Chapitre 50 - Derrière le masque

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Accompagné de Maty et Eikorna, Ugo suivait le mystérieux individu. Il avait envoyé Rubert chercher les autres, car l'homme du palais avait refusé poliment que le vieux Terrien rentre : il ne voulait qu'Ugo et ses deux amies. Tandis qu'il avançait, il pouvait voir l'architecture colossale qui ne s'effondrait pas sous son propre poids. Encore de la magie… Se dit-il. Il y avait beaucoup de magie ici, d'après Maty, qui était devenue sensible à sa présence suite à son séjour sous terre. L'énergie thaumique était tellement concentrée que l'air lointain se déformait, comme avec un mirage thermique. L'individu le savait sûrement, car vivre ici sans s'en rendre compte… C'est tout bonnement impensable… Ou suicidaire.

Subitement, ils débouchèrent sur une grande salle de réception. De longues tables étaient disposées dans toute la salle, si longues qu'il aurait fallu un tronc de séquoia pour en tailler une seule. Au fond de la salle se trouvait un trône massif, d'une noirceur insondable qui pulsait de magie. Même Ugo, avec ses sens de profane, ressentait le pouvoir que renfermait cet objet. Derrière le trône, un feu mauve ronflait, mais aucune chaleur n'était présente dans la salle : il y faisait au bas mot 10°C.

L'homme s'assit sur ce trône, et trois chaises apparurent du néant devant lui. Il les invita à s'asseoir, avant de prendre la parole :

— Je m'excuse d'avance pour cet accueil peu chaleureux, au sens propre comme au figuré, confessa l'homme avant de lâcher un petit rire. Mais cela fait si longtemps que je n'ai pas reçu d'invités, j'ai oublié... Vous devez être affamé…

Il claqua des doigts, et une table de taille conventionnelle apparut devant eux, avec la même spontanéité que les chaises. Il sifflota ensuite un air jovial, et des mets délicieux apparurent sur la table. Malgré tout, personne, en particulier Eikorna qui ressemblait plus à la réplique d'une déportée qu'à une lycéenne, ne toucha les plats.

— Mangez-donc, c'est comestible et cela n'est pas empoisonné. Vous ne pensez tout même pas que j'irais faire du mal à ceux que j'attends depuis des années ?

Maty et Eikorna remercièrent timidement leur hôte, avant de s'attaquer à la nourriture. Seul Ugo ne touchait à rien, captivé par le trône, dont la noirceur était aussi étrange qu'un yaourt au ketchup.

L'homme le remarqua, et il sourit.

— J'imagine que tu te demandes en quelle matière est fait ce trône…

La manière dont il avait prononcé ce mot donnait l'impression qu'il mâchait du marc de café. Ugo rétorqua en le regardant dans les yeux :

— C'est vrai que c'est assez impressionnant, mais je me demandais plutôt : c'est quoi votre p'tit nom ?

— Je m'appelle Orbas.

Lorsque Maty et Eikorna commencèrent à grignoter, Ugo se tétanisa. Orbas, se dit-il. Ce fameux type qui s'est mis à dos des crétaures lovecraftiennes aussi puissantes que terribles, dont la compagne a été changé en lune. Celui qui a été enfermé par le reptile grand manitou à cause de la catastrophe qu'il a engendré… Putain de chiasse de chèvre ! On aurait pas pu plus mal tomber… Ugo déglutit, mais garda contenance, avant de dire :

— Ouais, j'ai entendu parler de vous.

Orbas darda sur lui un regard étrange.

— Ah oui ?

— Ouais, reprit le jeune terrien. Occupe-le le plus possible, le temps que les autres détruisent la source du Sable Noir. Si ce type est bien l'Orbas de la légende, cette réserve doit sûrement lui appartenir…. Apparemment, vous êtes connus comme étant le plus grand rebelle de l'histoire !

— Ah bon… Et qu'entends-tu exactement par rebelle ?

— Bah, vous avez vaincu les Anciens ou je-ne-sais-quoi, c'est ça ? (Orbas opina du chef, ce qui faillit faire blêmir Ugo) Vous avez combattu l'injustice du fait que votre femme a été changé en lune ! Et en plus, le serpent-machin-chose vous a enfermé ici, pour l'éternité. Avec un arbre, mais je sais plus lequel...

Maty et Eikorna avait écouté le speech d'Ugo, l'air incertain. Quand à Orbas, il semblait légèrement vexé.

