Chapitre 29 - הו, כוכבים אמיתיים

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C'était la première fois que Yannis se retrouvait seul avec Kara. Il marchait à côté d'elle, et c'était assez gênant. Il était tendu comme une corde d'arc de violon : tandis qu'elle regardait sur tous les recoins pour repérer d'éventuels mécanismes d'ouverture manuelle, car toutes les portes étaient fermées, il avait le regard dans le vague en pensant à sa relation avec elle. C'était très dur à dessiner dans sa tête…

D'un côté, il partageait avec elle tous ses ressentis à propos de la mission, de ses peurs et craintes, de ses attentes. Il parlait de ses amis, de son désir de savoir où ils pouvaient être, de comprendre pourquoi Isabella les avaient envoyé ici, alors qu'elle niait son importance dans cette affaire. Il lui parlait de ses hobbys, de ses envies de projets d'avenir, comme devenir un grand astrophysicien ou pouvoir jouer du piano sans qu'on lui dise qu'il devrait peut-être en faire un métier. Il lui avait parlé de son problème à la jambe, de ses opérations chirurgicales ratées, et comment il avait vécu avec avant que les infirmiers mages ne le guérissent. Dans ces moments-là, il la considérait comme sa complice, son amie mournienne.

De l'autre, il la voyait comme une personne mélancolique, qui n'aimait pas parler mais écouter, supporter le mal que les autres avaient sur le cœur. Forcément, quand on ne confie pas ses problèmes, tôt ou tard, ils finissent par nous ronger et nous transformer en... quelque chose d'autre. Yannis savait juste une chose à propos de Kara : son père était Lorkhan, le chef de la Garde rapprochée de la Grande Inquisitrice. Un homme très charmant, tellement charmant que c'en était un sadique qui se nourrissait de la douleur des autres pour augmenter son pouvoir. Savoir que c'était son père était aussi étrange que s'il avait appris que le père de Aurélie était le président de la république. Mais il devait savoir… Il inspira un coup pour calmer les battements de son cœur, qui s'affolait à cause de son instinct qui lui criait de ne pas le faire :

— Je me demandais, Kara… Ne t'énerve pas quand je te dirais ce que je vais te dire, parce que ça pourrait être assez vexant et… Hum… Bien sûr que ça pourrait t'énerver, même que ça devrait en fait… Ah ! Si j'arrêtais de spéculer toutes les cinq minutes, peut-être que j'aurais eu moins de problèmes… Bon, ajouta Yannis en inspirant. J'irais droit au but : je te parles tout le temps de moi, mais tu ne me parles jamais de toi. Je sais, tu évites le sujet à chaque fois que j'y fais allusion, mais pourquoi ?

 Kara ne dit rien, elle continua à inspecter les murs, faisant visiblement mine de l'ignorer. Yannis continua donc sur sa lancée :

— Tu n'as pas à avoir honte de ce que tu es. C'est toi qui m'a montré que je n'étais pas un monstre, une anomalie. Je veux te rendre la pareille !

— …

— Pourquoi tu ne réponds pas ? Tu as peur ? Tu as honte ? J'ai le droit de savoir, je veux savoir ! Ne te cache pas éternellement dans un mutisme pareil, tu ne ferais qu'aggraver ton cas… KARA !

Yannis la prit par le bras, l'arrêtant dans son entêtemment. Apparemment, il serrait fort, car elle se débattit, mais Yannis ne sentit aucune résistance, bien qu'il en vit. Dans les yeux de sa camarade, il y lut de la peur, mais à pas par rapport à ce qu'il escomptait : il lui faisait peur. Mais, curieusement, il s'en fichait. C'est donc avec un ton impérieux qu'il ne se connaissait pas qu'il cracha presque :

— Kara, je déteste quand les gens me cachent des choses. Ça m'énerve et ça me met dans tous mes états : regarde où j'en suis, maintenant ! Je te menace et je te fais mal, alors que tu pourrais me répondre… Et je n'accepterais aucun marché : c'est moi qui ai le pouvoir, et, si tu refuses d'obtempérer, je me verrais d'être dans l'obligation de t'arracher l'information, de quelque manière que ce soit…

— Ah oui ? cracha-t-elle avec un ton sarcastique. Depuis quand es-tu devenu un infâme connard, Yannis ? Moi qui croyais que tu étais différent de tous les mages de ce foutu Empire… Mais tu es l'apothéose de leur idylle : d'une arrogance sans bornes ! Et tu penses que je vais te donner une partie de ma vie, comme ça, gratuitement ?

