V. Choisir sa mort, deuxième partie

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 Jal courait à perdre haleine. La terreur le poussait en avant. Il fallait qu’il s’éloigne de ce tordu, à tout prix. Il ne regardait pas où il allait, la panique l’empêchait de raisonner à quoi que ce soit. Les deux hommes en noir le regardaient de loin, sans tenter le moindre mouvement. Un frisson d’adrénaline le parcourut et il accéléra encore, mais quelques mètres plus loin, il dut s’arrêter net. Une gorge étroite, au fond de laquelle courait un fleuve déchaîné, coupait la forêt en deux. Impossible d’aller plus loin. Il se retourna vivement ; un des hommes épaulait une arbalète. Jal n’eut que le temps de se pencher pour éviter de très peu le carreau, mais ce mouvement le déséquilibra et il bascula dans le gouffre à ses pieds.

  Il hurla de toutes ses forces. L’eau éteignit brusquement son cri en entrant dans ses poumons. Heureusement, le fleuve était assez profond pour qu’il ne heurte pas le fond, bien qu’il ait chuté d’une vingtaine de mètres. Il sentit sa poitrine près d’éclater et battit désespérément des pieds pour remonter à la surface. Il aspira une grande goulée d’air et vit ses deux ravisseurs parvenus au bord de la gorge, qui le visaient encore. Il replongea aussitôt. Le carreau tomba dans l’eau, le ratant de presque un mètre. Le plus grand des deux hommes fulminait. Il avait pensé que la chute suffirait à le tuer, ou alors qu’il se noierait, mais ce damné messager semblait savoir nager. Il venait de le manquer. Il courut sur la berge pour le rattraper.

 Le courant puissant ballottait Jal comme un malheureux fétu de paille. Sa cape rouge ondoyait derrière lui, gorgée d'eau et l'entraînant vers le fond. Il ressortit la tête de l’eau et essaya de nager pour distancer les deux psychopathes. Le froid environnant ralentissait ses mouvements. Il fallait juste qu’il tienne encore un moment. Bientôt, la nuit serait tombée et il ferait trop sombre pour tirer. Jal ne maîtrisait plus sa trajectoire, le courant était trop fort. Il se contentait de maintenir sa tête à la surface. Le fleuve l’entraîna dans des rapides hérissés de roches. La peur ne dura qu’une seconde, un carreau plongea tout près de son bras. Ses poursuivants approchaient. Il se glissa entre deux écueils, espérant se trouver à l’abri hors de vue. Sa cape s’entortilla autour de lui à cause des remous, immbilisant ses bras. Il se débattit mais sa tête heurta le rocher avec force dans un mouvement maladroit.

 L’homme en noir avait vu sa proie se cacher derrière la roche et n’eut qu’à attendre que la force du fleuve le pousse à découvert. Il tira et retint une exclamation de victoire en voyant son trait se planter droit dans le tissu rouge. Le corps du jeune homme fut secoué d’un spasme bien visible et resta inerte dans les remous du Rivent. Un sourire carnassier se dessina sous le masque.

  • Mission accomplie, lâcha-t-il en se retournant vers son camarade.

 Méfiant, son complice jeta encore un œil au corps flottant, mais celui-ci ne bougeait pas. De plus, la nuit tombait et il le distinguait à peine. Il fit demi-tour et disparut dans le bois

   Jal se réveilla en toussant. Le rocher l’avait étourdi un instant et il avait failli se noyer. Il bénit ses réflexes de survie et nagea vers la rive. La nuit envahissait les bois et coulait entre les branches. Le courant, dans cette anse, s’était un peu calmé et Jal put atteindre une plage de sable où il s’échoua dans le silence froissé de la nuit.

 Incapable de faire un mouvement, frigorifié et épuisé, tous les muscles douloureux, il ne songea même pas à regarder si on le poursuivait encore. Il resta là à haleter un certain temps, puis se leva. Les étoiles commençaient à piqueter le ciel assombri, mais les lunes n’étaient pas encore levées. Il marcha d’un pas hésitant. Le Rivent était sorti des gorges et baignait à présent les champs qui entouraient Lonn. Par la seule chance qu’il ait eue ces deux dernières uchronies, le fleuve l’avait transporté en direction de la ville. Il voyait ses lumières au loin.

 Marcher réchauffa un peu son corps endolori, mais la fatigue secouait ses membres à chaque pas et manquait lui faire perdre l’équilibre. L'arrière de sa tête le lançait continuellement et il devina que du sang lui collait les cheveux. Il serra sa cape trempée autour de lui dans un réflexe dérisoire pour se réchauffer et sentit une pointe lui piquer le flanc. Un carreau était resté pris dans le tissu rouge, tout près de ses côtes. Il ne l’avait pas senti ni vu tomber. Il l’arracha, frissonnant en songeant à ce qui se serait produit si ce trait était tombé une paume plus à gauche.

