Chapitre 25 - Il est déjà l'aube

11 minutes de lecture

 Le sable fouettait leurs visages secs et meurtris. La tempête faisait rage depuis déjà trois heures, et gênait leur progression, les empêchant de se repérer à l'horizon. Aucun d'entre eux ne maîtrisaient de sortilèges météorologiques, et aucun bouclier ne fonctionnerait contre ce sable d'après La Théorie des Mouvements Vectoriels sur l'Ensemble d'un Espace Libre : un sortilège capable de stopper net l'ensemble des grains de sable en mouvement, prendre en compte tous ses paramatère serait bourré . Seul l'instinct leur permettait de se repérer dans ce violent chaos.

Ugo avait déjà fait l'expérience du sable dans sa bouche ou même dans ses yeux à la plage, et ce n'était déjà pas facile de se retenir de cracher, en plus de se frotter les yeux. Après tout, c'était plus simple à la plage puisque la mer y était présente. Mais là, sa bouche était tellement sèche qu'il se demandait si elle ne s'était pas transformée en pierre. La sensation de soif était omniprésente dans chacune des particules de son corps, vibrant à l'unisson pour réclamer un peu d'eau. Soudain, Archibald cria dans le bruit du vent :

— Il nous faut sortir de cette tempête, ou on y sera encore demain. Que tout le monde se remue les méninges et trouve une solution, et vite !

— Pas de problème, répondit Ugo en sortant sa flasque de sa besace. Je vais vous trouver votre porte de sortie !

Il but quelques gouttes de l'étrange liquide, et ressentit la sensation étrange de froid-chaud, puis les idées explosèrent dans sa tête. Une tempête de sable… D'après son intensité, sa direction et son sens, elle ne devait que s'étendre sur des kilomètres mais… Seulement en longueur, assurément, mais en largeur ? On ne saurait douter que ce vent n'était pas naturel, même si son origine était inconnue à la liqueur de Vérité. Le vent était trop droit, trop parfait : la tempête ne devait donc s'étendre que sur une certaine zone, sûrement par cause de mesure de sécurité, comme un bouclier assez original servant en même temps de camouflage. Il fit signe à tout le monde de le suivre, ce qu'ils firent sans discuter, terrassés par la colère du désert. Ils marchèrent sur ses pas qui semblaient hasardeux, tracèrent des sillons profonds dans le sable.

Après de longs moments interminables, le vent s'apaisa subitement, passant de rafales, à brises, puis à un air frais et immobile qui surplombait la vallée ; celle-ci abritait une ville lumineuse dans la nuit, à l'aspect oriental. Les tours s'élevant au dessus des murailles, leurs sommets ressemblant à des pêches pointues, les maisons construites en grès, les fenêtres stylisées… Barakav était une ville assez sympathique, cachée dans les recoins du désert derrière les fabuleuses tempêtes de sables. Mais l'effet était un peu gâché par un volcan fulminant, juste quelques kilomètres derrière la ville, laissant ses cendres retomber sur les habitants.

Ils s'approchèrent des lourdes portes de la ville, qui s'ouvrirent à leur arrivée. Derrière elles se trouvait un petit homme en costume de khalife, avec des oreilles pointues et la peau aussi pâle qu'un norvégien. Les gardes qui l'accompagnaient, en revanche, avait la peau adaptée au climat, et leurs armures et leurs armes montraient bien qu'ils ne rigoleraient pas.

— Chers amis et invités, annonça le petit homme bien dodu, l'air tout à fait heureux. Bienvenue à Barakav !

 L'odeur de cendres annonçait bien la suite.

* * *

— Ah, quel plaisir de voir des visiteurs de l'Académie ! C'est d'un... hum… rafraîchissement ! Ha ha ! Vous comprenez ? Parce que ici, on en a bien besoin ! Ha ha ha !

