IX. Neuf Lunes, deuxième partie

8 minutes de lecture

 La maigre lueur des deux lunes glissa sur un long corridor carrelé, qui paraissait vide, mais de nombreuses alcôves insondables s’y ouvraient sous des arcs-boutants en pierre. On aurait dit un caveau sacré. Jal ne put s’empêcher de jeter un regard en arrière pour vérifier que la galerie du musée s’y trouvait toujours. Il avança à pas feutrés, posant sans s’en rendre compte la main sur la garde de Valte. Il n’avait rien pour s’éclairer, ni magie ni flamme, et la solennité de cet endroit l’impressionnait. Il hésita à appeler ses camarades, à retourner en arrière, mais la curiosité le poussait en avant.

 Ses pas résonnaient sous la voûte de pierre. Il s’enfonça dans l’obscurité. Lentement ses yeux s’accoutumèrent à la faible lumière qui s’étalait sur les dalles. Les alcôves contenaient des armures semblables à celle qui avait effrayé Liz, toutes différentes et envahies de nitèles. L’une d’elles quitta sa toile et traversa le couloir devant ses pieds. Le corps long et mouvant de l’animal se faufila dans une fissure dans la pierre. Jal releva les yeux et fronça les sourcils. Il y avait une forme dans l’ombre, qui se précisait à mesure qu’il la fixait. Pas une silhouette, mais une ombre massive et anguleuse. Jal avança encore d’un pas, intrigué par ce qu’il devinait. C’était un trône.

  Un siège imposant, énorme, digne du plus grand souverain du monde connu. De larges pieds sculptés en spirales remontantes, probablement en bois précieux car aucun ver n’avait osé en percer l’épaisseur, soutenaient une assise cloutée d’or sur tout le pourtour et recouverte d’une toile riche qui avait dû être verte autrefois. Les coutures s’en étaient détachées et les fils s’élançaient désespérément dans tous les sens. Deux accoudoirs sans rembourrages l’encadraient, taillés dans un bois différent, beaucoup plus clair mais lui aussi intact. Des pierres précieuses ternies par l’âge s’enchâssaient sur la tranche. Quelques-unes manquaient dans leurs logements.

 Mais surtout, le dossier qui se dressait au-dessus se hérissait de pointes métalliques dessinant un immense demi-cercle au-dessus de la tête du souverain hypothétique. Elles avaient dû rutiler dans l’ancien temps ; la rouille ne les avait pas effleurées, mais la poussière les ternissait. Leurs franges métalliques, sur le siège lui-même, se prolongeait, par le travail d’un artisan de génie, en de longues arabesques incrustées à l’intérieur du bois. L’extrémité des pointes, qu’il n’avait tout d’abord pas réussi à discerner, brillait plus intensément que le reste. Sans doute se composait-elle de pierres précieuses, voire d’or pur. Mais surtout, la taille de ce trône défiait la raison. Il aurait fallu un souverain géant pour l’occuper. Si Jal avait osé s’y hisser, il lui aurait fallu tendre les deux bras pour toucher à la fois les deux accoudoirs. Il n’aurait pu atteindre les pointes de métal qu’en se tenant debout sur l’assise, et encore n’était-il pas question d’en toucher le sommet. Qui avait pu occuper ce siège impressionnant ?

 Même recouvert de poussière, de toiles, terni et patiné par les ans, ce trône gardait une sorte de prestance. Il paraissait venir du tout début des temps, et receler à lui seul la puissance de tous les rois qui avaient régné dessus. Mais il exprimait aussi l’âme guerrière condensée peut-être par ces pics menaçants jaillissant du dossier et dont la cime se devinait acérée. Ce n’était certes pas un souverain pacifique que le propriétaire de ce piédestal. On s’y représentait plutôt un seigneur barbare, tout en armure, dans une de ces forteresses de l’extrémité occidentale du monde, projetant d’envahir la Longarde par le fer et le sang. L’obscurité et le silence sépulcral de la salle renforçaient encore l’impression de péril imminent qu’il dégageait, le délabrement peinant à l’endiguer.