— Tu as raison sur un point et un seul, jeune… ?

— Yannis, répondit Ugo en souriant innocemment. Mon nom c'est Yannis, le Terrien comme ils m'appellent !

C'était pas très sympa de prendre l'identité de son ami, mais Ugo ne voulait pas donner son nom à ce type ; s'il faut, il l'utiliserait pour lui lancer des sorts mortels en cas de pépin. Cependant, à l'écoute de ce nom, l’œil d'Orbas s'illumina brièvement, comme si c'était de… l'espoir ?

— Eh bien, jeune Yannis, sache que tu as raison sur le fait que je suis le plus grand « rebelle » de l'histoire, ou tout du moins de votre présent jusqu'à mon propre passé. Mais ma femme n'a pas été changée en lune, non. Pas plus que le Grand Serpent lui-même m'ait enfermé dans ce palais.

Quoi ? Mais alors, qui… ? Comme pour répondre à sa question muette, Orbas déclara, en tapotant un de ses accoudoirs :

— Ce trône, vois-tu, est actuellement ma prison. Je ne peux pas quitter le palais, et le trône, si je m'éloigne trop longtemps, fini toujours par me rappeler à lui, jusqu'à employer la force s'il le faut. Une expérience très douloureuse, si tu veux mon avis…

Soudain, la salle s'assombrit, mais la température monta. Le monde à l'envers. Merde ! Le visage d'Orbas fut traversé par un éclair de rage, avant de retomber avec fracas sur une torsion de haine et de ressentiment.

— Ce trône est l'incarnation même de la magie de Samlia. Son corps. Son esprit. Son Âme même le constitue. C'est à travers elle que le Grand Serpent a accompli sa volonté de tyran, de dictateur.

Orbas avait les traits déformés, toute beauté surnaturelle avait quitté son visage singulier. N'y restait imprimé que la souffrance et le dégoût envers le monde.

— Il a susurré de belles paroles à ses oreilles, lui promettant que toute cette mascarade serait la rédemption de ce monde ! cracha presque la légende vivante. Tout ça parce qu'il avait peur que je dépasse ma propre condition, que je devienne le sauveur de toutes choses ! MOI, ORBAS, QUI AI VAINCU LES ANCIENS ET PERMIS À LA MAGIE DE CONNAÎTRE UNE NOUVELLE ÈRE DE GLOIRE ! COMMENT AURAIS-JE PU SAVOIR QUE...

Les murs tremblèrent sous ses cris, tandis qu'Ugo, Maty et Eikorna se bouchaient les oreilles. Les verres sur la table se brisèrent, puis les plats, et même le bois commença à se fendre. Les dents d'Ugo claquaient comme un marteau piqueur. Il sentit quelque chose de chaud couler entre ses doigts, mais n'y prêta pas attention ; à la place, il leva la voix assez fort pour se faire entendre dans ce vacarme :

—…ET PARMI TOUS CEUX QUI ÉTAIENT PRÉSENTS, UNE SEULE M'A PERMIS DE…

— Pas la peine de nous hurler dessus, on ne savait pas !

Orbas sembla pétrifié pendant un instant, avant de reprendre contenance. C'était comme voir un tsunami gigantesque foncer sur vous, avant de redevenir une mer d'huile.

— V...Veuillez me pardonner, je… je suis assez susceptible sur certains sujets, mais loin de moi l'idée de rejeter la faute sur vous ; après tout, je suis un modèle pour vous, n'est-ce pas ?

En tant qu'haut-parleur, tu es parfait, espèce d'enculé de chouineur ! Mais Ugo était sûr d'une chose : Orbas était très imbu de lui-même, doublé d'une mégalomanie sans bornes. Ce genre de personnes étaient à manipuler avec des pincettes : s'il faisait une erreur, Orbas l'anéantirait sans se poser de questions. Ugo décida donc de laisser ce problème à plus tard, sachant qu'en plus, Orbas était toujours emprisonné… Du moins, pour l'instant ?

— Pourquoi vous nous attendiez, au fait ? s'enquit-il en essuyant le sang de ses oreilles, qui sifflaient toujours un peu.

— Ah ? Je suis heureux que tu me poses cette question… En fait, je ne savais pas à quoi tu ressemblais, mais seulement quel était ton nom.

Le jeune terrien sentit son sang se glacer. Quoi ? Il attendait Yannis ?

