Chapitre 21 - Un héros sous la lumière, un monstre sous la demeure

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Ugo fouillait des coffres poussiéreux, Edward s'échinait à déranger les étagères : bruits de raclements, d'ouverture, toussotements à cause de la poussière résonnaient dans la Banque des Artefacts. Dans un coin de la pièce, Archibald lisait distraitement, surveillant les deux lycéens afin qu'ils ne touchent pas par inadvertance quelque objet dangereux.

Ugo le surveillait, lui aussi, guettant le moindre instant où il relâcherait son attention. Mais le magicien gris était bien trop vigilant, et ne manquait pas de ressources, qu'elles soient mentales ou magiques. Déçu, Ugo décida de l'exploiter d'une autre manière et de le fatiguer en lui posant des questions sur les artefacts qu'il trouvait, faisant d'une pierre deux coups. Si Ugo était intarissable, Archibald tenait négligemment le coup et continuait à lui répondre : Pourquoi cette forme ? La die-sphérique de l'objet permettait de faire des échanges d'énergie stables entre les deux parties. Comment on l'active ? Il suffit de lui susurrer quelques mots doux. À quoi sert ce sablier ? À prévoir où la pluie va tomber prochainement.

Les deux lycéens firent une liste exhaustive de tous les artefacts et les réservèrent. Par chance, la plupart étaient libres mais certains | avaient déjà été choisis , montrant que le Tournoi était pris au sérieux par la plupart des élèves de l'établissement |. Il existait d'autres salles contenant des artefacts plus utiles, mais ils étaient exclus de ceux-ci à cause de leur niveau de menace. S'ils pouvaient avoir accès à quasiment toute la bibliothèque, avoir la permission d'accéder à ces salles étaient une décision du conseil disciplinaire et non du directeur seul. Donc, aucun besoin de nettoyer le "tuyau" de certains, à supposer que ces « certains » en possèdent…

Ils sortirent déjeuner avec Archibald qui n'avait pas de copies à corriger ni de travail trop pressant. Après avoir pris leur en-cas, ils s'installèrent sur une table libre à l'abri des regards et des oreilles, et commencèrent à parler de tout et de rien. Soudain, le magicien gris orienta la conversation :

— Excusez-moi, jeunes gens, mais je suis curieux : une fois que vous aurez gagné le tournoi, allez vous effectivement rentrer ?

— Évidemment que oui, répondit aussitôt Edward.

— …

— Je sens que tu n'es pas du même avis, Ugo, et Archibald se pencha vers le jeune homme : Quelque chose te retient ici ? Ou bien… quelqu'un ?

— Personne ne me retient, rétorqua Ugo avec un regard furieux. Il se calma, et dit : Mais je me demande si rester ici n'est pas une bonne option pour moi…
— Ah ?

— Quoi ? réagit Edward, abasourdi. Tu n'y penses pas ! Ce n'est pas chez toi, tu le sais bien ! Nous, on est des terriens, pas des mourmons !

— Mourniens, corrigea Archibald

Ugo ne semblait aucunement gêné. Cependant, il prit le temps de réfléchir avant de répondre à ses interlocuteurs :

— Ce n'est pas une question de chez soi. J'aurais un passe-droit, et je compte m'en servir. Seulement, je pense que travailler ici me serait plus profitable que rester sur Terre ; là-bas, les mathématiciens ne sont pas aussi bien payés qu'ils ne le devraient, et ils doivent exercer une spécialité à côté pour donner un sens et donc un paiement à leur travail. Ici, pas besoin, plus nos maths sont pures, et mieux on est respectés ! Les maths sont ma passion, Edward, même si parfois tu peux en douter…

— Non, jamais. C'est juste que ça m'étonne, ton état d'esprit.

— Ce ne serait qu'un état temporaire, dit Archibald, ce qui lui attira les regards interrogateurs des deux jeunes gens. Oui, Ugo, tu pourrais travailler ici. Mais tu finirais par avoir le mal du pays, c'est certain. Le mieux que tu puisses faire, c'est effectuer cette « année de césure », comme vous l'appelez sur Terre, afin de ne pas trop te dépayser.