Autour de la table, la noblesse lâcha des rires éloquents, et très bien joués. Certains applaudirent poliment, et Ugo se disait qu'il était normal de lécher les bottes des puissants quand on est incapable à ce point, et qu'on veut conserver sa position. Seulement le trait d'esprit du Gouverneur Bendwill ne fit sincèrement rire qu'une personne : Yannis, qui s'étouffait dans son méchoui. Il était assis à sa droite (on se demandait pourquoi!) et appréciait absolument toutes les blagues que le Gouverneur sortait.

Magnifique ! Il a trouvé son gourou... pensa Ugo en sirotant du vin de Kaelak.

Mais le banquet était succulent et l'alcool coulait à flots. Cette fois, pas de parents qui vous empêchent de boire et Ugo ne se fit pas priver, effrayant les serviteurs devant son implacable soif d'alcool, sans qu'il soit soûlé pour autant. Ludwig et Hadrian mangeaient en dégustant chaque plat, Archibald jetait des coups d’œil furtifs autour de lui, Éléanora et les autres écoutaient les anecdotes de Edward sur sa vie avant qu'ils arrivent ici. Tous semblaient bien occupés, quand Archibald se leva pour prendre la parole. Immédiatement, tout le monde se tut, et le visage jadis si joyeux de Bendwill se transforma en masque de pierre gelée.

— Gouverneur, c'est un honneur que vous nous faites en nous invitant à votre table. Mais il est des choses plus urgentes que l'on doit faire ce soir…

— Oui, je pense bien, répondit froidement Bendwill avant de se tourner, tout sourire, vers ses convives : Je pense même qu'il y en a certains qui ont de ces besoins urgents, si vous voyez ce que je veux dire !

Tandis que la salle se transforma en fond sonore de sitcom, Archibald rougit pour la première fois qu'Ugo l'avait rencontré. Il va donc falloir enquêter, se dit Ugo en pensant que la blague de Bendwill était assez ciblée. Archibald s'inclina, et se rassit, non sans trembler légèrement de fureur. Le banquet continuant, Ugo décida de s'éclipser discrètement. Il regarda tous les angles morts dans les champs de vision et repéra bien des failles. Il prit la plus simple et glissa de sa chaise pour se faufiler entre les serviteurs en utilisant une technique martiale, consistant à effacer sa présence en magnifiant celle des autres. Personne ne remarqua qu'il était parti, ce qui le fit sourire. Une fois dans les couloirs sombres éclairés par de faibles torches, il enleva ses chaussures pour ne marcher que pieds nus, afin de ne pas faire de bruit. Il s'étira, sachant qu'il devait éviter le craquement de ses articulations quand il se déplacerait. Satisfait, il continua son exploration.

Ce qui était original avec ce château, c'est que non seulement les couloirs étaient convexes, mais en plus tout le bâtiment était construit autour de la ville, et à l'intérieur. Les maisons du petit-peuple étaient entourés par le château, ce qui était assez fascinant, que ce soit autant sur le plan architectural que sur le plan social : le peuple se sentait peut-être plus en sécurité et plus proche de leur chef si celui-ci les entouraient littéralement.

Il arriva dans une cour de jardin somptueux, rempli de fleurs exotiques dont le parfum léger était tout à fait en lien avec l'atmosphère nocturne. Une haute tour, sans porte ni fenêtres, jaillissait du sol tel un menhir rebelle. Ugo sourit, frotta ses mains et agrippa solidement prise après prise pour escalader la tour. Ce fut une tâche assez ardue, car même avec la technique, le corps ne suit pas toujours. Arrivé en haut, il était essoufflé et son cœur battait à tout rompre. Mais la vue en valait la peine, si on pouvait dire. La ville auparavant illuminée s'était couchée, et on voyait la lueur des étoiles embraser le ciel. Par contre, pas un seul petit vent ne soufflait, ce qui était étrange, vu qu'ils avaient traversé des tempêtes de sables artificielles.