— Il s'agit d'un échange…

 Yannis était troublé, et relâcha sa prise. Kara en sortit, et se massa le bras quand elle répondit :

— Tu n'as aucune idée des « échanges » dans notre monde ! Pour vous, les humains, vous pensez que vous devez quelque chose à quelqu'un s'il a fait quelque chose pour vous ! Mais nous, dans notre culture, on ne considère pas les « échanges » comme tel. Il faut que les deux partis soient d'accord. Si l'un ne l'est pas, c'est comme ça, et on insiste pas. C'est pour ça, cracha-t-elle au visage de Yannis, que tu es le pire mage ! Tu possèdes nos pouvoirs, sans notre sagesse ! Oui, nous sommes orgueilleux. Oui, nous sommes cruels. Mais on est arrivé à un stade où on passe, pour la plupart d'entre nous, au-dessus. Maintenant, à cause de la récente cohabitation sur Terre avec l'homme, nous nous sommes avilis. Et voilà que vient un humain possédant des pouvoirs inconnus… Qu'est-ce que ce sera la suite ? Une armée magique d'humains sur le pas de nos portes pour nous anéantir, simplement parce qu'ils le peuvent ! Mais TU ne comprendras jamais ! Parce que TU es un putain de descendant de ces humains qui ont failli tous nous descendre !

Après cette tirade, elle ne s'effondra pas en larmes. Elle ne pleura pas des larmes de tristesse, mais de rage, le regard toujours brûlant fixé sur Yannis. Pendant tout le monologue, son cœur avait comme cessé de battre. Oui, il ne savait pas, il n'avait que peu appris de cette période sombre où les mages étaient pourchassés sur Terre par les humains. Beaucoup de mages avaient péri, car, sans une Nature, ils ne faisaient pas trop le poids contre les policiers ou les militants en masse. Il déglutit, la sensation de puissance le quitta. Il se sentit honteux, très honteux d'avoir rouvert une telle blessure dans le cœur de son amie. Il lâcha d'une petite voix :

— Kara…Désolé de ne pas être celui que tu attendais, mais que tu redoutais. Désolé pour ton bras, et ton self-control... Et pour tout ce dont tu me reproches et dont je n'ai pas le droit de savoir.

— Tu n'étais pas toi même, rétorqua-t-elle. J'avais l'impression que c'était à mon père à qui je m'adressais…

— T'es pas obligé d'en parler, tu sais…

— J'ai envie de le faire. Et t'as intérêt à m'écouter !

— Et si j'ai pas envie, moi ? Yannis sourit d'un air malicieux.

— Je t'y forcerai…

— Et les lois sur les « échanges », mademoiselle J'impose-Tout ?

— On s'en fiche, aucune tierce personne n'est là pour rendre compte de ma bévue. Autant en profiter !

Ils s'assirent confortablement sur le sol, dos au mur. Kara frotta son bras et Yannis pu constater que sa force non contrôlée aurait pu lui faire très mal. Soudain, elle commença son récit :

— Pour que tu comprennes ma relation avec mon père, il faut que je te parle de ma famille. Les Ybris, comme leur nom l'indique, veut signifier un concept ne faisant pas partie de ton langage, éludant un principe assez particulier : celui de ressentir à la place des autres. Si on appellerait cela l'empathie, ce serait en partie faux, parce qu'on ne partage pas l'émotion, mais on se l'approprie. Dans notre famille, c'est une sorte de rituel de voler les émotions des autres, pour qu'ils n'en souffrent plus.

— C'est horrible…

— Peut-être par rapport à ton point de vue, mais pour la plupart, c'était une bénédiction. Nous étions très influents dans le milieu religieux, au point que certaines personnes nous prenaient pour des messagers du Grand Serpent. Mais c'était avant la Chasse à la magie: arrivés à cette période, notre famille s'est divisée: d'un côté, les conservateurs, qui souhaitaient qu'on se batte contre les humains qui nous pourchassaient, et de l'autre, le parti progressiste, qui avait pour idéal le mélange entre les deux espèces. Comme toutes les dissensions internes propres à cette époque, elle se termina en conflit. Aux conséquences des plus désastreuses… Jamais on avait vu aussi autant de massacres… Je m'en souviens, même si j'étais toute petite à l'époque. Je n'avais que 30 ans: les corps s'entassaient devant la porte comme un mur de chair infranchissable, tandis que les mages essayaient de passer le pas pour rentrer dans la cour du domaine, protégée par une bonne centaine de sortilèges.

— De quel côté étais-tu, Kara ?