— C'est une bonne idée, dit Ugo d'un air songeur. Au pire, ça ne m'évitera peut-être pas de partir en dépression en voyant chaque jour ta gueule, Archi !

— Faites attention, jeune homme, dit l'accusé en souriant tandis que les deux autres partaient dans un rire. Je pourrais vous sanctionner pour vos propos !

Ils dégustèrent leur repas en racontant des blagues douteuses sur le système politique estonien, auquel Archibald était lié de très près, apparemment. C'était un délice de partager ses journées avec un génie pareil, se disait Ugo. Pas un génie qui voulait vous couler, non, mais le genre de génie qui vous poussait à vous dépasser, à vous passionner de tout ce qui vous entourait. Si Archibald décidait de participer aux élections françaises, il deviendrait Président à coup sûr et la France connaîtrait ses 5 années les plus utiles de toute l'histoire.

Une fois leur mets avalés, ils rassemblèrent leurs affaires pour aller dans la bibliothèque, afin de réfléchir aux éventuelles épreuves et concocter des plans diaboliquement géniaux.

* * *

Yannis reçut un coup à l'épaule si violent qu'il lâcha un cri et son épée. Il massa son ligament conoïde endolori tandis que son adversaire l'observait en ricanant. C'était facile pour Kara de le toucher : comment auriez-vous réagi, si, par obligation, vous deviez vous entraîner au combat au corps à corps avec un simili de fille très jolie qui vous avait fait des attouchements la semaine dernière, en pleine nuit, alors que vous étiez aussi bourré qu'un matelot sur un tonneau de rhum ?

Je pense que la plupart d'entre nous, hommes hétérosexuels, auraient vraiment du mal à se concentrer, surtout si c'était notre première expérience pseudo-sexuelle. Sans compter le fait, que, depuis cette soirée, ils s'étaient mis à traîner ensemble, disons... Très souvent.

Yannis s'entraînait avec Kara, tandis que Pythie massacrait Ludwig et Hadrian réunis. Au fond du terrain, Solis et Jinn méditaient. Yannis les observa tour à tour, quand il reçu un coup dur sur la tête qui le tira brutalement de ses pensées.

— Aïe !

— Ne relâche pas ton attention, le somma Kara tandis que, d'un geste adroit du pied, elle lui lança son épée qui était par terre. Il l'attrapa, pendant qu'elle continua son cours : Tu ne dois pas laisser des ouvertures aussi béantes ! Elles sont tellement ouvertes qu'elles ressemblent au sexe de ma mère à ma naissance !

— Je… Quoi ? Aïe ! Putain !

 Yannis se prit un coup, cette fois sur le bras, car il avait (vainement) tenté de parer avec son épée en hombregral. Mais Kara avait le don de le déconcentrer autant en paroles qu'en... autres choses.

— Tu es trop relâché, on dirait un mollusque ! Tu ne dois pas prêter attention à ce que je dis, mais à ce que je fais ! Relâche ton esprit mais bande ton corps !

— Pour ce qui est de bander, ce n'est pas très compliq… Argh !

— Arrête de penser que je vais te ménager ! Quand tu combats, ce n'est pas un bête échange de coups gentils et courtois : c'est une danse mortelle, et chacun de tes faux pas laisse à ton adversaire, si mauvais soit-il, une chance de gagner ! Rappelle-toi, un seul coup suffit !

— Peut-être, mais c'est difficile… Pourquoi je n'ai pas le droit de me Déphaser ?

— Avant de courir, apprends à marcher, dit-elle d'un ton énigmatique.