Le phénomène était inexplicable, même avec l'aide de la liqueur de Vérité. Ugo se sentait bien lorsqu'il savait tout, mais maintenant, comme pendant la période avant qu'il ait trouvé cette flasque, il se sentait fragile. La connaissance était l'une des clés du contrôle, sinon la plus influente, et le fait qu'elle ne soit pas totale signifiait pour lui que le contrôle n'était pas absolu, ce qui souvent menait à bien des problèmes. Après toutes ces années à boire le liquide, il avait commencé à se demander s'il ne commençait pas à ressentir ses effets sans en boire. Plus il buvait, et moins sa gorge l'irritait. Peut être qu'un jour il n'aurait plus mal dans sa gorge. En attendant, il devait se montrer moins dépendant de certains moyens. Soudain, un vrombissement éructa dans l'air.

Ugo se retourna subitement, le corps tendu sous l'effet du danger. Devant lui, il n'y avait rien…

— Ici ! Par ici !

Il leva la tête et vit le Gouverneur Bendwill descendre d'un petit nuage vaporeux, en lévitation. Il ne portait plus son habit de cour, mais une tunique simple, un pantalon bouffant et des babouches mal attachées. Sur son auriculaire gauche, un anneau d'or incrusté d'un gros rubis. C'est en voyant le visage de Bendwill que Ugo comprit : une longue cicatrice le défigurait du haut de l'oreille gauche jusqu'au menton, en caressant son œil, son nez et sa bouche. Plus que le visage défiguré, c'était l'impression qui s'en dégageait, un espèce de je-ne-sais-quoi de dur, de primal. Elle différait drastiquement avec le Gouverneur habituel. Un peu intimidante. Juste un peu…

Ugo relâcha la tension de son corps, mais pas celle de son esprit, qui, tel un élastique destructeur, était tendu à l'extrême en prévision d'éventuels compromis. Mais le geste du jumeau le prit de court : il lui tendait une main, attendant d'être serrée. Pour ne pas passer pour un petit impoli empoté, il accepta la poignée de main ; il eut l'impression de serrer un morceau de pierre. Le jumeau laissa sa main retomber le long de son bras, et jaugea Ugo. Puis, il se tourna vers le paysage de nuit et dit d'une voix qui ressemblait à celle d'un roi :

— C'est magnifique, n'est-ce pas ? Nous, petites gens, ne pouvons observer le monde autour de nous du fait de notre taille. Alors, grâce à notre génie, nous avons réglé ce problème. À chaque fois que l'on accomplit une tâche, on est un peu plus proche de l'idéal qu'on s'est fixé. C'est pour ça que je pense que les plus grands génies doivent être plus qu'ambitieux : ils se doivent d'être rêveurs. Mais toi, tu es un astre rare : tu n'as d'ambition que d'en trouver une… Ai-je raison ?

— Sûrement, répondit Ugo sans y réfléchir, ayant d'autres questions en tête. Mais, hors du fait que la plupart des choses que vous me dites sont aussi obscures que ce ciel nocturne, j'ai la certitude que je vous ai déjà vu… Ou est-ce seulement une intuition ?

— Ah… Le jumeau balafré lâcha un pâle sourire. Alors toi aussi tu peux voir les étoiles dans le ciel nocturne… Bah oui ! Qu'est ce que tu veux dire par là ? Je vais donc répondre à ta question, frère de savoir : je suis Nograt Bendwill, le frère aîné du Gouverneur.

— Enchanté… Mais, pourquoi c'est votre frère, qui a tout l'air d'un idiot si j'ose dire, qui est gouverneur et pas vous ?