— Mais… Comment pouviez-vous savoir, à l'entrée du palais, que c'était moi sans me poser la question de mon prénom ? se risqua Ugo, sentant qu'il jouait avec le feu.

Orbas sembla pensif, avant de lui offrir un sourire gêné, comme à un enfant qui aurait posé une question innocemment rhétorique.

— Mais c'est évident, voyons ! La flasque que tu détiens est la marque de mon Élu.

— Hein ?

— Oui ! Je l'ai déposé sur Terre pour que mon réceptacle puisse me retrouver. Le liquide n'était qu'une boussole, mais il fallait déjà t'amener sur Mourn ! J'ai donc envoyé une de mes fidèles du monde d'en haut pour aller te chercher.

Ugo ne comprenait pas. Pour la première fois de sa vie, il ne comprenait rien.

— Je… C'est pas clair, votre truc. Vous pouvez m'éclairer un peu plus ?

Orbas semblait décidément aux anges, comme s'il était un père auquel son fils aurait demandé comment on fait la chose que lui-même se passionne de faire. Il prit cet air fier avant de discourir :

— Au début de mon incarcération, j'étais désespéré : je ne mangeais pas, je ne buvais pas, je ne festoyais pas. J'étais comme mort. Mais le Grand Serpent, dans toute sa bonté, m'avait retiré ce cadeau, cette délivrance. Je souffrais mille morts, sans que Celle-ci vienne toquer à ma porte.

Orbas prit un fruit exotique sur la table, l'observant sous toutes les coutures, avant de continuer :

— Mais ce que je ne savais pas, c'est que le sortilège était aussi puissant que son contrecoup était faible : s'il m'était impossible de sortir, et donc d'entrer dans le palais, tout le reste de l'univers le pouvait. C'est là que j'ai pu contacter Belladona, ma première fidèle, celle qui m'était la plus chère après Samlia. Elle me promit de trouver un moyen de me libérer, mais n'eut pas le temps de le faire : les mages qui vénéraient le Serpent l'ont assassiné. C'est donc sa fille qui chercha un moyen de me libérer. Mais elle mourut de vieillesse après six siècles de recherche. Des générations se succédèrent, et parfois des gens me rencontraient, me rendaient même visite.

Soudain, Orbas croqua le fruit goulûment, du jus dégoulinant sur son menton. Du jus aussi rouge que le sang.

— C'est alors que je fis une rencontre aussi délicieuse que ce Oophiz. Vraiment, vraiment délicieuse : une jeune fille, qui n'était pas du sang de Belladona, mais qui portait sa hargne et son héritage au sein de son âme. Elle m'a permis de passer du bon temps, pendant au moins un siècle. Puis, elle me confia qu'elle avait trouvé le moyen de me libérer ! (Orbas se lécha les babines comme un loup affamé) Isabella est son nom.

Oh non.

— Elle me parla d'une expérience, qui avait eu lieu deux générations avant sa naissance, qui avait mis au jour une créature d'une puissance jamais égalée depuis mon propre temps. Un être né à partir de rien, qui avait traversé le temps jusqu'à l'époque d'Isabella, pour finir à l'Académie. Quelqu'un qui serait assez puissant pour supporter mon pouvoir. Un Outsider !

Maintenant, Orbas avait vraiment l'air d'être devenu complètement fou.

— Cette jeune créature devait donc passer les épreuves que j'allais placé sur sa route jusqu'à moi, pour me prouver sa valeur. Mais il était déjà pourri par l'Académie et leurs préceptes moralisateurs, manichéens et puristes. Il fallait que j'élève un agneau et non un serpent. Alors j'ai concocté un sortilège. Un charme d'une puissance que nul n'aurait pu façonné, à part un Outsider. J'ai utilisé le principe même de la magie, la trans-dimensionnalité, pour activer la Résonance Adimensionnelle. Celle-ci me permit d'achever un exploit digne du plus grand des mages… Que dis-je, d'un dieu !!! J'ai transplanté une identité parallèle, plongée au sein du multivers, pour enrober ce bijou qui devait devenir mien.

Qu'est-ce que… ma tête… j'ai l'impression de me rappeler de… Ces souvenirs, c'est… pensa Ugo en se tenant le crâne à deux mains, tandis que les révélations tombaient comme des guillotines.