 Voyant que Yannis n'avait pas compris sa lancée philosophique, elle expliqua plus en détail :

— Tu sais te Déphaser, ce qui est un exploit inouï pour quelqu'un de ton espèce et surtout de ton âge. Mais ce miracle ne doit pas reposer que sur de la chance, mais aussi sur la maîtrise ! Quand tu te déphases, tu stimules ton corps grâce à la magie. Si ton corps n'est pas entraîné à bouger correctement, comment penses-tu qu'il réagisse sous l'effet d'une pédale d'accélérateur ?

— Il s'étale sur le sol, dit en bougonnant Yannis, se frottant la main.

— C'est ça. Tu dois donc te fourrer dans le crâne le fait simple que ton corps ne serait pas en mesure de suivre la magie. Dans ce cas, il s’autodétruirait, ce qui serait contre-productif.

— Ah, ça, c'est pas bon, en effet.

— Raison de plus pour continuer l'entraînement. Allez, montre moi l'enchaînement du Gyllao Dansant Sur Le Ruisseau !

Il enchaîna les mouvements de cette technique destinée à tromper l'adversaire. Pendant ce temps, Kara lui raconta comment tous les enchaînements de combat de la Garde Impériale prenaient racine dans les lignes de mouvements des Sorts Primordiaux. En recopiant ces signes avec son corps, on entrait en phase avec le monde qui nous entourait. Mais elle lui apprit que c'était des histoires destinées à faire croire aux novices l'existence d'un ordre de moines aveugles, usant de la magie comme vision de rechange.

 Elle finit par dire ces mouvements permettaient d'assouplir le corps... Et sur ce point-là, les articulations de Yannis étaient tout à fait d'accord.

Ils échangèrent quelques coups rapides, et elle estima qu'il était temps pour lui de se Déphaser. L'énergie, son pouvoir, bleu comme le ciel, se condensa autour de lui pour former une aura qui empêchait la magie d’exsuder de son corps. Elle fit vibrer ses muscles et lui fit voir la couleur de « l'aura » de Kara : d'un rouge terne, elle lui rappelait quelqu'un…

— Lorkan est un de tes parents ?

 Yannis prononça cette phrase distraitement, comme une banalité. Apparemment, ce n'en était pas une dans les oreilles de Kara.

— Attaque ! cria-t-elle avant de se précipiter sur lui à une vitesse vertigineuse.

Surpris par tant d'audace mais prêt contre l'assaut, Yannis entreprit d'esquiver et de parer tous les coups qu'elle lui portait afin d'étudier quel style elle utilisait. Une fois qu'il eut compris qu'elle était en posture du Loup Parmi Les Lions, Il riposta par le Tarasque Avale La Vouivre, un contrecoup circulaire fulgurant en biais. La puissance du coup décuplée par la magie projeta une onde de choc bleutée bien visible, qui faillit renverser Kara si celle-ci n'avait pas attrapé la manche de son adversaire. Sachant que ce n'était pas de la triche, Yannis tomba, sûr qu'elle allait le faire chuter avant qu'elle ne touche le sol.

L'inattendu se produisit.

Ils se retrouvèrent éloignés de quelques mètres, comme si de l'espace avait été ajouté entre eux. Effet secondaire du Déphasage, ou illusion créée de toute pièce ? Yannis soupira, laissant son Flux refluer en lui doucement. Kara se releva en le regardant avec étonnement, avant de s'approcher de lui, le toucha comme si elle vérifiait qu'il était bien là, et croisa ses bras, le regarda de la tête aux pieds. Yannis marmonna quelques excuses timides, trop sur ses gardes pour savoir si elle allait le punir ou non, mais elle se contenta de dire :

— Tu sais faire un Voyage ?

Yannis ne comprit pas tout de suite :

— Un voyage ? Euh, j'imagine qu'avec un bon véhicule, ça m'est possible…

— Non, répliqua sa camarade. Je parle d'un Voyage, ou d'une Translation instantanée. C'est ce que vous les humains appellent communément « téléportation »…

— Et c'est étonnant ? Je n'ai fait qu'un… "Voyage" de quelques mètres. Et inconsciemment qui plus est ! J'imagine qu'on fait mieux près de chez vous…

— C'est déjà énorme. Normalement, il faut maîtriser un genre d'artefact très ancien, demandant beaucoup de préparation et une quantité inimaginable de magie, mais tu l'as fait instantanément. Ça confirme ce que j'ai vu.