— C'est un détail parmi tant d'autres : Targon et moi étions frères de sang, mais cela ne suffit parfois pas. Je me devais de prendre ce royaume en main, qui dépérissait il y a quelques siècles. C'est moi qui ait eu l'idée d'exploiter le volcan pour extraire les ressources dont on avait besoin pour notre commerce à long terme. J'ai fais les calculs, dessiné les plans et organisé les recherches, mais c'est Targon qui avait eu le génie de faire du commerce tournant, dans un schéma complètement illogique d'un point de vue scientifique, et si on considère que la mourmonologie n'est pas une science mais un art, alors, oui, Targon a démontré maintes fois ses talents d'artiste dans la négoce et l'ethnologie. Si moi je suis pragmatique, lui est empathique. À nous deux, nous avons augmenté la qualité de vie vers des niveaux dignes de la Capitale de l'Empire. Celui-ci avait besoin de nos métaux et de nos épices, et ils nous ont offert une place de choix dans leur conseil. Maintenant, ils vous envoient en reconnaissance pour constater si oui ou non nous avons toujours une place légitime dans leur société. Les gens de la Capitale sont des voleurs riches, mais des voleurs tout de même. Mais vous, mon cher Ugo, vous êtes un humain. Une tout nouvelle race d'êtres qu'on nous empêche de voir parce qu'ils sont considérés comme étant « boueux » et « mauvais ». Seulement, je me rends bien compte qu'ils nous ont menti : vous et votre espèce êtes bien plus exceptionnels qu'il n'y paraît.

— Pour certains en tout cas, confirma Ugo en haussant des épaules. Nous ne sommes pas tous si exceptionnels que vous le dites.

— Naturellement… Comme l'adage dit, Tyvish va Anor Maak, l'exception confirme la règle. Mais si vous, comme nous tous, avez l'appât du gain dans le sang, votre « humanité » vous fait plus tendre dans le profit à long terme qu'à terme déterminé.

— J'aime bien ce modèle-là, en effet…

Ils observèrent silencieusement le paysage dont le vent effleurait les formes harmonieuses, traçant des sillons profonds mais nécessaires. Plus que tout au monde, Ugo voulait rentrer chez lui avec ses amis. Cette terre-là le repoussait, ne l'acceptait pas. Que ce soit par la magie ou par le peuple, la culture. Ces « gens » n'étaient pas des êtres qu'il connaissait, qu'il pouvait analyser : ils étaient étrangers, voilà. Le désir de retrouver son chez-lui provoqua chez Ugo un vif éclat de tristesse pur, au son cristallin déchirant. Quelques larmes s'écrasèrent sur ses joues, il les essuya, content de voir qu'il pouvait encore pleurer. Plus il buvait, plus il perdait son humanité, et son identité ne se résumait que de plus en plus à une quête sans fin de la Connaissance, la seule chose qui se récompensait d'elle-même.

Quand il se tourna vers Nograt, il n'était plus là. À la place, il ne restait qu'une lettre attachée dans une toile de sorts. Il la prit, détruisant le sortilège. La lettre s'ouvrit, et Ugo y lut :

« Cher ami, frère de savoir.

Je sais que ta longue quête s'annonce douloureuse, et sûrement le chemin que tu vas emprunter ne t'apportera que des regrets, comme tant d'autres avant toi. Mais, malgré toute l'adversité qui souhaiterait t'arrêter, je te donne une partie de ma chance. Ce n'est pas seulement symbolique, c'est vrai, tout simplement. Une magie ancienne sans mots, sans pensée, juste avec le sentiment que je veux te voir réussir. Peut-être que ma part de chance te servira quand tu en auras besoin…

J'ai parlé à mon frère. Il a mûrement réfléchi à votre mission, et accepté de vous conférer le droit d'entrer dans le volcan, le cœur du problème. Il fournira, à toi et à tes camarades, tout ce qu'il vous faudra pour survivre à ce voyage. Mais, sois prudent… Des forces sont à l’œuvre dans notre monde, des forces qui ne souhaitent pas que des gens comme toi viennent leur mettre du fer dans leur soupe. J'espère que ton voyage se déroulera avec le moins d'encombres.

Hâte toi

Il est déjà l'aube. »

Ugo retira son regard de la lettre pour l'envoyer vers les portes de la ville : ses amis l'attendaient. Inhabituel.

Il prit son courage à deux mains, et sauta du haut de la tour. Que la Chance soit avec moi !

Il tomba dans une charrette pleine de foin qui passait par là. Ugo sortit sa tête et sourit de toutes ses dents.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Reydonn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0