Chapitre 47 - Tentons les abysses, qu'elles nous tentent tant en tout temps

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 Ugo raccrocha, et cacha son téléphone dans le seul endroit les gardes n'avaient pas le droit de fouiller. Un sentiment d'espoir enflait en lui telle une montgolfière : son ami Edward prendrait le temps pour appliquer la phase B du plan. Mais avant ça, Ugo devait déjà valider la A. Il regarda autour de lui : Les visages émaciés de Maty, Eikorna et de « T » et sa bande étaient couverts d'immondices divers, quotidien des Verts. Maty, en tout cas, avait toujours l’œil aussi pétillant qu'au premier jour. « T » s'avança vers Ugo.

— Alors ? lui demanda-t-il. Qu'a-t-il dit ?

— Il va s'en occuper, s'étira le métamorphosé comme un chat assoupi. Mais il faudra qu'ils terminent victorieux de l'épreuve, ce qui n'est pas une mince affaire.

— Et si ils perdent ?

Ugo regarda « T » d'un air mauvais. Il n'a pas l'air de nous faire confiance, ni à moi ni aux autres. Cependant, Maty s'avança et le rassura, une brillante conviction dans le regard :

— Ils gagneront, c'est certain. Il n'y a aucun obstacle que nous ne pouvons surmonter.

— D'accord, soupira « T » en se frottant la nuque, l'air gêné. Je voulais juste m'assurer que tout avait été pensé.

— Si ils perdent, répondit Ugo sans se soucier de l'abandon manifeste du nouvel admirateur de Maty. Alors on passera au plan C : on organise une rébellion pour de bon, avec les armes et tout le bordel.

— Que fait-on, pendant ce temps ? cliqueta l'insectoïde du groupe, Jkkikkn.

Ugo se releva et observa le groupe hétéroclite, maigre et sale. Des gens trompés, désabusés ou injustement traités. Des « traîtres » et des « déchets ». Une bande de bandits, malandrins, gredins et autres va-nus-pieds perdus dans le flot incessant de la société dans laquelle ils vivaient.

La perfection incarnée pour ce plan.

Car il ne voyait pas cela. Il voyait des combattants, des gagnants, des décisionnaires. Des personnes avec le courage de se dresser face à l'oppression du gouvernement, des fanatiques de la liberté, des anarchistes, des précurseurs.

— Nous allons enquêter sur ce Sable Noir, et en trouver la source pour le détruire.

Tout le monde autour de lui firent les yeux ronds comme des merlans frits. Bal, la femme-fouine, lâcha même un petit couinement étonné.

— Maty, je crois que ta copine a mal vécu sa descente, s'inquiéta « T ». Elle a du se cogner quelque part…

— Je suis un mec, je te signale. Tu veux que je balance un strike sur Twitter.

Ugo jubila devant l'air perdu de ce boute-en-train. Maty calma le jeu en expliquant calmement que son ami travesti était sous l'emprise d'un objet magique spécial. Après que toutes les questions dont il fut assailli furent éludées, Ugo prit un bâton qui traînait là, et commença à tracer une carte sur le sol qu'il avait manipulé des milliards de fois dans son esprit boosté par la liqueur étrange ; malgré le fait qu'elle ne lui donnait aucune information sur les trucs magiques, comme le Sable Noir, elle lui permettait de construire à partir de presque rien une map hypothétique de cette caverne monstrueusement grande.

Il dessina une croix, puis une trajectoire avec des pointillés.

— On se trouve là… Et ici… On doit arriver là ! Le problème principal, c'est pas les gardes, car ils sont facilement évitables ou corruptibles. Le pire que l'on doit affronter, c'est les vapeurs du Sable : elles seront bien plus denses au fond de la grotte, où je pense que l'on pourra trouver la source de cette immondice.

— Et comment comptez-vous vous y prendre pour atteindre cette fameuse source ? lui demanda Miyi, une mine pensive collée sur son visage. Avez vous des masques ou un sortilège pour nous faire pénétrer dans ce brouillard mortel ?

— Je n'ai ni magie, ni équipement pour y aller. Seulement, j'ai trouvé comment combattre cet agent pathogène.

Miyi se tourna vers lui, indécise, tandis que les autres se regardèrent avec un œil inquiet.

— Vous m'avez bien entendu, sourit Ugo de toutes ses dents. Ce « Sable Noir » n'est autre chose que des micro-organismes surchargés de magie. Ce n'était donc pas la magie qui causait le cancer, mais ces espèces de bactéries qui injectent une solution dégénérative dans le sang pour infecter les cellules, afin de les synthétiser en énergie thaumaturgique.

