VIII. Le rempart de l'acier, première partie

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 Un soleil éclatant, peut-être le dernier de la saison, illuminait le palais et incommodait Jal avec son chapeau de feutre chaud.

 Le hall était noir de monde. Tous les candidats restants s’entassaient sous le haut plafond de marbre. Leur nombre se réduisait pourtant comme peau de chagrin. Des deux mille présentés au début de la semaine, il ne restait que trois cent candidats, mais cela suffisait à remplir la pièce. Il aperçut des elfes dont les têtes dépassaient largement la foule, avec leurs coiffures pleines de perles colorées, et aussi de longues chevelures de centaures tressées de lianes et de feuilles. Jal tapota l’épaule de son voisin le plus proche. Il avala sa salive en constatant qu’il s’agissait d’un nain. Ces gens-là, en plus d’être susceptibles, maniaient la hache avec une habileté reconnue.

  • Excusez-moi, seigneur nain, vous savez ce qu’il se passe ? Qu'attendons-nous ?
  • Il va y avoir un discours, jeune humain, du roi de Lonn, il me semble. Lâchez mon épaule.

 Jal retira sa main comme devant un sappan du désert qadi et recula même de quelques pas. Il se haussa sur la pointe des pieds pour essayer d’apercevoir Lidwine ou Vivien, sans résultat. Soudain, un murmure s’éleva dans la foule et toutes les têtes se tournèrent dans la même direction, celle d’une alcôve élevée en marbre blanc à moulures d’or. La haute silhouette du roi Oswald s’y dessina, enveloppée dans un long manteau à broderies spiralées. Pour la première fois, Jal put détailler son visage. Des cheveux noirs, assez longs, aux tempes à peine grisonnantes, un nez d’oiseau de proie, des yeux bruns profonds et une fière moustache lui dessinaient une physionomie avenante et guerrière. L’aspirant messager ranedaminien remarqua dans l’ombre de l’alcôve le profil anguleux du capitaine Londren.

  • Fidèles aspirants messagers, sans distinctions de sexe, d’âge ni d’espèces, je suis heureux de vous revoir ici. Si vous êtes là aujourd’hui, cela signifie que vous avez parfaitement réussi toutes les épreuves jusqu’à aujourd’hui. Vous représentez donc l’élite même de tous les royaumes de Longarde. Vous maîtrisez à la fois la courtoisie, la mémoire, l’héraldique, la géographie de Volterra. Il vous reste à prouver que vous êtes également expert en magie, en escrime, en langues et que votre endurance physique résiste à toutes les épreuves. Si vous y parvenez, vous deviendrez messagers, chevaliers de la Plume et de l’Épée. Prenez garde. Il vous restera, à la fin, comme ultime épreuve, à signer de votre âme le Code des messagers, et à partir de cet instant, vous deviendrez liés par la magie à ce Code. Le sort vous entourera les poignets. Si vous commettez la moindre infraction aux règles qu’il contient, la magie s’enfoncera dans votre chair pour y laisser la marque indélébile de votre infamie qui proclamera partout que vous n’êtes pas digne de la confiance du roi de Lonn. Réfléchissez bien avant de vous engager pour la seconde série d’épreuves.

 Jal connaissait ce sort. La magie créée lors de l’écriture du Code par le roi Lambert, des siècles auparavant, ceignait les poignets de chaque messager reçu et le contraignaient à suivre à la lettre les règles du Code. Les messagers enfreignant ces règles avaient les poignets brûlés par le sort, formant deux cicatrices indélébiles et parfaitement reconnaissables. A partir de ce moment, plus personne en Longarde et même au-delà n’accepterait de lui confier le moindre message. Jal avait déjà croisé certains de ces hommes, la peau marquée par leur trahison. Il n’avait pas peur. Il savait ce qu’il risquait. Le discours se termina sur le traditionnel « bonne chance, et que les Lunes veillent sur vous», le libérant de son immobilité.

