Chapitre 35 - L'orgueil à son seuil

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—...et donc, à ce moment là, dit Ugo après éructation, que Yannis s'est pris le coup de queue dans la tronche et qu'il s'est étalé par terre façon Jibril !

— Oh ! Je suis trop triste de ne pas avoir été là… Ludwig prit un air faussement désolé, suivi d'un rire de la part d'Hadrian.

Ils étaient tous les trois, assis dans des fauteuils près du feu. La nuit était fraîche, et la chaleur du foyer les confortait autant que les bières artisanales qu'ils buvaient. Hadrian sourit de plus belle : cela faisait longtemps qu'ils n'avaient pas trouvé l'occasion de discuter comme des lycéens normaux après une longue, très longue semaine de travail. Tout le monde semblait en forme, même Ugo. Pour Hadrian, parler avec eux était réconfortant, puisque ces derniers temps, il se sentait mis à l'écart ; Ludwig lui avait fait part de ce ressenti, mais il ne l'affichait pas de la même manière.

— Quand j'y pense… Hadrian se cala dans son fauteuil et tendit ses pieds vers la cheminée. Je me demande pourquoi Yannis a des superpouvoirs et pas nous ?

— Peut-être qu'il a subi des expériences en laboratoire quand il était petit ? Suggéra Ludwig.

— Ouais ! Hadrian claqua des doigts. Même qu'il les aurait eues avant sa naissance, alors qu'il était encore qu'un embryon !

— Expliquant ainsi le fait qu'il ait une jambe plus courte que l'autre ! Mais que dirais-tu d'un sérum spécial qu'il aurait bu ?

— Carrément ! Il pourrait nous en donner un peu, et…

— Oh, fermez-la un peu !

Hadrian se tourna vers Ugo ; celui-ci était plus rouge que d'habitude, et pas seulement à cause de l'alcool. Ugo renifla, et dit :

— Vous en avez pas marre que tout tourne autour de Yannis ? Et si on parlait de vous, un peu ?

Hadrian se tourna vers Ludwig, qui croisa son regard. Il y lut la même chose qu'il ressentait, lui : la honte. Hadrian soupira de dépit : c'était bien vrai, ils n'arrêtaient pas de parler de lui. Mais était-ce vraiment leur faute, après tout ? Yannis avait surpassé des limites que les plus grands scientifiques des temps modernes n'avaient même pas imaginé, et en plus, il continuait encore plus loin. Le problème était bien-là : il n'y avait plus de place dans leurs têtes pour autre chose que le Tournoi des Rois Mages, et par conséquent l'équipe active du groupe de la Ferroul Squad.

Un sentiment de rejet s'était petit à petit installé en son sein, entre les terriens et les mages. C'était rien du tout, bien sûr, mais c'était comme parler d'un cancer : avec le temps, la tumeur viendrait à bout du corps entier, et suivrait rapidement l'amputation du membre pourri (enfin, pas vraiment, mais l'idée était là). Hadrian se sentait encore plus en adéquation avec le groupe, parce que tout le monde le sous-estimait. Certes, il s'entraînait bien avec le Capitaine de la Garde Impériale, mais la différence physiologique creusait un gouffre entre Ludwig, Edward et lui et les autres : Yannis pouvait devenir plus rapide que l’œil humain, et assez fort pour briser un rocher à mains nues. Ugo avait accès à une connaissance illimitée venant de sa mixture bizarre, Jinn, Solis, Kara et Pythie étaient des mages.

— Y-a-t-il vraiment rien du tout ? Rien sur quoi vous pouvez parler ? Vous vous arrangez pour vous taire ?! Bande d'hypocrites ! Je me casse ! Cria Ugo avant de se lever et partir.

Ludwig soupira, se tourna vers Hadrian et dit :

— Tu penses qu'il est vexé ?

— Non… C'est Ugo : il fait semblant d'être en colère pour nous faire réagir, mais en vrai, il n'est pas méchant.