 Jal tourna autour du siège pour chercher une indication quelconque sur sa provenance. Des indications avaient été gravées dans le socle qui le supportait, mais la pénombre ne lui permettait pas de les déchiffrer. Il soupira et reporta son regard sur l’objet. Mû par un sentiment étrange de défi, du courage absurde dont font preuve les enfants, il avança lentement une main et toucha l’accoudoir. Il s’attendait à ce qu’un sort fonde sur lui, que le trône s’anime, qu’un fantôme apparaisse ou qu’un éclair le foudroie, mais rien ne se produisit. Jal sourit de sa propre peur. Il hésitait à tenter de s’y asseoir, pour pousser plus loin encore le sentiment de revanche, mais un cri de joie en provenance de la Grande Galerie l’interrompit.

  • Je l’ai !

 Il traversa le corridor dans l'autre sens en courant. Les alcôves ne l’effrayaient plus du tout. Seul l’inconnu agite l’imagination et crée les fantômes. Il referma la porte et galopa dans la galerie en quête de Lénaïc dont il avait reconnu la voix. Liz faisait léviter une sphère de lumière dans le creux de sa main près de lui. L’étudiant agenouillé tenait triomphalement un coffret de bois rouge, clos par une serrure ouvragée. Trois cerclages métalliques argentés entouraient le couvercle et le coffrage. A sa taille et à sa délicatesse, on aurait dit la boîte à bijoux d’une marquise. Lénaïc, avec un immense sourire, le posa dans les mains de Jal qui fut étonné de son faible poids.

  • A vous l’honneur.
  • Mais…

 Jal découvrit que la serrure était factice. Il manipula le petit crochet qui seul fermait le reliquaire, respira longuement, observa sa cousine, l’étudiant et leurs regards avides, puis l’ouvrit.

 Il était vide.

  Jal déglutit. Il essaya de faire barrage à l’immense désespoir qui pesa brutalement sur lui avec une force renouvelée. Ses yeux alertèrent Liz qui se pencha vers le coffre ouvert.

  • Oh, Jal… Je suis désolée.
  • Vide ?! Mais c’est impossible...

 L’aspirant messager abandonna sur le sol la châsse tendue de velours. La place de la pierre s’y creusait encore, bien visible, mais le fragment d’Umeå brillait par son absence.

  • Je… les Lors ont dû l’emporter, je ne pouvais pas… Je suis désolé, Jal… vraiment !
  • C’est inutile. Sortons d’ici.

  Le Ranedaminien s’était levé. Liz entendit les sanglots bouillir dans sa voix ; elle ne discuta pas et le suivit. Lénaïc resta un moment agenouillé devant la boîte vide, sans vouloir réaliser que leur ultime espoir s’évaporait. La porte de la Grande Galerie claqua, le laissant seul sous la lueur des lunes.

 Il savait que Jal aurait le droit de lui en vouloir. Il avait réveillé en pleine nuit le seigneur d’Herzhir pour l’entraîner dans une infraction du musée de Lonn, sur une piste qui ne menait à rien. Le tout avant une épreuve décisive pour son avenir et même sa vie, où il aurait besoin de toutes ses forces, tant physiques que morales. Or son moral venait de prendre un coup d’épée en plein cœur.

 L’étudiant réalisa soudain qu’il se retrouvait seul. Il se leva, tourna sur lui-même, et finit par se diriger vers la porte. Il ne jetait plus un seul regard aux objets fabuleux entassés autour de lui. Il jeta simplement un regard en arrière avant de s’engager dans l’escalier. Il ralluma sa flamme bleue pour ne pas glisser. Son amie et le Ranedaminien l’attendaient en bas des marches, dans la salle basse aux trois portes. L’aspirant messager posa sur lui un regard vide, infiniment fatigué. Lénaïc n’y décela aucune rancune, à son grand soulagement. Sa cousine l’éclairait toujours, l’air désolée. Elle entourait de son bras les épaules de son cousin. Elle savait qu’en temps normal, il se serait dégagé de l’étreinte en un instant. Cette absence de réaction l’inquiéta plus encore. Jal paraissait anesthésié.

  • Ce sont les Lors qui ont la pierre, lâcha Jal.

