II. Arbre généalogique, première partie

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  Les cloches de la ville sonnèrent à la volée dès l’apparition du soleil derrière la colline de Lonn, appelée la Donna. Le son argentin parcourut toutes les rues et tira Jal de son sommeil. Il se dressa, mit deux ou trois secondes à se rappeler où il se trouvait, puis passa une main dans ses cheveux bruns ébouriffés. Sa mise froissée le fit grimacer, en particulier sa cape, qu'il se contenta de secouer pour la débarrasser de la poussière. Quelle piètre entrée en matière.

 Le soleil levant l’accueillit joyeusement dès qu’il mit un pied dehors. Jal frotta ses yeux encore ensommeillés, rajusta la sangle de sa sacoche, carra les épaules et traversa la rue pour éviter un carrosse luxueux aux armoiries rouges et or. Il faisait mine de se sentir à l'aise, mais le récit qu'il connaissait des épreuves ne le rassurait pas. Il était là pour faire briller son honneur et sa famille.

 Les portes étaient grandes ouvertes et des gardes en livrée s’y tenaient, raides comme des piquets. Une nuée de candidats de tous les âges et de tous les royaumes se pressait déjà dans la cour immense et de nombreux retardataires s’y rendaient encore. Jal passa la porte, un peu intimidé, et se mêla à la foule cosmopolite qui attendait le début du discours du roi Oswald lui-même. Jamais il n'avait côtoyé autant de monde en même temps.

 Il y avait des hommes et des femmes, des jeunes gens comme des plus mûrs et expérimentés, des marins de Tumnos et des montagnards de Paditie. Il aperçut quelques elfes avec leurs éternels arcs dans le dos et leurs décorations de perles, plus rarement des centaures et même un petit groupe de nains aux armures rutilantes, avec leurs haches sur l’épaule et leurs yeux perpétuellement furibonds derrière une barbe luxuriante, qui avaient fait le trajet depuis leurs lointaines montagnes. Ils n'étaient pourtant pas réputés pour leur nature voyageuse, et il y avait gros à parier que seul l'honneur de se voir distingués d'un titre les attirait là. Peut-être aussi la paye.

 Jal se glissa entre les gens vers une zone un peu moins peuplée, où il put enfin respirer. Il se dressait sur la pointe des pieds pour apercevoir l’estrade et même peut-être le roi Oswald, quand une tête connue passa dans son champ de vision une seconde. Contenant à grand-peine son enthousiasme, il replongea dans la foule en écartant tous ceux qui barraient sa route sans ménagement, appelant à grands cris, mais l'intéressé ne se retourna que lorsqu'il parvint à saisir sa cape verte.

  • Hé, non mais je vous… Jal ! C'est toi !
  • Ravi de te revoir, Vivien !

 Jal donna une affectueuse bourrade à son cousin.

  • Alors, tu as fini par te présenter ?

 Vivien bomba le torse.

  • J’ai fini mes études, je n’allais pas laisser passer une année de plus sans tenter ma chance ! Et toi, tu es venu seul ? J'aurai pu passer te chercher avec mon escorte, tu sais.
  • Ca t'aurait fait faire un grand détour, je ne voulais pas le retarder. Cela fait longtemps que tu es en ville ?
  • Un peu plus d'une semaine. Et toi ?
  • Je suis arrivé hier, j'étais à pied, marmonna le Ranedaminien. Mon ordimpe est trop vieux pour faire ce genre de voyage.
  • Seul ?!
  • Mais non, j'ai suivi une caravane de marchands. Tu loges où ? demanda-t-il pour changer de sujet.

 Il n'aimait pas se voir rappeler ainsi qu'il faisait partie d'une famille de moindre importance, complètement isolée du jeu politique.

  • Oh, je suis hébergé par le seigneur Deslerres. Il a un magnifique manoir du côté occidental de la ville, et c'est un vieil ami de la famille. Ses fêtes sont somptueuses. Et toi, hier, tu as pu arriver à temps à l'abri ? Il a plu des cordes.

Je loue un grenier à grains à une vieille mégère, songea le jeune homme d'une façon assez peu charitable. Vivien avait été élevé dans le faste d'une maison importante, avec des serviteurs à tous les étages, il était fiancé à la duchesse de l'une des plus importantes cités de la Vorodie, et Jal avait toujours senti une forme de compétition dans sa façon de le lui rappeler qui le mettait mal à l'aise. Le jeune seigneur était de quelques années plus âgé que lui, avec des cheveux très noirs ondulés et entretenus avec soin, une moustache et un bouc taillés, un menton proéminent qui lui donnait l'air volontaire ou hautain, selon son humeur du moment, et des yeux bleu foncé qui avaient fait son succès auprès d'une bonne partie de la gent féminine. Jal éluda la question en essayant en vain de paraître détendu.