— C'était plus qu'un simple sort d'oubli. Plus qu'une manipulation mentale. C'était à l'échelle cosmique ! Seule Isabella était au courant, ainsi que d'autres séides qu'elle avait récolté en route. D'ailleurs, l'un d'entre eux l'avait envoyé en mission pour l'amener jusqu'à un certain inspecteur qui lui donnerait une piste créée de toutes pièces. Ceci ne serait pas arrivé si elle ne lui avait pas conseillé de quitter l'académie, puis d'organiser sa réinscription mystérieuse, qui serait logique aux yeux du grand public grâce à l'attaque répétée des Autres ! Ainsi, nous avons ensuite gravé ce sort trans-dimensionnel sur un golem, et Isabella l'a envoyé sur Terre ! Quelle ne fut ma joie quand elle m'eut dit que, deux jours plus tard, elle avait retrouvé le garçon et que le sort avait parfaitement fonctionné ! Elle l'envoya ici, sur Mourn, juste après la nouvelle.

Orbas se tourna vers Ugo, les yeux aussi rougeoyants que le soleil couchant.

— Tu connais la suite. Tu l'as vécue. Tu le sais maintenant, autant te le dire vu que tu vas me donner ton corps… Ô toi, Synnaï Hencherick.

Il se souvint de tout.

Ses enquêtes à propos de ce lycéen douteux, qu'il avait rencontré en seconde. Comment il avait appris son identité secrète de mage, comment il était devenu son ami sans jamais lui révéler qu'il savait. Yannis. Synnaï. Deux personnes totalement opposées en apparence, en caractère, en personnalité. Et pourtant. Et pourtant… Je le savais au fond de moi : Yannis existait déjà avant ce soi-disant « sort cosmique ». Il était comme ça depuis son arrivée sur Terre. Yannis le lycéen avait autant d'existence que Synnaï le mage. Il se rappela de l'incident, de comment Yannis avait réagi. De comment Synnaï l'avait vécu. Ugo se rappela quand le mage fut envoyé à son agence, et ce qu'il lui avait demandé. Si je ne lui avais pas donné cette stupide mission… Si je n'avais pas accepté ce dossier venu de nulle part, si j'étais pas un PUTAIN de curieux… Rien de tout cela ne serait… Rien, rien, rien… Ugo fondait en larmes, et Orbas dut l'interpréter autrement.

— Ne pleure point, jeune enfant ! Ton existence sera magnifiée par ma présence ! Ton âme et la mienne ne formeront plus qu'une. Déjà, nos deux flasques résonnent, vois-tu ?

Le criminel intemporel désigna une flasque en peau accrochée à son cou ; une même flasque que celle d'Ugo.

Putain.

De.

Merde.

Ugo arracha la flasque du cou d'Orbas, et hurla à ses amies :

— COURS, FOREST, COURS !

L'effet de surprise leur permit de fuir, mais Ugo se doutait bien que ce nouvel ennemi se rendrait compte que…

— IMPOSTEUR !!!

Ah bah voilà.

— REVIENS-ICI, SALE VOLEUR !

Soudain, Orbas apparut devant eux, le visage déformé par la rage. Mais Ugo l'avait déjà prévu : sachant qu'il pouvait anticiper tous les mouvements de ses adversaires grâce à la Vérité Liquide, il avait placé un fruit exactement à l'endroit où le pied d'Orbas atterrit. Celui-ci, ne s'y attendant pas, trébucha et s'étala par terre.

— La prochaine fois, essaie de pas apparaître les pieds devants ! se moqua Ugo.

Lui et ses amies coururent de toutes leurs forces jusqu'à la porte de sortie, Orbas sur leurs talons, hurlant comme un dégénéré mental. Du coin de l’œil, Ugo avait l'impression de voir un rapace immense qui étendait ses ailes sur l'ensemble du gigantesque couloir.

Presque…

Maty et Eikorna s’essoufflaient, et la distance qui les séparait de leur ultime destination semblait s'étirer de seconde en seconde. Derrière eux, Orbas médisait sur leur existence, les maudissant par des formules impies et autres couillonnades de sorcier.

Presque…

La porte lourde était encore ouverte : Rubert ! Il nous avait attendu, ce con ! Effectivement, le vieux Rubert était juste à l'extérieur de l'enceinte, comme s'il sentait qu'il ne devait pas franchir la porte. Son regard se portait sur ce qui se trouvait dans leur dos, et d'après son visage, ça ne devait pas être joyeux à observer.