— D'après toi, si je suis encore en vie ? Par Abraxas, leurs cris… Je les entends encore, implorer un pardon qui ne viendra pas, pendant que leurs peaux grillaient sous l'effet des maléfices. Mais, après une dizaine d'années de terreur et de tuerie,et qu'on eut cru que les progressistes allaient finir par gagner, il est arrivé.

— Qui ça ?

— Mon père, Lorkhan. À l'époque, il n'était pas Commandant de la Garde Impériale. C'était, à l'époque, juste un fils qui voulait faire ses preuves. Le plus impressionnant, je dois dire, c'est qu'il ne portait aucune arme ou armure. Aucun sigle n'était gravé sur son corps, pas une once de baume magique où de décoction. Rien. Il avançait tranquillement, en chemise. Devant la foule médusée. Quand il s'arrêta devant mon oncle préféré, on voyait un sourire triste pointer sur ses lèvres. Et d'un coup, sans prévenir, il a pris le bras de mon oncle à une main et l'a brisé d'un coup sec, tellement fort qu'on a entendu le craquement des os sortant de la chair. Mon oncle hurla, et tomba à genoux. Mon père partit alors dans un de ces rires qui n'annoncent rien de bon. Bref, il se jeta dans la mêlée et ce fut un massacre. Personne ne pouvait l'arrêter, car plus il faisait mal, plus il devenait fort et endurant, résistant. Quand tout fut fini, il n'y eut plus personne pour accuser mon père de meurtre de masse, mais il ne restait que des gens pour le traiter en héros…

— Et alors ? Yannis demeurait interdit. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, c'est sûr. Qu'est-ce qui l'a changé ?

— Il n'a jamais fait cela pour sauver la famille, mais seulement pour s'attirer les faveurs de mon grand père. Mon père étant le plus jeune, il voulait prendre la place de l'aîné dans l'héritage, et devenir chef de la famille. C'est là que ça a dérapé: grand-père était très vieux, et il était épuisé par toute la gestion de la famille en plus des affaires financières. Il décida de lui confier la garde de la famille, qu'il accepta volontiers. Après quelques semaines, on pensait, mes frères, mes sœurs et moi, que notre père allait enfin devenir un père digne de ce nom. Ce ne fut pas le cas. Il commença par s'attaquer à mon plus jeune frère, Nalik, en le battant tous les soirs sous prétexte qu'il était trop faible et qu'il fallait grandir vite pour ne pas être la tare de la maisonnée. Et il fit pareil avec tous les autres, en plus de prendre un malin plaisir dans ses actions. C'était pour lui un simple entraînement magique, pour développer ses capacités. Mais il ne me frappait jamais, moi, même quand je lui tenais tête.

 Kara respira un bon coup, avant de reprendre :

— J'en avais assez qu'il m'ignore, et j'ai donc essayé de le provoquer pour qu'il me frappe à la place des autres. J'ai dû voler le trésor familial, une espèce de jarre magique ancestrale, et j'ai publiquement avoué mon crime, triomphante, dans l'espoir que mon très cher père cède à ses pulsions à mon encontre. Mais il n'en fut rien. À la place, il eut la brillante idée de faire passer cet affront pour un argument en faveur de mon admission à l'Académie. Directement, je fus coupé de ma famille sans dommages physiques. À ce moment là, j'ai compris pourquoi mon père ne me battait jamais: je me fichais bien de la douleur physique. La douleur morale était la seule qui pouvait m'atteindre. Voilà, je t'ai dit l'essentiel…

Yannis n'osait plus regarder Kara en face. Qu'elle ait enduré tant de souffrances le sidérait, et il se doutait que l'histoire ne s'était pas arrêtée là. Finalement, se dit-il, le monde des mages n'est pas si différent de celui des humains… La façon dont elle lui avait narré son histoire, son visage qui tentait de contrôler ses émotions… Tous ces détails s'inscrivirent au fond de son crâne, et il ne serait pas prêt de les oublier. Il se leva et se tourna vers elle. Il lui tendit sa main, qu'elle prit pour s'aider à se lever. Soudain, quelque chose se produisit:

Yannis ressentit une sensation extrêmement désagréable, comme si quelque chose de très lourd pesait sur tout son corps. Il ploya le genou, abasourdi par la masse croissante. Alors, sans prévenir, sa peau de Kaarnag se liquéfia, tandis que la chaleur étouffante des vapeurs du volcan l'enveloppait. Il résista quelques instants, avant de sombrer dans l'inconscience.

— Yannis… Yannis? Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Yannis ! Yann…

 Une voix guturrale retentit dans toute la caverne :

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