  • J'ai trouvé à me loger en ville aussitôt. Je suis arrivé juste à temps, d'ailleurs, pour rencontrer une charmante demoiselle...

 Son cousin eut à peine le temps de hausser les sourcils que la voix, claire et sonore de la jeune femme retentit.

  • Jal !

 Le jeune Ranedaminien se retourna. Lidwine courait vers lui, souriante, vêtue d’une robe rouge vif à manches longues sublime, qui lui battait les jambes et le fourreau de son arme.

  • Bonjour, Jal ! Je suis arrivée un peu en retard, mais… Bien le bonjour, monseigneur !

 Avec la foule autour d’elle, elle ne pouvait faire sa révérence, mais elle s’inclina légèrement avec toute la grâce possible devant Vivien. Ce dernier lui sourit, avec une décontraction séduisante qui fit grogner Jal intérieurement de jalousie.

  • Mademoiselle Lidwine, permettez-moi de vous présenter mon cousin Vivien Bertili, des montagnes de la Vorodie, débita-t-il très vite pour les interrompre. Vivien, je te présente Lidwine Artanke, de Rott. J’ai fait sa connaissance hier.
  • Madame…

 Vivien, sans faire de demi-mesure, écarta toutes les personnes autour de lui pour s’agenouiller devant Lidwine. Jal leva les yeux au ciel.

  • Madame, m’accorderiez-vous…

 Elle tendit sa main devant elle et Vivien Bertili la prit et l’effleura de ses lèvres. La demoiselle rosit.

  • Allons, monseigneur Bertili, je ne mérite pas…

 Les trompettes triomphales des gardes du palais coupèrent sa phrase et toutes les têtes se tournèrent vers l’estrade. Le roi Oswald apparut. Il portait une longue cape rouge qui traînait sur le sol derrière lui, mais la foule était si dense que Jal ne voyait que ses cheveux noirs et sa lourde couronne d’or. Le roi leva un bras et toute la foule s’inclina. Jal posa un genou en terre, comme tous les hommes, les centaures avec plus de difficultés, seuls les elfes ne s’inclinèrent pas. Le roi n’en prit pas ombrage, ces hommes des bois avaient une réputation de fierté irréductible. Mais ils penchèrent la tête en signe de profond respect. Les femmes, de toutes les espèces sauf les elfes, firent la révérence la plus profonde dont elles étaient capables. La foule se redressa quand le roi Oswald baissa le bras et s’inclina lui-même devant son peuple. Puis on lui apporta un porte-voix en cuivre sur un coussin.

  « Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, centaures, elfes, nains et naines, citoyens de Lonn et d’ailleurs, bonjour et bienvenue. Pour cette ouverture des épreuves de messagers de Lonn, nous avons été obligés d’avancer le sort de vérité à cause des meurtres ayant eu lieu sur six de nos magiciens bien-aimés. Cette mesure de sécurité n’est bien entendu que préventive et temporaire. Nous vous assurons que cette précaution ne perturbera en rien le déroulement des épreuves et que votre sécurité sera tout à fait garantie par les gardes royaux. L’enquête sur ces meurtes est confiée au capitaine de la garde royale, Hendiad Londren. »

  Un homme bien découplé entra sur l’estrade et s’inclina avec raideur. Sa longue épée battait ses jambes et son regard gris acier fit souffler un vent froid sur toute l’assistance, jusqu’au bout de la cour du palais. Même sans voir son visage, Jal sentit un frisson courir sur sa nuque et Lidwine se raidit à côté de lui. Il avait entendu parler du capitaine de réputation.

 « Vous serez informés au jour le jour du déroulement de l’enquête. Mais pour l’uchronie, vous êtes ici pour vos épreuves. Vous êtes ici pour vous présenter au poste de messager du royaume de Lonn. Vous savez tous que cette fonction enviée et prestigieuse vous apportera nombre d’avantages. Nous constatons que vous vous êtes présentés très nombreux cette année et nous vous en remercions chaleureusement. Votre mission de messager exigera de vous une immense abnégation, de la résistance morale comme physique, et surtout une fiabilité à toute épreuve. Les messagers de Lonn sont actuellement au nombre de 3682 très exactement ; nul doute que vous en grossirez les rangs cette année. La fonction de messager est essentielle pour notre royaume, elle relie les contrées proches comme lointains, elle assure la cohésion de notre monde tout entier et affirme notre volonté de conciliation… »

 Le discours du roi durant encore de longues minutes, Jal cessa d’écouter. Il rêvait déjà, réfléchissait aux épreuves, et observait à la dérobée Lidwine à côté de lui, attentive au moindre mot du roi Oswald. On disait souvent que le roi, malgré ses cinquante-trois ans bien sonnés, était encore un des plus beaux hommes du royaume. On ne pouvait nier qu’il possédait une certaine prestance. Enfin, au bout d’un très long discours certes fort bien écrit mais un peu répétitif et grandiloquent, le roi prononça les mots traditionnels :