Presque…

Ugo trébucha, et s'étala sur le sol. Il se retourna pour voir son poursuivant, et faillit tourner de l’œil : une masse de chair sanguinolente, purulente et nauséabonde qui suintait et glissait pour les rattraper. Le sortilège ne le maintenait pas seulement prisonnier ; il révélait sa vraie nature à mesure qu'il s'éloignait du trône. En un sens, il est pas si différent des monstres qui l'ont combattu ! Ugo faillit citer Nietzsche, mais c'était pas le bon moment.

Maty et Eikorna l'aidèrent à se relever, et ils franchirent la porte, qui se referma sur un cri d'agonie et de rage pérpétuelle.

Haletants, les trois amis étaient couchés sur le sol, les membres tremblants. Soudain, Eikorna fit cette remarque :

— Et bah ! On peut pas dire qu'il achète bio, lui !

Et les trois amis lâchèrent un petit rire de soulagement.

* * *

« T », de son vrai nom Taleasin Chaewarin, se demandait bien pourquoi il cherchait quelque chose dans les profondeurs de Mourn au lieu de remonter à sa surface ; Aed Seid, il était né sur la planète Hamamelitendar, terres de prairies et de forêts à perte de vue. Il avait été arraché à ses parents durant un raid du précédent Empire mournien, son village natal rasé pour y installer une foreuse à gisements de Sable Noir, cette substance rare mais précieuse qui permettait d'alimenter les vaisseaux et les portails des mages, ainsi qu'un tas d'autres trucs.

Taleasin avait été ensuite réduit en esclavage avec ses amis présents à ses côtés aujourd'hui. Auparavant, l'ancien régime Impérial était très à cheval sur le traitement des esclaves, et donc il n'était que très peu puni, et souvent récompensé pour son travail. Seulement, depuis quelque siècles, L'Hakessar précédent avait été remplacé par le nouveau, et tout le gouvernement et les sous-traitants ont permuté, pour finir sur un changement de mœurs et de lois. Les esclaves travailleraient sous-terre, et seraient traités comme des kèlèb.

Depuis lors, Taleasin s'était échiné à miner, transporter et purifier le Sable Noir. Grâce à sa constitution unique parmi les autres prisonniers, il avait duré longtemps et ainsi fomenté une évasion générale. Mais un élément manquait à l'appel : le souffle de la liberté, la bouffée d'espoir. C'est là que Maty avait mis son grain de sel, en apportant une touche de fantaisie et de détermination à leur projet. Et en plus de son aide déjà précieuse, elle avait à sa disposition des alliés puissants et influents. Bref, tout aurait pu se passer à merveille.

Mais maintenant il était là, à chercher un quelconque indice pour le compte d'un humain aussi jeune qu'inexpérimenté. Même si Maty lui faisait confiance, Taleasin trouvait qu'Ugo ne ferait pas le poids contre les hordes de mages et leur hégémonie magique.

Perdu dans ses pensées, Taleasin continuait à fouiller la bâtisse qu'il avait identifié comme le complexe scientifique de la ville : une sorte d'énorme usine, blanche comme l'écume, avec des baies vitrées où l'on pouvait voir des bureaux alignés comme les arbres de Hamamelitendar. Actuellement, il cherchait quelque chose dans ce qui semblait avoir été une salle de test, vu les machines complexes qui depuis lors avaient rendu l'âme.

Soudain, il trouva quelque chose : un cahier élimé en reliure de cuir de Drugzo, matière qui n'était plus utilisée dans le commerce depuis des millénaires. Il appela ses comparses avec les sphères d'Ugo (malgré le fait que ce dernier était insupportable, Taleasin devait bien reconnaître qu'il était un inventeur de génie), et ils se rassemblèrent autour d'une table qui traînait dans le hall.

— Qu'est-ce donc que cela ? s'enquit Finch.

Il approcha ses appendices frontaux de l'objet, et recula en frémissant. Les autres le questionnèrent du regard.

— C'est un objet empreint d'une très puissante magie ! Je me demande qui a bien pu tisser un tel enchantement !

— C'est un sort de défense ? s'inquiéta Fraslariul, toujours aussi prudent quand on parlait de magie.

— Non, c'est un sort de localisation, éluda le Feurailleur. Qui suit à la trace quelque chose…

—… Ou quelqu'un ? compléta Taleasin.

Finch confirma en opinant du chef. Tous étaient interdits devant le cahier.