— Mais comment t'as su ça ? s'étonna Maty, avec une pointe d'admiration.

— Tout ce que je peux vous dire maintenant, c'est que j'ai acquis certaines compétences, disons… utiles à la recherche en sciences dures. Mais on s'en branle !

Ugo se tourna vers « T » et lui tendit un petit objet sphérique pas plus gros qu'une bille. Puis, il distribua à chacun de ce petit objet qu'il gardait, disons… Dans un endroit où les gardes ne penseraient pas à chercher.

Sans crier gare, « T » appuya par mégarde sur un bouton caché de la bille, et un bip se fit entendre. La sphère s'échappa de ses mains, et dans un vrombissement, lévita juste au dessus de la tête blême d'un « T » effrayé. Ugo eut un sourire narquois.

— Ne t'inquiète pas, c'est un système multi-agents destiné à l'espionnage et au soutien de combat. Il est autonome, que ce soit en énergie ou en fonctionnement, et n'obéira qu'à vos ordres, puisqu'il a touché vos empreintes avant de s'activer (et tous appuyèrent sur le bouton, enclenchant bips et lévitations). Je lui ai permis de nous protéger des miasmes le plus longtemps possible, l'antidote n'a pas été difficile à synthétiser. Il est capable de sécher un garde, mais seulement toutes les 24h. Il peut émettre un champ électromagnétique complexe qui va entrer en opposition de phase presque parfaite avec la lumière environnante, vous dissimulant partiellement des regards. Attention, il ne supprimera pas le bruit que vous ferez, alors soyez le plus discret possible. On en aura besoin pour sortir de ce trou, une fois que les autres seront venus nous chercher.

— Et pour les autres prisonniers ? le harcela « T »

Ugo soupira.

— Ils seront libérés, sois-en certain. J'ai pris des vidéos, des photos et des enregistrements. Avec un Pacte Magique, personne ne pourra me contredire, et ils seront obligés de tout arrêter.

— Et dans le cas contraire ? s'inquiéta Maty.

Le visage du métamorphosé s'obscursit.

— Alors, ce sera la guerre.

* * *

Ugo marchait dans les sombres souterrains des abysses terrestres. De par ses sens améliorés par la liqueur, il pouvait vaguement distinguer les autres, qui se tenaient aux tuniques de ceux qui étaient devant pour se guider, Ugo fermant la marche. Garret, le Hïïlspilit, était le seul à voir dans le noir, grâce à une vision fonctionnant par impulsions électriques de 5 à 20 volts. Ils déambulaient donc en file indienne, parmi les particules noires et mortelles qui parfois, et Ugo l'aurait presque juré, tentaient délibérément de trouver une faille dans le champ électromagnétique qui leur était mortel. N'est-ce vraiment qu'une simple colonie de bactéries ?

Quoi qu'il en soit, Ugo était content de se retrouver avec Maty et Eikorna dans les sombres tunnels. Pendant leur marche hasardeuse, ils discutaient de tout et de rien, et Ugo était impressionné par la force mentale de ses amies, qui ne se plaignaient pas et qui écoutaient sans répliquer les récits d'Ugo, de l'Académie et de ses secrets, du voyage dans le désert mortel, de Médine au volcan, du Festival ahurissant. Quand il finissait de parler, Maty lui faisait un compte rendu de chaque élève de la classe. Heureusement, personne n'avait perdu la vie durant ce long laps de temps, et certains avaient même contourné le système pour éviter punitions et tortures.

Soudain, Maty lui demanda :

— Dis, Ugo…

— Ouais ?

— Est-ce que tu penses, que, même si on réussi à s'échapper…

— On réussira, la coupa-t-il avec conviction.

— Bien sûr… Mais, je me disais, quand on sera sortis, est-ce que tu penses qu'ils nous laisseront partir ?

— Si on gagne le tournoi – et on le gagnera ! – on aura droit d'accès à toutes les formes de déplacement et bâtiments qu'on veut. On pourra rentrer sur Terre en un rien de temps !

— Ah…

Ugo ne comprenait pas ; quand Maty avait fini avec ce « Ah » étrange, la mélacholie l'avait comme gagné, on aurait pu la confondre avec Yannis, mais…

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Maty s'était enfermée dans un mutisme gêné, et avait tourné sa tête, comme si elle avait peur que son ami puisse voir son visage… Mais voir quoi ? C'est alors que Eikorna prit la parole :

— On a changé, Ugo. Quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse plus tard, cette expérience nous a marqué au point que la blessure n'ait plus de chance de se refermer. Si Maty te posait cette question…

— Eh !

