s’en aperçut. Sa branche à elle finissait de se consumer. Elle s’accroupit près de lui.

  • Jal, chuchota-t-elle, c’était folie que de vous présenter ! Vos forces déclinent à vue d’œil ! Vous allez tenir ?
  • C’est bientôt… fini, articula Jal dans un souffle.
  • Mais la prochaine épreuve sera sans doute plus dure ! Je vais vous faire un transfert, vous vous sentirez mieux.
  • Non ! jeta-t-il avec une énergie insoupçonnée alors que la main de la demoiselle flamboyait déjà. C’est interdit ! Vous seriez accusée de tricherie et bannie de Lonn pour trois ans, comme le veut la tradition ! Moi aussi d’ailleurs. Vous ne pouvez rien me transmettre, hormis peut-être vos encouragements.

 Elle éteignit sa main. Peut-être, si la vue de l’aspirant avait été moins troublée, aurait-il vu les larmes perler au coin des yeux de Lidwine, et aurait-il perçu sa voix grave et légèrement cassée.

  • Alors recevez-les tous, Jal. Pour votre admirable droiture, pour votre courage, pour votre ténacité. Souffrez au moins, je vous prie, que je vous aide à vous lever.

 Il accepta de bonne grâce. La ravissante dame le souleva presque pour qu’il tienne debout. Il s’appuya sur l’établi, les deux bras tendus, incapable de prononcer une parole. Il souleva une paupière pour voir la jolie escrimeuse regagner sa place et lui adresser le regard le plus élogieux qu’il puisse recevoir. Il voulut sourire, mais les muscles de ses joues n’avaient pas assez d’énergie. Tout au plus la commissure de ses lèvres frissonna-t-elle. Le mage fronça les sourcils en constatant son état, mais il ne pouvait envisager que la magie seule en fût la cause. Il constata la branche brûlée et s’en alla. Il revint les bras chargés de vases ébréchés ou déformés, dont il plaça un exemplaire devant chaque candidat.

  • Brisez ce vase de la façon qui vous plaît le mieux… sans le toucher !

 A un court instant de perplexité succéda une frénésie destructrice. Les aspirants s’en donnaient à cœur joie pour évacuer leur anxiété. Certains infiltraient leur magie à l’intérieur pour le faire exploser, d’autres le criblèrent de fléchettes de magie invisibles. Un vase en lévitation passa à toute vitesse au-dessus de la tête de Jal pour s’écraser contre le mur, entre les portraits d’Isaac Bartoldo et de Flora Hechid. Jal joignit ses deux index et les dirigea vers le ventre renflé du vase devant lui. Il y rassembla toute la puissance dont il disposait encore et l’expédia d’une seule salve sur le verre. Son vase explosa en parsemant les alentours de débris tranchants. Son cerveau ne réalisa pas qu’on lui adressait la parole. Il essaya d’émettre un son, reconnut à peine le contact du carrelage sur sa joue. Comment était-il arrivé au sol ? Il ne parvint pas non plus à faire un seul mouvement. Un cri, la voix de Lidwine, lui vrilla les tympans. Il sombrait, il chercha à quoi se raccrocher et ne trouva rien.

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