— Vous croyez qu'il y a quelque chose écrit à l'intérieur ? théorisa Miyi. Comme un carnet de bord ?

— Y a qu'une seule façon de le savoir, finit par dire Bal en attrapant habilement le cahier.

Tous déglutirent, attendant qu'un serpent gigantesque les avale. Bal ouvrit le cahier.

Il ne se passa rien.

Bal lâcha un petit couinement craintif, puis, voyant que tout le monde la regardait, reprit contenance et dit avec orgueil :

— Fu fu fu… Mes talents olfactifs ne sont peut-être plus ce qu'ils étaient, mais je sais toujours sentir le danger !

Les autres soupirèrent de soulagement, et Bal passa le livre à Taleasin ; il était le seul à pouvoir lire cette écriture. Il constata effectivement que c'était un ouvrage par sa première page : « Journal d'une Inquisitrice ».

Serait-ce… ?

Il commença à lire, et petit à petit, son visage se décomposa. Il blêmit.

— Quoi ? s'enquirent ses compères à l'unisson.

Et il se mit à lire à haute voix :

« Eniautos 1.

Je L'ai découvert. C'est aujourd'hui à moi de reprendre le flambeau, de prendre ma destinée en main. Plus jamais je ne serais considérée comme cette gamine innocente des quartiers bas de qui on a que trop profité. Plus jamais.

Eniautos 18.

Vivre avec Lui est un plaisir immense ; Il sait me complimenter sans arrière pensée, ne me demande jamais rien, et m'accorde tout le temps du monde. Lui seul me comprend, Lui seul vient à moi quand je suis délaissée. Je me sentais si seule. Maintenant je suis complète. Je dois Lui rendre la pareille.

Eniautos 1111

Ça y est. J'ai trouvé.

J'ai réussi à comprendre comment Lui permettre de sortir de cette injuste prison ; j'ai imaginé un procédé à long-terme, plutôt simple, mais qui requiert énormément de ressources magiques et hématiques. Un rituel de Résonance Adimensionnelle, une paramétrisation complète et exempte de tout paradoxe.

Le sortilège, ce n'est pas moi qui l'ai créé. Je l'ai trouvé ici, dans ce laboratoire. Il était incomplet, dans une langue si ancienne que je n'aurais pu la comprendre si Il ne m'avait pas aidé. Le sortilège est d'une complexité remarquable, dépassant de loin tout raisonnement logique que notre Empire a su voir passer. Mais la partie manquante était impossible à caractériser, même pour Lui.

J'ai donc eu recours à un petit stratagème. Grâce à mon nouveau poste de professeur de Magie Ancienne Runique, j'ai laissé mes élèves faire le sale boulot, en stipulant qu'il s'agissait d'un problème quasi-insoluble qu'il leur fallait résoudre pour recevoir un prix spécial, une distinction unique. J'attends toujours les résultats.

Eniautos 1112.

Incroyable.

En à peine une révolution, un élève à réussi ; il s'appelle Synnaï, l'élève « maudit » comme ses camarades l'appellent. Un trésor d'intelligence et de savoir qui ne cesse de m'étonner. La technique qu'il a utilisé est si simple, si élégante ; un pétale d'Avasanesta sur un Désert d'Arbres Murmures.

Ce que je ne comprends pas, c'est qu'il m'ait laissé cette distinction en stipulant « qu'il ne la méritait pas ». Pourquoi cracher ainsi sur la gloire ? Une chose idiote et infantile, mais c'est compréhensible venant d'un étudiant de Bartavius, ce sale chien…

Dire qu'on a fait partie de la même équipe.

Eniautos 1243

J'y suis

Le charme, organisé en secret, me permet de produire des quantités illimitées de Sable Noir, ingrédient essentiel à notre entreprise, Lui et moi. Au début, je pensais que le Sable était le produit d'une simple sédimentation, mais non ! Il s'agit en fait d'un résidu solide de ce qu'on appelle le « Vestige », un écho de notre âme. Les ouvriers, qui s'échinent et meurent à force de miner les Cristaux d'Ophobalérium pur, perdent petit à petit leur âme. Les fragments rémanents sont ensuite capturés par le précieux cristal, qui, sous l'effet brusque d'un changement métaphysique, changent de composition chimique et deviennent un métal, celui qui est utilisé pour les épées de la Garde Impériale. Mais grâce au sortilège que j'ai placé sur toute la mine, le processus de synthèse est délibérément détourné pour faire du Sable Noir, qui est aussi conducteur que l'Ophobalérium, mais il possède une conscience ! Pas vraiment de but, ni de raison d'être, mais comme un enfant qui vient de naître, et dont la mère, c'est-à-dire moi, peut exiger de faire telle ou telle chose. »

Le journal continuait ensuite avec diverses atrocités, telles que des tortures, des assassinats, des corruptions par l'argent ou autres, des complots, etc… De quoi faire plonger la personne pour le restant de ses jours.