 Jal se débattit pour essayer de trouver son cousin, sans succès. Dans son énervement, il bouscula une dame à la longue chevelure rousse, toute vêtue de bleu.

  • Excusez-moi.
  • Mais vous êtes Dernéant !

 Il reconnut alors la jeune femme qui avait réussi à blasonner sa famille lors de l’épreuve d’héraldique. Elle exprimait une sorte d'agressivité qu'il ne comprenait pas.I Il salua tout de même, espérant l'apaiser.

  • Jal Dernéant, de Ranedamine, pour vous servir.
  • Je suis Karen Alenia, duchesse d’Ymmem.

 Impressionné, Jal s’inclina profondément en balayant le sol de son chapeau. La famille Alenia régnait sur la moitié du royaume de Tumnos, et la ville d’Ymmem était un des ports les plus importants de toute la Longarde. Mais elle ne bougeait pas, ce qui constituait une grande impolitesse.

  • Veuillez excuser ma curiosité, duchesse, mais comment une noble dame de Tumnos aussi haut placée peut-elle connaître une famille obscure et minime de Ranedamine comme la mienne ?
  • Eh bien, je…
  • Jal, bonjour !

Lidwine et son visage radieux s’approchaient, mais elle se rembrunit légèrement en apercevant Karen.

  • Lidwine ! Comme je suis heureux de vous voir ! Vous avez bien sûr été sélectionnée aussi ! Je vous félicite.
  • Moi de même, Jal. Je vous avouerai malgré tout que je suis inquiète ; je n’ai pas encore vu votre cousin le seigneur Bertili aujourd’hui.
  • Moi non plus. Mais rassurez-vous, je suis sûr qu’il va bien. Dans cette foule, ce n’est étonnant que nous ne l’ayons pas vu.
  • Vous avez certainement raison. Mais dites-moi, il nous reste l’épreuve de magie à passer ! Vous allez le supporter ?

 Jal inquiet se tourna vers Karen, soucieux de son secret, mais la Tumnienne avait disparu.

  • Je l’espère, dame Lidwine, je l’espère, marmonna-t-il.
  • Il… Enfin, je ne… Je n’aimerai pas vous voir mourir, Jal. Prenez soin de vous, je vous en prie.
  • Dame, vos désirs sont des ordres, et je tiens à la vie. Je me ferai un plaisir de suivre cet ordre charmant.

 Elle sourit et inclina la tête. Le jeune homme ne remarqua qu'à cet instant qu'elle portait sa tenue d’escrime moulante en cuir de dragon, serrée par des lacets, et ses cheveux étaient à nouveau réunis en une longue tresse cendrée. Sa belle et fidèle Devra pendait à son côté, maintenue par sa poigne de fer. Ses yeux verts étincelaient comme des pierres précieuses. Jal ouvrit la bouche, cherchant un compliment original, mais à ce moment précis, les trompes des gardes sonnèrent en chœur et firent sursauter la majorité de l’assistance. Jal se tourna vers l’alcôve, mais elle était vide. Il entendit monter de la foule une clameur émerveillée. Le Ranedaminien chercha autour de lui avant de comprendre pourquoi tout le monde levait les yeux vers le plafond. La mâchoire de l’aspirant messager se décrocha.

 La coupole qui surmontait le grand hall venait de se scinder en pétales blanc crème qui s’écartaient lentement. Jal plissa les yeux, ébloui par le soleil qui lentement envahissait la salle pendant que les gardes éteignaient les chandelles désormais inutiles. Avec emphase, les panneaux triangulaires disparaissaient dans les ouvertures pratiquées tout le long de l’ouverture ronde qui se dégageait maintenant. Dans le plafond du hall bichrome s’ouvrait un oculus qui laissait la lumière du jour inonder le moindre recoin.

  • Magnifique !
  • J’ignorais que la coupole s’ouvrait !

