IV. De l'utilité des bibliothèques, quatrième partie

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 Lénaïc fut désigné pour les accompagner. L'équipe emboîta le pas à l’étudiant qui dévala des escaliers interminables qui s’enfonçaient dans les profondeurs de l’académie. Vivien tenait un flambeau magique qui diffusait une flamme jaune intense. Lénaïc stoppa devant une porte d’acier riveté et verrouillée.

 -Le corps est dans cette chambre froide. Le directeur Divef a accepté de me prêter la clé. Je… je préfère vous la laisser, capitaine. Cet endroit me fait un peu peur.

Hendiad accepta en tendant simplement la main. Sans la moindre hésitation, le capitaine ouvrit la porte qui grinçait un peu. Des vapeurs glacées s’élevèrent. Lidwine n’eut pas le moindre tressaillement et marcha à grands pas jusqu’au corps étendu sur une table de marbre.

  • Vous le connaissez ? s'inquiéta le Vorodien.

 L’homme avait des traits durs, un visage imberbe et pâle, les yeux fermés, un corps sec et noueux. Il devait avoir une quarantaine d’années. Ses cheveux noirs coiffés en arrière dégageaient un grand front plissé de rides horizontales. Sa nuque était bleutée, là où la magie de Jal l’avait frappé, et la blessure à sa gorge béait.

  • Oui. Je ne sais pas comment il s’appelle, mais je l’ai aperçu rôdant près de chez moi plusieurs fois ces derniers jours, depuis que vous êtes passé… Il m’inquiétait, alors un jour, je suis sortie l’épée à la main et je lui ai demandé de déguerpir. Il n’était pas revenu depuis.
  • Alors on vous observe ? Il y en avait d’autres avec lui ?

 Le capitaine de la garde royale s’était avancé d’un pas, intéressé par le tour que prenait la conversation.

  • J’ai parfois vu des hommes lui dire quelques mots, mais aucun n’est resté. Cela ne m’était jamais arrivé avant.
  • Alors quelqu’un d’autre dirige tout ça, quelqu’un qui vous en veut réellement, déduisit Vivien. Et qui ne vous a repéré qu’ici, à Lonn, ou alors qui y vit.
  • Vous n’avez rien fait de spécial depuis votre arrivée ? questionna Jal, je veux dire, avant les épreuves?
  • Non, je ne crois pas. Mon père et moi sommes arrivés la veille de notre rencontre avec vous.
  • Non, décidément, je ne vois pas. Lénaïc, c’est cela ?
  • Oui, capitaine ?
  • Est-ce que Divef a reconnu cet homme ? Quelqu’un ici est-il en mesure de nous donner son nom ?
  • Le directeur ne le connaît pas, mais un administrateur l’a reconnu. Il dit qu’il se nomme Baudouin Ernase, qu’il a été inscrit à l’académie autrefois mais qu’il en a été exclu l’année suivante.
  • Pour quelle raison ?
  • Il a blessé un professeur. Ce n’était pas Goulven Divef le directeur à l’époque, mais Clélia Vornind. C’est une des mages qui ont été tués au château, la semaine passée.
  • A la bonne heure, enfin une piste, laissa tomber Hendiad.
  • On ne tue pas une mage parce qu’elle vous a viré d’une école vingt-cinq ans plus tôt ! protesta Jal.
  • Au moins, ça crée un lien entre les morts des mages royaux et l’enlèvement de Vivien, rappela Lidwine. C’est tout ce que nous aurons pour l’instant. Remontons, je gèle.

 Des nuages de vapeur émanaient en effet de sa bouche à chaque mot, et Lénaïc frissonnait. Pas sûr cependant que ce fut à cause du froid.

   Jal attrapa le bras de Lénaïc avant qu’il ne dépasse la porte du hall.

  • Attendez, j’ai à vous parler.
  • Jal ?

 Vivien, intrigué par le retard de son cousin, revenait vers lui.

  • Deux minutes, Viv, j’ai un truc à tirer au clair. Mais tu peux rester.
  • Venez dans la bibliothèque, suggéra Lénaïc, un peu gêné.

 Les deux cousins l’y suivirent, sans voir Lidwine qui se retournait pour leur jeter des regards désespérés. Jal s’installa et fit signe à Vivien d’en faire autant. Lénaïc disparut deux minutes et revint avec le recueil qadi.

  • Qu’est-ce que c’est ?
  • Jal a trouvé une légende là-dedans qui rappelle son handicap magique. Il m’a demandé d’y jeter un œil pour voir si je jugeais ça crédible…
  • Quoi ?! Ça veut dire qu’il y a peut-être un remède !
  • Justement !
  • Il y autre chose. Vous m’avez bien dit que vous étiez ranedaminien, Jal ?
  • Oui, de Herzhir.
  • Car Fena, l’autre porteuse de cette anomalie, aurait trouvé son remède de l’autre côté des monts Étoilés. Et personne ne sait ce qui lui est arrivé là-bas. Jal pense qu’elle pourrait être une de ses ancêtres, qui lui aurait transmis l’anomalie, n'est-ce pas ? Ce qui ne me semble pas impossible. Mais on ignore totalement ce qui a pu la guérir. Désolé, Jal, je n’ai trouvé aucune info de plus.
  • Il y a forcément quelque chose !
  • La seule solution serait d’aller chercher des détails en territoire qadi sur cette légende… Il n’y a aucune légende de votre pays natal qui évoque quelque chose d’approchant ?
  • Je ne crois pas, mais je ne suis pas expert.
  • Moi ça me rappelle quelque chose, effectivement, lâcha Vivien d’un air pensif, mais c’est vague. L’histoire d’une étrangère sans magie qui trouve la paix, dans ces eaux-là…
  • La paix ? A ce rythme-là, je ne guérirai pas de sitôt !