— La dernière entrée remonte à avant-hier, précisa Taleasin, qui continua ensuite à lire :

Eniautos 3244

C'est parfait.

La quantité de Sable Noir est suffisante. Ces gloutons de mages se sont assez goinfrés sur ma découverte, et bientôt le monde reconnaîtra mon existence avec effroi et respect ! Il me l'a promis, et j'aurais enfin ma revanche… Même ce crétin de Bartavius ne s'en est même pas rendu compte ! Ce fils de Strrisk qui n'avait même pas daigné me considérer comme une mage compétente à cause de mes origines modestes, il me léchera les pieds lorsqu'on se reverra ! Je lui réserve mille et une surprises, et je prendrais tout mon temps, oh oui…

Je lance le processus après-demain. J'ai déjà fait en sorte que Son plan initial soit facile à accomplir, au cas où une bévue s'inviterait : la jeune Horebea était facile à manipuler, alors je lui ai tracé un chemin bien facile à suivre…

Il sera bientôt délivré. Je Lui rembourserais enfin ma dette, et nous régnerons ensemble sur ce monde… Non, sur l'ensemble des mondes !

—…Et ça s'arrête là, termina Taleasin en refermant le journal.

— Par le Grand Sssserpent, souffla Jkkikkn. Peut-on faire quelque chossse pour trouver la sssource du sssortilège ?

— Pas que je sache, répondit Taleasin avec un frisson. Il nous faudrait des années pour trouver en entier le cercle magique, et encore plus pour le désactiver complètement…

—…Et nous n'avons pas ce temps, ajouter une voix derrière son dos.

« T » se retourna et vit Ugo, Maty, Eikorna et Rubert épuisés, comme s'ils avaient courus durant des heures.

— Vous voilà ! Alors, vous avez trouvé quoi ?

— Un résident par très commode, répondit avec un sourire Maty. Apparemment, il voulait nous offrir le gîte avant de tous nous tuer.

« T » haussa les sourcils, ce qui laissa Ugo l'opportunité de prendre les devants :

— C'est le journal d'Isabella.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? souligna « T »

— On a quand même eu une petite conversation entre copains, pépouze (Pépouze ?), et il semblerait que notre ami soit Orbas.

Tous ceux qui apprirent la nouvelle blêmirent.

— C...Celui de la légende ? se risqua Garret.

— Exactement. Maintenant, en ayant entendu ce que vous avez lu, je comprends complètement leur plan… Bon ! Alors ça veut dire qu'on a plus besoin de se soucier de la Source…

Tous écarquillèrent les yeux, au point que « T » ne tenait plus et commença :

— Ça suffit ! Toi et tes petits plans à la noix ne nous mènent…

—… « Vers nulle part, alors tu vas nous expliquer tout de suite ce que tu as en tête avant que je ne t'enfonce ta sale petite tête de prétentieux dans le sol » ! compléta Ugo en dardant sur « T » un regard mordoré.

Effaré, « T » recula, comme si devant lui se trouvait l'incarnation du futur à venir. Ugo sourit.

— Écoute-moi bien, Taleasin. Je suis peut-être petit, j'ai peut-être pas de magie. Je manque certes de politesse à l'égard des sous-êtres que vous êtes, et de bonnes manières qui ne servent à rien vu que nous ne sommes pas sur Terre. Mais en aucun cas, en aucun cas je suis incapable de ne pas penser à un plan parfait, sans failles. Quelque chose de si complexe et génial que ton petit cerveau brouteur de weed… Oh, pardon, d'Aed Seid, ne comprendrait pas même s'il planchait dessus pendant mille ans. Alors enfonce-toi ça dans le crâne : J'ai. Un. Plan.

Ugo inspira, puis expira comme si c'était la meilleure journée du monde.

— Maintenant, ils ne pourront jamais gagner.

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