— Mais, honnêtement, toi, t'en penses quoi ? Est-ce que t'es d'accord avec lui ?

— En vérité, oui… Hadrian se rapprocha du feu, tendant ses mains ; elles étaient gelées. Je sais que ce qui arrive à Yannis est vraiment génial, parce qu'il n'a jamais vraiment eu de réelles reconnaissances : il a eu de l'amour, j'imagine, de l'amitié, ça j'en suis sûr. On lui a donné de la confiance, des tapes dans le dos, des « oh, c'est malin, ça ! », mais jamais de réelles félicitations.

— Pour de vrai ? J'ai jamais vraiment remarqué… Mais pourquoi n'en a-t-il jamais reçu ?

— C'est parce qu'il essaie de faire quelque chose qu'il est tout à fait capable de faire, mais qu'il doit penser que tout le monde est dans l'incapacité de l'aider. Il ne cherche pas l'aide, parce qu'elle est synonyme de faiblesse pour lui. Et Yannis a connu des… Des épreuves difficiles qui l'ont poussé à penser comme ça. C'est idiot comme mode de pensée, mais ça n'est pas si irrationnel, finalement.

— Donc, si je comprends bien, il ne veut pas être avec nous parce qu'on l'a jamais vraiment félicité ? Mais c'est normal qu'on l'ai pas fait : il est trop orgueilleux ! Ses chevilles enfleraient tellement qu'elles auraient pu crever le plafond du ciel !

— T'as mis le doigt sur le cœur du problème : le premier des pêchés capitaux. Yannis est incapable de recevoir correctement des compliments, parce que c'est lui ; tu peux lui enfoncer des idées dans le crâne, il les rejettera sec. Quand tu lui diras qu'il est intelligent, il ne fera plus attention à ce qu'il dit jusqu'à la prochaine grosse gaffe. Quand tu lui diras qu'il est fort, il deviendra violent jusqu'à blesser quelqu'un. Quand tu lui diras qu'il est courageux, il fera des choses dangereuses, qu'il n'aurait pas les couilles de faire d'habitude. Chaque chose positive qu'il reçoit le rend forcément « trop » lui-même. C'est comme si ses inhibitions tombaient, mais qu'il conservait sa conscience.

Un silence naquit entre les deux amis. Hadrian se demandait bien s'il n'en avait pas trop dit ; pour Yannis, lui et les autres de la classe n'étaient plus que des « vieux potes » qui le rattachaient à son existence humaine. Qu'adviendrait-il, si, par hasard, ses nouveaux « amis » parvenaient à le convaincre que c'était une entrave à son ascension ? Une fois qu'on a passé la ligne rouge, pourquoi revenir en arrière ? Ça le taraudait depuis le premier moment où il l'avait vu développer ces talents magiques. Et si c'était dangereux ? Empoisonnant ? Il n'avait pas de compteur Geiger, mais Hadrian était sûr que Yannis et ses petits copains magiciens exsudaient des vapeurs radioactives. Forcément ! Pensa Hadrian en grattant sa barbe naissante. Personne ne sait réellement ce qu'est la magie… Une forme d'énergie du vide ? Une réaction du monde quantique à l'échelle macroscopique ? Doit-on parler d'autres dimensions ? Malgré toutes ses questions qui trottaient dans son esprit, Hadrian ne put s'empêcher de se demander à voix haute :

— Qui sommes-nous, petits hommes, face à de si grandes choses ?