 Jal masquait derrière des plaisanteries grossières son découragement. Un remède, non, un remède inaccessible, peut-être. Rien de tout cela ne pouvait l’aider pour l’épreuve de magie. Il se leva avec plus de brutalité qu’il ne l’avait voulu.

  • Merci bien, Lénaïc. Au revoir. Tout ce que vous me dites est fort inutile, je ne perdrai pas plus mon temps.

 Il quitta la salle en raccrochant sa cape. Vivien adressa un regard d’excuse à l’étudiant désemparé et le suivit.

  • Je comprends que ça te mette en rogne, mais quand même, ce pauvre Lénaïc !
  • Génial ! Pour me dire ça, il aurait pu se taire ! Je sais quoi, maintenant ? Qu’il existe peut-être une solution quelque part ? On ne sait pas quoi, on ne sait pas où, on ne sait pas pourquoi, on en est même pas sûrs !
  • Calme-toi ! Il n’en est pas responsable ! Et puis tu t’es débrouillé sans, jusqu’ici, non ?
  • Je risque de crever, Vivien ! Tu comprends, ça ? Je vais peut-être mourir à cause de cette foutue magie !

 Jal hurlait à s’en déchirer les cordes vocales et, sous l’effet de la colère, des larmes jaillirent de ses yeux. Vivien, désarçonné, le laissa disparaître en fulminant vers le jardin de l’académie. Il fallait le laisser seul.

   Jal tournait comme une rouanne en cage. Ses pas faisaient voler le gravier des allées. Il ne regardait pas où il allait. C’était trop ! D’abord le danger constant autour de lui, ces épreuves terriblement angoissantes dont dépendait son avenir, ses sentiments troublés à l’égard de Lidwine, cette magie qui se refusait à lui, et maintenant un faux espoir aussitôt réduit à néant ! Il n’en pouvait plus. Il se laissa brusquement tomber sur un banc, la tête dans les mains. Il avait peur. Terriblement peur. Dire qu’il avait cru que ce voyage serait le plus formidable de toute sa vie ! Jamais il ne s’était senti aussi vulnérable, aussi faible. Jamais il n’avait senti à ce point le danger peser sur lui à chaque instant et partout, jamais il ne s’était senti emporté aussi vite et irrémédiablement dans des événements dont il ne maîtrisait pas le cours. Cela le bouleversait et bousculait sa confiance en lui si fermement plantée jusqu’ici.

 Un long soupir s’exhala de ses lèvres, et il releva les yeux pour se laisser aller contre le dossier du banc. Il allait faire face, comme il l’avait toujours fait, mais cette fois le courage lui manquait. Il lui fallait de l’aide, mais il répugnait à la réclamer. Il laissa ses yeux errer sur le jardin. C’était un endroit charmant, fleuri, couvert d’arbres bruissant au vent, entrelacé d’allées gravillonnées parfaitement ratissées. Derrière lui, un magnifique liloba étalait des fleurs de nacre à la senteur sucrée. Son banc était environné de colupiques violets qui se balançaient dans la brise, et, en face de lui, un énorme pradanier atteignait presque le toit arrondi de l’académie avec ses branches tortueuses et ses larges feuilles d’un vert vif au parfum citronné. Une fontaine à sa droite répandait une agréable fraîcheur et un doux ruissellement. Quelques oiseaux, librales et moniers, chantaient ou sifflaient dans les branchages et parfois au-dessus de sa tête.

 L’un d’eux vint se percher sur la margelle de la fontaine, juste devant lui. Jal faillit sourire. Un derkan apparut alors dans l’allée, de sa démarche féline. Sa fourrure noire aux reflets bleutés le dénonçait, alors il se glissa sous un buisson fleuri de nuha. Les petits panaches blancs frissonnèrent à son passage, et il fixait l’oiseau. Jal le vit onduler en direction de la fontaine, bondir d’une détente formidable propre aux derkans, et manquer le librale qui s’envola avec un cri qui ressemblait à un rire moqueur. Le félin noir au long museau se tourna vers Jal avec un regard de reproche, comme s’il était responsable de son échec. Puis il sauta sur le chemin avec souplesse et fit quelques pas, comme s’il hésitait.

  • Hé, reviens là, Éclipse ! Tout de suite, espèce de…

 Une jeune étudiante déboula du chemin et se pencha pour attraper le derkan. Elle se figea en reconnaissait l’aspirant messager. Lui aussi avait reconnu Liz, sa cousine.