— …C'était pour savoir si, quand on reviendra… Si on pourra revenir dans nos familles, être accepté une nouvelle fois…

— Bien sûr que oui ! s'exclama Ugo, au point de faire un écho dans le tunnel, et tous se tournèrent vers lui, avant de reprendre la marche.

Pourtant, il n'était pas convaincu par ses propres paroles.

— On peut pas vraiment être sûr de tout, surtout pour ça, sourit Eikorna avec une triste mine. Tu as dis que cette planète tourne autour d'un trou noir, non ? Il faudra peut-être compter la déformation de l'espace-temps, en plus de notre changement à nous. Peut-être que nos parents nous ont déjà quitté. Mon frère a peut-être trouvé un travail, a fondé une famille, a une maison, une voiture, le permis ! Alors que moi je serais toujours une lycéenne… Si on revient sur Terre, est-ce qu'on a la garantie que notre vie sera la même qu'avant.

Il n'avait pas pensé à ça.

Ugo inspira. Il expira. Putain de merde ! Comment avait-il pu être aussi bête ? Il était le puits de connaissances le plus abouti de l'histoire terrienne, et pourtant, il n'était tout bonnement incapable de bon sens. Mais qu'était-il donc, finalement ? Juste un adolescent qui s'était retrouvé au mauvais endroit, au mauvais moment, et qui avait obtenu un pouvoir bien trop grand. Une chute lourde dont l'atterrissage avait été aussi douloureux que possible. Si il n'avait pas trouvé cette flasque, il n'aurait jamais pu créer toute la SEA, traquer sans relâche les criminels surnaturels et les phénomènes paranormaux dangereux. Jamais il n'aurait appris l'existence des mages il y a de ça 8 ans.

Toute cette merde venait encore de la magie. Toujours la magie. Depuis qu'il avait commencé dans le métier, c'était elle qui l'emmerdait le plus.

Il s'ébroua pour chasser ces pensées parasites, et se concentra sur la marche ; les volutes de Sable Noir étaient si intenses qu'on aurait pu croire que du Vanta Black avait été vaporisé dans tout le tunnel. Les sphères les protégeaient toujours, mais Ugo sentait bien qu'elles ne supporteraient pas une charge aussi dense très longtemps. Selon ses estimations, ils avaient cinq heures d'autonomie avant d'être asphyxiés. Après ce qui lui sembla être une heure et demi de marche à la quasi-aveugle, le groupe se stoppa net, et Ugo, perdu dans ses pensées, percuta Maty et tomba sur ses fesses. Il s'apprêtait à demander le pourquoi du comment quand il vit ce qui avait comme gelé sur place ses compagnons d'infortune.

Une ville, immense et magnifique, était construite à même la roche d'une immense grotte, colline souterraine. Le plus impressionnant, c'est que la ville était presque aussi grande que la Capitale. Perchés sur une corniche, les explorateurs pouvaient apercevoir la splendide cité qui s'allongeait paresseusement, jusqu'à s'affiner par un chemin unique suspendu au-dessus d'un vide sans nom, qui rejoignait un immense palais couleur de crépuscule. D'ici, Ugo entendait le bruit ténu mais caractéristique d'un cœur qui battait très, très lentement.

— Par le Grand Serpent, murmurèrent à l'unisson « T » et sa bande, avec un ton aussi déférent que face à l'Arbre sacré des mages.

— On dirait l'Atlantide, s'émerveilla Eikorna. Est-ce que c'est l'ancienne Capitale ?

— C'est plus vieux que ça, gargota Fraslariul, lui qui était resté silencieux tout du long. Vu la profondeur à laquelle nous nous trouvons, et la façon dont ces ruines sont construites, ça doit dater des Âges Sombres.

À ces mots, tous frissonnèrent, sauf Maty, Eikorna et Ugo. Ce dernier était au courant de ce qui s'était passé durant les Âges Sombres, avec ces histoires d'Anciens et tout ça. Si cet endroit était aussi vieux qu'il n'y paraissait, le Sable Noir était sûrement d'origine expérimentale et un laboratoire de l'ancien monde l'avait sûrement synthétisé et laissé à l'abandon en stocks abondants. Il devait y avoir une barrière qui empêchait momentanément la synthèse prématurée du Sable Noir, mais elle devait avoir perdue en efficacité avec le temps, et le champ avait dû être réduit en conséquence.

De loin, Ugo pouvait voir qu'aucun volute n'était présent en ville.

— Il faut trouver un moyen de descendre, conseilla-t-il tout en cherchant des chemins autour de la corniche. Là !