— On est peut-être petits, dit Ludwig en sirotant sa bière, mais certainement pas insignifiants…

* * *

Ugo était tellement enragé qu'il bouscula des étudiants dans un couloir. Ceux-ci voulurent lui lancer des regards outrés, mais le sien était si noir qu'ils s'enfuirent sans demander leurs restes. Ugo frappa un des murs en pierre, lui arrachant une vague de douleur dans tout son bras, mais calmant sa colère. Pourquoi ces abrutis se comportent-ils comme des moutons ? Ugo trouva un jardin intérieur, avec une flore qu'il n'avait jamais vu. Il n'était pas tellement fan des plantes, et n'avait vraiment pas la main verte, mais les fleurs et leur parfum apaisèrent sa tempête intérieure. Il s'assit sur un banc, devant une fontaine dont le son n'était pas étouffé par la magie. De plus, au loin, il entendait les feux d'artifice éclater. Étrange… Mais ça n'en était que meilleur. Il ferma les yeux et laissa son esprit reprendre le cours de ses émotions. Il devait rester calme, ne pas se laisser submerger.

Il sortit sa flasque et la regarda. Il ne l'aimait pas du tout, parce que c'était à cause de cette flasque qu'il avait tout perdu. Sa mère, son père, sa sœur et même son tout p'tit frère. Ils s'étaient entre-tués sous ses yeux, et, ce jour là, il s'était promis que plus personne ne mourrait à causes de ces Objets de Pouvoir. Voilà pourquoi il avait créé cette branche secrète qui travaillait avec la SCP : plus il trouvait ces objets, plus il mettait en sécurité des pays, des villes… Des gens. Mais maintenant, tout avait changé. Le monde ne se résumait plus à la Terre, mais à l'Univers entier (probablement). La magie était entrée en scène, et c'était tout un problème en soi.

Quand il était petit (et même depuis peu !), il aimait bien la magie, parce qu'elle n'existait pas. Son inexistence lui permettait de la transformer en un idéal que la science pouvait atteindre, qu'elle était la réponse aux questions trop graves auquel l'homme ne pouvait résoudre, mais jamais elle n'était la solution. La magie était un rêve idyllique, qui aurait dû rester dans les jeux et les histoires. Désormais, elle avait révélée sous son déguisement coloré un visage terrible et implacable : la magie était dangereuse, et elle n'était pas contournable. On ne pouvait ni l'empêcher de nuire, ni la contenir.

Yannis en était la preuve vivante, même si Ugo avait du mal à l'admettre : un humain qui galérait dans la vie de tous les jours, qui se débattait dans ses études, qui combattait ses démons et tentations intérieures. Qui tombait sans arrêt, mais se relevait tout le temps. C'était ce qui caractérisait la vie de Yannis, et par conséquent la vie humaine en général. Non pas que Yannis soit le représentant de l'humanité toute entière, mais il était le seul à avoir vécu dans les deux mondes. Entre les deux mondes. Mais, désormais, il s'enfonçait de plus en plus dans l'autre, et, bientôt, il ne pourrait plus faire machine arrière. Il deviendrait l'un des instruments de cette force qu'était la magie, bien plus dangereuse que n'importe quelle bombe atomique. Désormais, Yannis avait la solution facile entre les mains, et il n'hésiterait sûrement pas à l'utiliser à des fins personnelles. Il n'était pas assez mature pour ne pas en faire autrement.

Si seulement ils n'étaient pas allés sur cette maudite planète. Si seulement Yannis n'avait pas été spécial. Si seulement tout cela n'était qu'un rêve… Mais on ne refaisait pas le monde avec des « si ». Stagner n'était pas le credo d'Ugo, mais que pouvait-il faire ? L'omniscience terrestre était un pouvoir terrifiant, mais seulement sur Terre. Ici, il ne pouvait pas en faire grand-chose.

Mais… ne pouvait-il réellement rien faire ? N'y avait-il pas une solution simple à ce problème complexe ? La vie, c'est comme les maths, se dit Ugo. s'il y a un problème, c'est qu'il y a une solution. Suffit juste de trouver le modèle. Le modèle. Quelque chose pour empêcher une forme d'énergie ultra-dimensionnelle d'agir sur le monde physique. Mais c'était simple pourtant.

Il fallait détruire la magie.

Et, pour cela, il lui fallait accepter ce qu'il abhorrait le plus au monde.

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