 « A présent, place aux épreuves, à vos talents, puisse la chance vous sourire et les Lunes me donner beaucoup de sujets comme vous ! »

 Il toucha sa couronne pour saluer son peuple et tourna les talons avec autorité pour disparaître à l’intérieur. La musique des hérauts d’armes reprit alors et les gardes royaux entourèrent la foule pour se mettre au garde-à-vous. Les ministres du roi Oswald entrèrent sur l’estrade pour déployer la nappe cérémonielle brodée de l’écusson des messagers sur le sol. Le doyen de la ville y répandit des brassées de lorna, l’herbe royale. Le chœur de chanteuses s’installa derrière l’estrade et commença l’hymne de Lonn. Les candidats furent alors invités par des demoiselles vêtues de toges blanches et coiffées de couronnes de fleurs et de fruits à traverser la nappe cérémonielle en y déposant une piécette quelconque, purement symbolique, pour s'inscrire dans la plus pure tradition de l'Ordre. La foule convergea alors vers la nappe et Jal avançait avec lenteur. Lidwine le rattrapa et lui sourit.

  • Jal, accepteriez-vous ma main pour passer la nappe ?

 Jal se sentit rougir jusqu’aux oreilles. C’était une faveur non négligeable. Celui qui passait la nappe au bras d’une demoiselle se considérait comme son serviteur affiché, voire son prétendant. Jal respira profondément et sourit, en essayant d'imiter la confiance de Vivien.

  • Avec grand plaisir, demoiselle Lidwine.

 Il présenta son bras et la demoiselle y posa sa main avec la légèreté d’une aérolia. La lenteur du passage ne posait plus aucun problème à Jal. Il sentit ses joues brûler lorsque Lidwine et lui posèrent d’un même pas le pied sur la nappe cérémonielle. Les demoiselles aux couronnes lancèrent des pétales de lorna et quelques sifflets retentirent même dans l’assistance. Jal ne les entendit même pas. Il était aux anges. Lidwine se baissa pour déposer une pièce sur la nappe, Jal l’imita et quitta la nappe avec elle. Elle lâcha alors son bras avec, lui sembla-t-il, un léger regret. Vivien passa la nappe seul, et tapa sur l’épaule de son cousin avec un sourire moqueur.

  • Félicitations ! Comment tu fais ? La plus jolie fille de la ville dès le premier jour ? Je veux ton secret, vieux !
  • Ferme-la, lui glissa Jal en douceur. Elle n'est sûrement pas sérieuse.
  • En tout cas, pour toi, c’est réglé ! Tu verrais ta tête !

 Jal reprit ses esprits et avança pour laisser place aux nouveaux arrivants. La cérémonie terminée, ils purent entrer dans le palais par les grandes portes. La foule se retrouvait maintenant dans l’immense hall de marbre blanc et noir. Jal leva les yeux et admira le plafond transparent, œuvre des plus grands verriers du monde connu, et vers les superbes lustres chatoyants de magie. La cérémonie étant terminée, le moment de la répartition des candidats était arrivé. Des serviteurs placardèrent de longs rouleaux de parchemins indiquant leurs horaires. Il repéra vite le nom de Dernéant. Il passerait donc son épreuve éliminatoire l’après-midi même. Il chercha alors le nom d'Artanke et le trouva dans la colonne voisine.

  • Dommage, nous passons nos épreuves séparément, se désola-t-il.
  • Juste dans la salle voisine, mais en même temps, le rassura Lidwine.

 Peu à peu, la foule refluait vers les portes restées ouvertes. Les cérémonies étaient terminées, les épreuves éliminatoires n’auraient lieu que dans l’après-midi. Nombre d’entre eux allaient manger en ville, dans une auberge quelconque. Lidwine se tourna vers Jal et Vivien.

  • Vous me voyez navrée, messieurs, je vais devoir vous quitter. Mon père m’attend pour le repas. Nous nous reverrons aux épreuves éliminatoires. Je vous souhaite bon appétit.

 Elle souleva les pans de sa robe pour les saluer. Jal et Vivien saluèrent jusqu’à terre d’un même mouvement en retirant leur chapeau. Elle quitta la salle d’un pas rapide et Jal la vit prendre le bras d’un jeune homme inconnu à la fine moustache. Il sentit son cœur se serrer, mais Vivien lui tapa sur l’épaule.

  • On va manger ensemble en ville, Jal ?
  • Heu…Oui, tout de suite, j’ai une faim de mondre !

 Il remit son chapeau et suivit son cousin dehors.

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