— De quoi ?

— Ton Aspect. Je l'ai entraperçu durant notre…hum…

— Jeu de mains ?

— C'est ça. J'ai vu une partie de ta Nature transcender ton être au moment où je t'ai touché. C'était étrange, parce que d'habitude, j'arrive à voir avec précision quel est l'Aspect de la personne que je touche. Or, le tien était comme brouillé. Maintenant, je sais que tu es capable de Voyager.

Yannis trouvait ça super, de se téléporter à volonté, mais il décida d'écouter plus attentivement les réflexions de Kara avant de la couper :

— Tu sais, dit-elle, contrariée, j'étais assez en colère de ne pas voir ton Aspect dans sa totalité. En te voyant en action, j'ai cru qu'en te touchant une nouvelle fois, j'allais le déduire avec exactitude. Mais c'est encore pire qu'avant.

— À quel point ?

 Yannis était de plus en plus curieux. Le fait de manier de la magie était exceptionnel pour un humain, mais avoir un Aspect de téléportation se rajoutait à son autre Aspect qu'il avait expérimenté avec Malkor, le soir où il avait été capturé.

— Tu es comme un objet à plusieurs facettes…

 Son regard se perdit dans le vague

— Tu veux dire que j'ai plusieurs Aspects ?

Kara le regarda droit dans les yeux et dit d'un ton catégorique :

— Tu sais ce que représente un Aspect ?

— Euh… C'est pas la représentation magique de la personnalité d'un mage ?

— C'est plus profond que ça… Vois ça comme l'incarnation de ton âme sur le monde, grâce à la magie. Tu vois donc pourquoi ta question n'a aucun sens ?

— Parce que je ne possède pas plusieurs âmes, en déduisit Yannis en claquant des doigts.

— Exactement. Auparavant, durant l'Âge Sombre, les mages se faisaient la guerre. s'ils arrivaient à vaincre les mages ennemis, ils enfermaient leurs âmes dans des objets pour disposer de leur force magique pure, de leur Aspect, renforçant ainsi leurs propres pouvoirs. C'était alors la chasse aux âmes et, le Grand Sinueux soit loué, Méridionus a arrêté cette folie en enfermant jusqu'à la « maturité » les Aspects des mages. Comme ça, ils ne feraient plus cette bêtise de détruire des vies pour s'approprier leurs âmes. L'effet secondaire de ce sortilège ancien a entraîné la disparition presque totale des Aspects, et les scientifiques se rendent compte que ce taux d'apparition devient de plus en plus faible, avec une décomplexification du pouvoir en lui-même. C'est pour ça que je suis assez perturbée par le fait que tu possèdes ce drôle d'Aspect en toi. C'est comme si tu avais plusieurs âmes en toi…

— Et si c'était le cas ?

— Tu serais mort.

 Elle n'approfondit pas le sujet, et Yannis, en bon étourdi, avait oublié qu'il lui avait posé une question avant leur échange. Il reprit le fil en lui demandant :

—Et alors, pour Lorkan ?

Elle soupira de fatigue, comme si sa question avait sapé toute son énergie. Elle s'assit, et l'invita à faire de même. Elle lui avait enseigné que prendre une position de méditation aidait le plus souvent à délier les langues et à éviter tout débordement émotionnel inutile.

Elle resta un moment à contempler les nuages, comme s'ils pouvaient lui donner une réponse. Semblant soudain déçue par leur mutisme céleste, elle se tourna vers Yannis, le regard aussi profond que son âme, et lui dit ces mots durs comme la pierre :

— C'est mon père, le chef de la famille. Un héros sous la lumière de l'Hakessar, et un monstre dans l'ombre de notre demeure.

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