 Il ne savait pas pourquoi il avait dit cela. Tous les trois le savaient. Mais cela lui offrait encore un espoir, aussi minuscule soit-il, de retrouver un jour cette magie qui se dérobait constamment sous ses pas. Il irait chez les Lors, un jour, chercher cette pierre. S’il survivait à l’épreuve du lendemain, pour laquelle, en revanche, il ne lui restait rien à espérer. Il lâcha enfin les bords de sa cape, jeta un regard aux deux étudiants qui l’observaient, puis marcha vers la sortie.

  • Partons. Il ne reste rien à faire ici.

 Après s’être concertés d’un bref regard, ils le suivirent en silence.

  Retrouver le vent de la nuit, les deux lunes et leur œil complice lui fit un bien véritable, mais pas suffisant pour alléger son appréhension. L’atmosphère pesante du musée s’évaporait enfin. Il avait été si curieux de découvrir cet endroit interdit à tous… Il secoua la tête, enfonça ses mains dans ses poches et s’éloigna du musée. Liz et Lénaïc marchèrent en silence, n’osant pas rompre le silence lourd car parler, c’était risquer d’évoquer le lendemain ou leur échec cuisant. Ils cheminèrent à travers les catacombes. Liz s’angoissa des esprits vengeurs et s’accrocha au bras de Lénaïc qui paraissait aux anges.

 Jal esquissa un faible sourire, renonçant à rassurer sa cousine en lui expliquant que sa magie puissante suffirait de toute façon à la débarrasser de n’importe quel spectre. Elle avait l’air de savourer la situation elle aussi, elle souriait de toutes ses dents. Jal voulut les laisser devant l’académie car la fatigue revenait à la charge, mais Liz insista pour l’accompagner jusqu’à la rue des Six-Ponts, et Lénaïc ne parvint pas à se résoudre à laisser la jolie étudiante brune partir sans lui. Ils se retrouvèrent donc tous les trois devant la porte du logement de Jal. Encore attristée, la jeune Vorodienne lui broya la main en essayant de le réconforter.

  • Ne t’en fais pas, Liz, s’il m’arrive quelque chose, tu seras la première prévenue. Et puis Lidwine et Vivien seront là.
  • Si seulement je pouvais te prêter un peu de cette fichue magie... c’est quand même injuste, non ? J’ai un potentiel beaucoup trop puissant et toi tu n’y as même pas accès !
  • Trop puissant ? Comment peut-il l’être trop ?
  • Ce… c’est effrayant, tu sais, de savoir que le moindre de tes gestes pourrait provoquer une catastrophe. Je ne suis pas assez forte pour soutenir cette violence, cette force que je sens vibrer en moi. Je suis comme un jouet d’enfant à roulettes tiré par quatre ordimpes déchaînés : évidemment je vais vite et loin, mais je me déglingue au passage…

 Lénaïc lui serra l’épaule.

  • Tu ne m'en as jamais parlé…
  • Au début, je croyais que tout le monde ressentait la même chose et s’en accommodait, et puis quand j’ai découvert… je me suis dit que je n’avais pas le droit de me plaindre d’avoir une magie que toute l’académie m’envie. Et encore plus quand des gens comme Jal en sont privés. C’est tellement… monstrueusement égoïste !
  • Au contraire, Liz, ça me rassure. Laisse donc, rentre chez toi, dors bien, et… prie Umeå pour moi.
  • Ça, c’est promis, Jal.

 Lénaïc baissait la tête.

  • Je suis désolé…
  • Ne le soyez pas. Vous avez fait votre maximum pour m’aider, alors que cela ne vous a rien rapporté. Je vous dois quelque chose, Lénaïc Fauxoll, et le seigneur d’Herzhir saura s’en souvenir. Vous aurez de mes nouvelles demain. Bonne nuit à tous les deux.

 Il fit un signe de la main aux deux étudiants et entra à pas de loup. Il n’avait pas envie d’avoir à s’expliquer avec sa logeuse. Son chapeau laissé sur un tabouret, sa cape débouclée et tombée par terre, son épée posée à côté de la paillasse, il retrouva avec bonheur son oreiller. Heureusement pour lui, le sommeil l’absorba aussitôt sans lui laisser le temps de s’inquiéter.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0