  • Salut, Liz ! C’est ta bestiole ?
  • C’est Éclipse, mon derkan ! Il est beau, n’est-ce pas ?
  • Superbe.

 Jal se leva et s’approcha de l’étudiante pour gratter le dos hérissé de pointes et les oreilles rondes du félin. La longue queue touffue à pointe bleue fouetta l’air de contentement. Liz reposa le derkan.

  • Comment tu vas ?
  • Pas vraiment bien.
  • Raconte-moi tout ! Tu sais que je suis muette comme une tombe sacrée !

 Jal n’osa pas la vexer, pour avoir vu le résultat sur Vivien. Sa cousine s’irritait vite et n’oubliait pas facilement.

  • Je sais que nous sommes en danger ici. Lonn n’est pas si sûre que je le pensais. D’abord les mages royaux assassinés, Lidwine empoisonnée, puis Vivien enlevé… J’ai terriblement peur, Liz. Je ne contrôle plus rien. J’en suis réduit à attendre la prochaine urgence et ça m’angoisse. Et puis ces fichues épreuves… Il faudrait que je sois au maximum, concentré et calme, et ce n’est pas de tout le cas !
  • Je suis au courant pour ton problème, et tu le sais. L’épreuve de magie ne te fait pas peur ?
  • Bien sûr que si. Vivien affirme que je risque de me vider complètement de mes forces et de mourir. Je lui ai dit que j’acceptais le risque, mais…je n’y crois pas tout à fait moi-même.
  • C’est de la folie, mais cela tu le sais aussi et tu n’en démordras pas.
  • Il se pourrait qu’il existe une solution, une guérison, quelque part. Mais rien n’est sûr et ça m’épuise d’y croire pour verser dans le désespoir la minute d’après. Et en plus…
  • Lidwine, c’est ça ?
  • Comment tu le sais ?
  • Viv m’a parlé d’elle et de toi. Je devine qu’elle te plaît, hein ?

 Liz cligna de l’œil avec cet air espiègle qui lui était familier.

  • Tu cherches à la défendre ?
  • Elle se débrouille très bien sans moi ! C’est même elle qui m’a sauvé la vie, par plus tard que tout à l’heure. Elle est bien meilleure en escrime que Viv et moi réunis. Elle n’a pas besoin d’aide.
  • Arrête, tu n’y crois pas toi-même ! Tu es bien placé pour savoir qu’une épée ne suffit pas, même maniée avec l’habileté du capitaine de la garde royale. Ce qu’il faut, c’est des yeux, de la mémoire, et là, toi, tu maîtrises. Ne dis pas le contraire ou tu te prends une baffe.

 Jal sourit et leva les mains en signe de reddition.

  • Je ne dis plus un mot.
  • Bien. Alors voilà mon avis : concentre-toi. Ne laisse pas cette avalanche t’affoler, c’est à mon avis le but précis. Comme en escrime, tu sais ? On t’étourdit sous une avalanche d’attaques pour porter le coup fatal. Et tu n’auras pas toujours ta Lidwine pour parer à ta place. Garde la tête froide, l’esprit clair et l’œil bien ouvert. Tu es là pour passer tes épreuves de messager, ce doit être ta priorité. Garde un œil sur Lidwine au passage, mais si tu dis qu’elle sait se défendre, veille d’abord sur toi. Je te rappelle que sans magie, tu es quand même le plus vulnérable.
  • C’est bien le problème !
  • Vivien veillera sur toi. Il est doué en magie comme au combat, et ne te laissera jamais tomber.
  • Je ne veux pas d’un garde du corps.
  • Ne te fâche pas, tête de trandine ! Il serait resté près de toi et t’aurais défendu de toute façon. C’est juste un moyen de te rassurer. Tu peux réussir ces épreuves, et ce sera le meilleur moyen de prouver à tout le monde et d’abord à toi-même que tu n’es pas si influençable. D’accord ?
  • Écoute, Liz…
  • Je t’ai toujours connu solide. Pas franchement courageux, mais solide. S’il y a une tâche devant toi, tu t’y attelles, tu ne te défiles jamais. On peut compter sur toi. Et tout le monde, Vivien, moi, et même Lidwine qui a dû comprendre cela, a besoin de pouvoir encore compter sur toi. Qui a sauvé Vivien des catacombes ? Qui, le premier, s’est inquiété pour lui et a découvert Érode ? Qui a pensé à avertir les Artanke et la garde ? Alors tu vois, tu n’as pas besoin de magie, ni de tout contrôler, pour être un ami hors pair. Et il est plus difficile d’être un ami fiable qu’un messager de Lonn. Tu m’as comprise ?
  • Je pense. Merci beaucoup, Liz, il n’y a qu’à toi que je peux parler avec l’assurance de recevoir de bons conseils. A un de ces jours, et bonne chance !
  • Bon courage avec Lidwine, se moqua Liz avant de siffler Éclipse et de quitter le jardin.

 Jal se remit sur ses pieds. Quelques oiseaux s’envolèrent. Il sourit, rejeta sa cape derrière son épaule et quitta le jardin.

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