 Par l’ouverture ronde tombèrent alors des fleurs de lorna, jetées par des demoiselles en robe blanche dont on apercevait les silhouettes se découper dans la lumière crue. Les pétales jaunes tournoyaient et retombaient comme la neige sur toute l’assistance. Jal tendit les mains avec l’émerveillement naïf d’un enfant. Une fleur entière tomba au creux de sa paume. Il se tourna vers Lidwine. Elle contemplait la pluie de fleurs dorées avec un sourire extatique. Les corolles s’accrochaient dans ses cheveux. Jal hésita à lui tendre la fleur, mais une inexplicable peur le retint. Il l’accrocha alors à la broche qui fermait sa cape.

  • Félicitations à tous les aspirants messagers qui m’écoutent pour cette première session d’épreuves ! Bravo à tous !

 Les dernières lornas s’échouèrent sur le sol avec une douceur plumeuse.

  • Vos épreuves d’aujourd’hui comprennent les langues parlées sur tout Volterra et vos capacités en escrime. Dirigez-vous vers la salle des épreuves éliminatoires. Si vous souhaitez abandonner les épreuves, des guichets sont ouverts dans le couloir qui mène aux jardins. Que vos Lunes veillent sur vous !

 La voix du roi Oswald s’éteignit et une véritable ruée emporta Jal et Lidwine vers la salle des éliminatoires. Seuls quelques aspirants remontèrent ce terrible courant en direction du couloir des jardins. Incapable de résister au flux des candidats survoltés, Jal perdit Lidwine de vue et finit par se retrouver compressé contre le mur de la salle. Les presque trois cent candidats restant s’agglutinaient contre la porte. Il préféra attendre prudemment qu’un passage étroit se libère pour se faufiler à l’intérieur.

 Des globes suspendus au plafond éclairaient la salle, mais cette fois les amplificateurs de magie ne flottaient pas. Sur chaque pupitre attendaient sagement un encrier et une plume. Le Ranedaminien s’empara d’autorité d’une place près du mur et posa son chapeau sur la table, soulagé d’avoir échappé à la cohue. Il reconnut Lidwine assise quelques rangs devant lui et Vivien installé au centre de la salle. Ses dents grincèrent en voyant la silhouette d’Ulrich Kleber se dresser au premier rang. Il plongea le nez sur le bois quand ce dernier se retourna pour chercher du regard sa bien-aimée, qui ne lui répondit que d’un regard glacial. Jal sourit, un peu soulagé, mais fut distrait par l’entrée du mage Isaac. Sa démarche raide l’amena sur l’estrade devant tous les aspirants, miraculeusement réduits au silence par son regard fiévreux et autoritaire.

  • Bonjour, mesdames, messieurs, naines, nains, elfes et centaures. Je suis le mage Isaac et je suis chargé de vous faire passer l’épreuve des langues. Si vous êtes ici, vous connaissez au moins le ranedam, qui est notre langue dans presque toute la Longarde. Certains d’entre vous parlent aussi l’olaan, le lorin ou le luc. J’ai même entendu dire que l’un d’entre vous maîtrisait le qadi.

 Des rumeurs d’admiration parcoururent les rangs et Jal piqua du nez. Le qadi était une langue très rude, parlée par les seigneurs du désert brûlant qui s’étendait au-delà des monts Étoilés. Il ne le maîtrisait pas tout à fait, mais il parvenait à se faire comprendre. Il ne pensait pas que parmi les rangs des aspirants messagers, il serait le seul à le parler.

  • Les épreuves dépendent du nombre de langues que vous avez déclaré parler lors de l’interrogation éliminatoire. Ainsi, j’invite maintenant ceux qui ne connaissent que le ranedam à venir chercher leurs questions…

 Une partie de la salle se leva et se plaça spontanément en file pour prendre des mains même du mage une feuille couverte de questions. Il appela ensuite ceux qui connaissaient le lorin, ils étaient également nombreux. Beaucoup moins maîtrisaient le luc ancien, dont Vivien. Il découvrit à cette occasion que Lidwine parlait aussi l’olaan, très peu répandu. Enfin, le mage Isaac appela ceux qui parlaient toutes les langues sus-citées plus le qadi. Jal fut le seul à se lever. Horriblement mal à l’aise, il traversa les travées sous le regard silencieux et lourd que tous les aspirants jetaient à son passage. Il prit la feuille, retourna vers sa place d’une démarche guindée et se jeta sur sa chaise comme sur un radeau de naufragé. Heureusement, le mage détourna l’attention générale en annonçant le début de l’épreuve.