 De temps à autres, il se laissait tomber à genoux sur le chemin pour retrouver son souffle et un peu de forces, puis se remettait en marche. La nuit s’affermissait et s’épaississait de minute en minute, si bien qu’il ne vit bientôt plus où il mettait les pieds. Il soupira dans l’air glacé et s’arrêta. Un peu plus tard, les trois premières lunes se levaient. Il leur jeta un regard reconnaissant et reprit sa marche obstinée. Il adressa une rapide prière à Umeå pour la remercier de l’avoir protégé. Soudain, des bruits métalliques l’alertèrent. Il aurait dû se cacher, mais il lui restait à peine assez de forces pour tenir debout. Fataliste, il resta planté au milieu du chemin à attendre.

 Un équipage apparut sur la route. C’était une chaise à porteurs qui brinquebalait vers lui, précédée d’une lanterne agitée par les secousses. Il se retira sur le bord du sentier. La chaise s’arrêta près de lui et les rideaux bleus qui en masquaient l’intérieur s’écartèrent.

  • Que faites-vous là, pauvre petit ?

 C’était sans doute un riche marchand qui rentrait de quelque négociation tardive. Jal voulut se découvrir mais il avait perdu son chapeau depuis longtemps.

  • Je me nomme Jal Dernéant. Je me suis perdu et je suis tombé dans le fleuve…
  • Vous allez à Lonn, mon brave ?
  • Euh, oui.
  • Montez donc, il reste une place, fit le marchand en ouvrant la portière.

 Jal hésita un instant. Il aurait dû se montrer méfiant, mais il ne supportait plus le froid et l’épuisement de ses jambes. Il monta. La chaleur qui régnait à l’intérieur lui fit monter les larmes aux yeux après le vent glacé. La chaise était richement ornée, avec deux sièges en vis-à-vis de velours bleu et des incrustations d’or. Son bienfaiteur referma la portière et rabattit le rideau, faisant disparaître cette nuit de cauchemar. Jal se laissa tomber sur le siège libre, savourant la chaleur qui remontait le long de ses jambes et le moelleux du velours. Même son crâne douloureux s'apaisa un peu.

  • Je suis désolé, je vais tremper vos coussins, s’excusa-t-il.

 Le marchand répondit d’un geste qui signifiait « Aucune importance », puis il agita une cravache à plumes blanches et lança :

  • Allez, trottez mes braves ! Hue donc !

 La chaise à porteurs s’ébranla et prit la route de Lonn. Jal ferma les yeux de bien-être. La douleur de ses membres s’estompait peu à peu. Emporté par la chaleur, la douceur de l’atmosphère et l’immense épuisement, il s’endormit.

 Son sauveur le secoua alors qu’ils entraient dans la ville.

  • Excusez-moi de troubler un sommeil si mérité, jeune homme, mais où dois-je vous déposer ?
  • A la caserne de la ville. Je dois voir le capitaine de la garde royale.
  • Fort bien. A la caserne, vous autres !

 Jal, un peu remis, regarda la ville endormie par les fenêtres. Les lunes s’élevaient peu à peu. Une quatrième les avait rejointes. S’apercevant qu’il s’agissait d’Umeå, Jal réitéra ses remerciements. Sa lune l’avait bien servi aujourd’hui. Puis il se tourna vers l’homme qui l’avait recueilli. Il devait avoir trente-cinq ou quarante ans, une perruque longue et bouclée, une large moustache noire et une toilette riche. Il s’appuyait sur une canne à pommeau doré et portait un large chapeau de feutre comme on en voit à la cour, mais ni son pourpoint ni sa chaise ne comportait de blason. Il s’agissait donc bien d’un riche marchand. Il portait sur Jal un regard attentif.

  • Voici la caserne !

 L’aspirant messager sursauta. En effet, ils se trouvaient devant la cour entourée d’une muraille jaunâtre. Les fenêtres du bureau du capitaine Londren étaient encore allumées. Jal sauta à bas de la chaise et, toute sa dignité retrouvée, il s’inclina profondément devant son bienfaiteur.

  • Monsieur, je suis seigneur d'Herzhir, près de Dernolune et si vous m’offrez votre nom, je me ferais un plaisir de vous accorder une faveur pour vous récompenser du service inestimable que vous m’avez rendu ce soir.

 Le marchand le regardaa avec bienveillance.

  • Je suis Jacquemin Limonier, négociant en soieries. Votre offre est généreuse, seigneur, et témoigne d’un grand cœur. Je l’accepte, mais je n’ai besoin de rien pour l’instant. Si vous avez une occasion d’honorer cette promesse, je saurais vous retrouver et vous le faire savoir. Bonne nuit, seigneur Dernéant d’Herzhir.
  • Bonne nuit, monsieur Limonier.

 Jal regarda s’éloigner la chaise à porteurs bleue en tâtant l'arrière son crâne blessé, puis pénétra dans la caserne.