Il en vit un, et tous le suivirent tandis qu'il présidait prudemment la marche. Heureusement, les parois n'étaient pas glissantes et on pouvait s'y accrocher, car le rebord sur lequel ils marchaient était à la limite de l'impraticable. L'excursion continuant, Ugo sentit que quelque chose n'aillait pas ; son corps vibrait. Soudain, il se rendit compte que cela venait de sa flasque : celle-ci tressautait, tentant vainement d'échapper aux nombreuses boucles qui la retenaient. Il y a avait une chose ici qui la faisait réagir. Mais quoi ? Qu'est-ce qui ferait réagir un liquide qui donne à son porteur une quasi-omniscience ?

Il leur fallu presque un quart d'heure pour terminer la descente escarpée. Arrivés à bon port, s'asseyant sur le sol pour se reposer, Ugo récupéra les sphères et ils purent tous respirer un air pur. Pour ceux qui étaient là depuis déjà des mois, c'était rafraîchissant. Pour les natifs de la grotte, c'était une résurrection complète. Leurs visages s'étaient éclairés pour la première fois depuis des décennies. Ugo sourit devant ce spectacle, et laissa le temps à tous de bien se ressourcer. Quand on dirige une équipe, on doit savoir jongler entre travail et pause.

Sa bonne humeur revenue, Ugo inspecta le contenu de sa gourde : le liquide doré s'agitait, mais il remarquait que celui-ci semblait vouloir sortir de la bouteille via une direction très précise. Une boussole… La liqueur ésotérique était attirée par une force mystérieuse, et Ugo sentait lui-même qu'une chose l'appelait, là-bas, dans les entrailles de cette cité perdue au fond des âges. Décidé, il se tourna vers le groupe.

— Les gars, j'ai l'impression que cet endroit renferme des secrets tout aussi importants que le Sable Noir… Je propose que l'on se sépare en deux groupes, avec un qui va chercher la source et l'autre, qui m'aidera à dénicher un truc spécial.

— C'est quoi, ce truc spécial ? se méfia « T ».

— Rien qui puisse t'intéresser pour la suite de ta vie, s'exaspéra Ugo. Et je veux pas que ça tombe entre les mains des mages. C'est compris ?

« T » ne discuta pas une seconde de plus, et ils se séparèrent en deux groupes distincts : les terriens et les mourniens (ça leur faisait Rubert en plus). Après s'être échangé les informations nécessaires au point de rendez-vous et à la communication via les sphères, les non-terriens partirent de leur côté. Ugo sortit un petit cube en verre de… Bref, et plaça une goutte de liqueur dorée à l'intérieur. Après cela, il plaça le cube dans une de ses sphères, et celle-ci afficha un hologramme de boussole sur mesure, indiquant la direction à suivre. Sans un mot, il partit, suivi de près par ses deux amies, aussi silencieuses que le vieux terrien muet.

Ils déambulèrent parmi les rues vides, les quartiers abandonnés de toute vie, toute activité. Certaines portes étaient ouvertes, du linge pendait à des ficelles accrochées au dessus de leurs têtes, vestiges d'une lointaine lessive qui avait fait son temps. Au loin, on distinguait la ville en amont, et plus on levait la tête, plus la richesse se faisait ressentir. Mais la boussole ne les conduisit point au sommet.

À la place, ils arrivèrent face au chemin mince, un gigantesque pont de pierre d'une finesse surnaturelle. Aucune structure physique ne pouvait obéir à des lois si folles, et pourtant… ! Devant Ugo se dressait un palais d'une splendeur écrasante, presque macabre. Il posa un pied devant lui, et appliqua une pression suffisante qui simulerait un poids supérieur à lui. Rien. Pas de craquements secs, ni de fissures : le pont était aussi lisse que du marbre de Thassos. Indiquant à ses amies et à Rubert que la voie était sûr, ils s'engagèrent le long de la droite irréelle, sans qu'aucun souffle ni vertige ne les assaille.

Quand ils traversèrent enfin le passage, d'immenses portes se présentaient devant eux. La gourde d'Ugo s'agita de plus belle, comme si elle voulait s'arracher à sa présence. Au dessus des battants hauts de plusieurs dizaines de mètres, on pouvait y lire dans un français parfait :

« Qui entre dans l'antre sera tenté par l'abîme. Les abysses, elles, ne vous répondront pas. »

Soudain, les portes tremblèrent, et s'ouvrirent lentement. Un homme apparut dans l'embrasure de celles-ci. Un visage aussi indéfinissable que les chansons des trous noirs lorsqu'ils se sentent seuls.

— Bienvenue, chers élus, sourit l'homme, drapé d'un manteau de nuit étoilée et de chagrin mélancolique. Je vous attendais.

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