 Jal n’avait pas beaucoup révisé, mais sa mémoire fit son office et lui fournit les réponses. Il n’eut aucun mal pour le lorin, le ranedam ni l’olaan, mais le luc ancien s’écrivait en graphes abscons et ses souvenirs partiels de qadi lui échappaient constamment. Il se concentra au point d'en avoir mal à la tête pour retrouver les conjugaisons demandées, mais lorsque le mage frappa dans ses mains, il avait terminé. Le soulagement lui monta des poumons dans un souffle. Il laissa sa feuille de papier sur place comme tous les aspirants et quitta la salle en traînant des pieds, un peu démoralisé. Vivien le rattrapa.

  • Jal ! Pour fêter la fin de la première moitié, le roi a ordonné un buffet pour tous les aspirants sélectionnés, dans les jardins. Tu viens ?
  • Bien sûr, je meurs de faim !

 Il prit aussitôt la direction de la petite porte qui s’ouvrait au-dessus du jardin, empruntée les jours précédents. C'était vrai, il était affamé.

  • Tu t’es bien débrouillé ? s'inquiéta-t-il, plus pour la forme que par réelle curiosité.

 Vivien sourit modestement.

  • Pas trop mal, j’espère. J’avais un gros trou sur les conjugaisons de lorin, mais je ne pense pas que ça pose réellement problème... Tu as vu Lidwine ?
  • Aperçue. Elle était à côté de moi quand l’oculus s’est ouvert.
  • L’oculus ?
  • Le trou rond dans le toit, par où ils ont jeté la lorna.
  • Tu sais que ta mémoire m’énerve, parfois ?

 Jal rit, il profitait des rares fois où il pouvait se sentir supérieur...

  • Il faut bien que j’en profite !

 Ils étaient dehors et descendaient à pas lents les marches du perron menant aux plates-bandes du jardin. Jal aperçut Karen adossée à une des colonnes qui entouraient le buffet. Elle leva les yeux vers lui et parut contrariée de le voir. Aussitôt, il quitta Vivien et s’enfonça dans le groupe de candidats de tous les horizons qui s’agitaient autour du buffet. Il allait enfin avoir des réponses. Il poussa un peu des gens, s’excusa plusieurs fois, se glissa entre les colonnes, mais ne trouva personne. Dame Alenia avait disparu. Il fronça les sourcils. Pourquoi cette fuite ? Avait-elle peur de lui ? Aurait-elle un secret à garder à propos de sa connaissance de la famille Dernéant ?

  • Jal ! Qu’est-ce que tu fiches ?

 Il sursauta, tiré de ses pensées par son cousin qui l'avait suivi.

  • Je… j’ai vu quelqu’un.
  • Tu as des hallucinations, vieux. Viens donc manger, tu es en train de perdre la boule, il faut que tu te nourrisses.

 Malgré l’humour de ces propos, ils recelaient indéniablement un certain bon sens. Jal retourna donc près du buffet pour profiter de la cuisine royale, mais son esprit distrait vagabondait autour de ce mystère qui s’ajoutait à d’autres. Heureusement, les attentats contre son entourage avaient cessé, cela faisait un problème de moins. L’inquiétude le relâchait lentement. Il sourit en décontractant ses muscles et avala un verre de jus de plion rouge vif. Vivien dévorait les petites tartines mises à disposition sans interruption. La bouche pleine, il tendit à Jal un rouleau au fromage.

  • Goûte ça, c’est mortel !

Jal mordit dedans de bonne grâce, mais son esprit était ailleurs.

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