 Il frappa à la porte du bureau. Comme personne ne répondait, il entra. Cinq paires d’yeux se levèrent vers lui. Il reconnut Liz, Vivien, Lidwine et Lénaïc larmoyants, et Hendiad Londren stupéfait. Il y eut une seconde d’un silence ébahi. Puis les visages sourirent sous l’emprise d’un soulagement démesuré. Liz fut la première à rompre l’émerveillement général pour se jeter au cou de son cousin ressuscité.

  • Tu es vivant !

 Jal la reçut maladroitement contre lui avec un sourire attendri. Liz pleurait, mais c’étaient cette fois des larmes de joie.

  • Tu es vivant ! Je n’en crois pas mes yeux ! Mais comment c'est possible ?

 Il la reposa au sol. Elle essuyait ses joues, sans pouvoir se départir de son sourire. Vivien fixait encore Jal avec des yeux ronds, puis secoua la tête pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Jal était devant lui, en chair et en os ! Il se sentit étouffer d’allégresse et serra son cousin jusqu’à vider sa poitrine du moindre souffle d’air.

  • Je pensais ne plus jamais te revoir. J’aurais dû savoir que rien ne vient à bout de mon cousin Jal ! Tu es vivant, bon sang !

 Quand il le relâcha, Jal crut voir des larmes dans les yeux de son cousin, mais très vite, il n’y fit plus attention. Lidwine se dressait devant lui, les yeux rougis. Il inspira pour dire quelque chose, mais elle ne lui en laissa pas le temps. Elle aussi s’écrasa contre lui. Jal sentit un long frisson parcourir son dos et resserra ses bras autour d’elle avec tendresse.

  • Je vous ai cru mort ! Merci, Grandes Lunes, merci ! Qu’Umeå soit bénie, vous êtes en vie ! Je n’y croyais pas !

 Mais elle retrouva vite sa dignité et s’écarta. Jal eut beaucoup de mal à effacer de ses lèvres un sourire béat.

  • Je n’arrive pas à y croire ! Tu es vivant !

 Même Lénaïc, qui n’arrivait pas à s’enhardir jusqu’à l’enlacer, lui broyait la main avec chaleur. Seul Londren ne bougeait pas, remis de son étonnement par son professionnalisme aguerri. Jal réclama une place sur les bancs de bois. Tous ressentirent son épuisement et l’entourèrent de sollicitude. Liz se proposa pour aller lui chercher une collation, avec son sourire irrésistible sur les lèvres, toujours enchantée d’avoir miraculeusement retrouvé son cousin.

  • Mais pourquoi vous m’avez cru mort, exactement ? protesta le jeune homme.
  • On a essayé la magie pour te retrouver et le sort a tourné à vide…

 Vivien baissa la tête comme s'il se sentait coupable.

  • Hein ?! Ce n’est pas possible ! Je croyais que ça n’arrivait que quand…
  • Que quand la cible est morte, c’est ça. Alors comment ça se fait ?

 Jal soupira.

  • La magie et moi, ça n’a jamais fait bon ménage…
  • Mais oui, c’est ça !

 Tout le monde se retourna vers Lénaïc qui venait de frapper bruyamment dans ses mains.

  • Ton anomalie doit empêcher la magie de te repérer. Tu es indétectable.

 Jal jeta un regard inquiet vers Hendiad Londren. Lénaïc comprit et s’excusa.

  • On a cru…. Oui, on lui a dit. Comme le capitaine Londren ne comprenait pas, on a été obligé de lui expliquer. Désolé... On croyait que vous étiez mort, alors on avait plus de raisons de garder le secret. D’ailleurs la demoiselle Artanke et le seigneur Bertili voulaient vous venger.

 Jal, surpris et ravi, se tourna vers Lidwine qui sourit. Tous les amis de Jal nageaient dans une sorte de béatitude incrédule mais bienheureuse depuis son retour inespéré. Il avala en quelques secondes le verre apporté par Liz et se laissa aller contre le dossier.

  • Qu’est-ce qui t’es arrivé exactement ?

   Après avoir compris l’essentiel, Vivien et Lidwine ramenèrent Jal chez lui. Il s’endormait debout, son court somme dans la chaise n’ayant évidemment pas suffi. Lénaïc raccompagna Liz à l’académie, après qu’elle eut encore serré Jal dans ses bras et soigné sa tête d'un claquement de doigts. Il titubait en arrivant dans son logement et s’effondra sur sa paillasse. Lidwine masqua un rire derrière sa main fine.

  • Bonne nuit, Jal. N’ouvrez à personne avant d’avoir entendu une voix connue, n’est-ce pas ?
  • Pas de souci, marmonna-t-il déjà à moitié endormi.

 Vivien prit la précaution de dégainer Valte et de la poser près de la paillasse de son cousin, au cas où. Puis il quitta la chambre et ferma discrètement la porte. Jal était vivant ! Il ne savait pas si l’euphorie allait lui permettre de dormir cette nuit. Il jeta un œil rassuré entre les façades et tomba sur Umeå, cette lune qui veillait à la fois sur Jal et sur lui.

Grande Lune, veillez sur moi, veillez sur lui, veillez sur nous tous.

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