Chapitre 18 - Livrons-nous à notre instinct

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 Ugo et ses amis entrèrent dans l'immense Bibliothèque Impériale en sifflotant, ce qui attira l'attention du personnel et des étudiants, qui leur lancèrent des regards agacés. Mais quand un homme de haute taille, au regard gris-métal, en costume trois pièces, marchant à l'aide d'une canne noire laquée au pommeau d'argent, se pointa devant eux, tous s'inclinèrent devant lui avec presque autant de respect que devant l'Arbre. Ugo et ses amis firent de même, se doutant bien de l'identité de la personne devant eux ; Bartavius Lenistoler, Directeur de l'Académie du Typhus, qui leur fit signe de se redresser. Il les observa tour à tour puis leur dit d'une voix grave et profonde, empreinte d'autorité, quoiqu'un peu guillerette :

— Tiens, tiens ! Une belle journée s'annonce dehors, et voilà cinq jeunes gens qui ne veulent pas se prélasser pendant le seul jour de congé de ce mois ? Avez-vous, de ce fait, un mobile, mes jeunes étudiants ? Sûrement pas l'étude pure, vous n'en avez pas le niveau…

 Ugo resta interdit ; ce type ne lui inspirait pas confiance... Yannis prit les devants :

— C'est que, Monsieur, nous allions sortir quand, Monsieur, notre camarade ci-présent (Il désigna Ludwig) nous a rappelé qu'il avait une maladie rare de la peau qui l'empêchait de s'exposer au soleil. Nous avons donc, Monsieur, eu la modeste idée de venir ici lire dans un but seulement distractif, afin, Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, de ne pas traîner inutilement dans les couloirs.

 Ugo glissa un regard de remerciement vers Yannis, qui tentait d'amadouer avec brio le directeur. Mais ce dernier fit la moue et répondit avec un sourire au coin des lèvres :

— Mon cher… Comment vous appelle-t-on ici bas ?

— Yannis, Monsieur.

— Oui… Et bien, figurez, mon cher Yannis, que votre demande ressemble en tout point à celle d'un ancien élève de cette Académie…

 Yannis resta de marbre, et répondit prudemment :

— Monsieur ?

— Cet élève, continua Lenistoler sans relever l'interruption, était un de nos meilleurs, ou preque le meilleur, de toute notre Académie bien-aimée Et il n'appréciait pas vraiment, lui non plus, sortir s'amuser pour souffler un peu : il préférait venir ici, et trouvait toutes les excuses pour rester étudier, ou préparer de mauvais coups… Me suis-je bien fait comprendre ? ajouta-t-il avec un ton qui en disait long.

— Bien entendu, Monsieur, répondit Yannis en courbant la tête, en signe de soumission. Je ne ferais jamais quelque chose qui va à l'encontre du règlement, Monsieur le Directeur.

— Excellent !

 S'apprêtant à sortir de la bibliothèque, Le Directeur ajouta :

— Si jamais l'envie vous prenait, n'hésitez pas à sortir prendre un peu d'air frais. Beaucoup d'études tue l'étude, retenez-le bien !

 Il se tourna vers le bibliothécaire, qui se raidit, attendant l'ordre.

— Alexioss, veille à ce que ces cinq jeunes gens ne soient pas dérangés durant leur étude, sauf si bien sûr l'ordre vient de moi. Que personne ne vienne les importuner, compris ?

— Oui, M. Le Directeur, s'empressa de dire Alexioss en s'inclinant, puis affichant une mine inquiète : Mais, si l'ordre vient de…

— Je m'occupe d'Isabella, ne t'inquiète pas, le rassura le Directeur en tapotant l'épaule d'Alexioss. Puis, se tournant vers Ugo et les autres : Vous pouvez étudier en toute tranquillité, désormais. J'aurais bien voulu me joindre à vous, mais mon devoir m'appelle. Ravi de t'avoir rencontré, mon cher Yannis...

— Plaisir partagé, Monsieur le Directeur, et il s'inclina, ainsi que tous ceux présents dans la bibliothèque.

* * *

 Une fois le directeur parti, Ugo et les autres s'attelèrent à leur "étude". Ils allèrent droit vers l'étagère dissimulant la trappe, et commencèrent à la déplacer le plus discrètement possible. La trappe révélée, Ugo l'ouvrit ; elle grinça, mais, comme personne n'avait le droit de les déranger... Le futur voleur et Yannis descendirent l'échelle, tandis que leurs comparses refermaient la trappe.

 Après une longue descente, ils arrivèrent dans une salle circulaire plus rustique que la bibliothèque. Un feu crépitait dans une vieille cheminée. Il y avait un bureau au centre de la pièce, couvert de parchemins et par dessus, un livre ouvert, une plume et d'un encrier. Tout de suite, Ugo s'avança vers le livre et le prit délicatement : l'ouvrage sentait le genévrier et de saule. Il le referma avec précaution, en lut le titre : Projets économiques pour DAHT.

 "DAHT" ne lui évoquait rien, cela attisa sa curiosité, et l'agaça d'autant qu'il savait qu'il ne pourrait le lire suite à l'accord passé avec Archibald. Soudain, Yannis jaillit derrière lui, l'air préoccupé :

— Tu l'as, c'est bon ?

— Ouaip, lâcha Ugo en rangeant le livre dans sa besace ; il faisait le format d'un petit dictionnaire. Quand on cherche un livre, on se livre à notre instinct.

— Très drôle… J'ai une question cependant.

— Quoi ?

— Eh bien… Je me demandais pourquoi tu veux revoir les autres... et il enchaîna en évitant le regard de son ami au nez rouge : Qu'est-ce-qu'on en a à faire ?

 Ugo resta estomaqué : il croyait que Yannis était en parfait accord avec ce plan, et voilà qu'il le remettait en question, qui plus est de la manière la plus honteuse qui soit. Il contint sa fureur naissante et rétorqua d'un ton sec :

— Ce n'est ni le moment, ni l'endroit, mon gars. Si tu veux des réponses, il faudra attendre dehors !

 Sur ce, Ugo partit en direction de la porte dérobée, signalée sur le plan "emprunté", mais Yannis le retint par le bras :

— Je veux des réponses maintenant, sinon je sais que ce sera jamais. Je te connais : tu répondrais si c'était pas grave. Alors dis moi pourquoi tu prends de tels risques ?!

 Ugo dégagea violemment son bras. Il était choqué que ce mec qu'il considérait comme son ami révélât son égoïsme par cette question, juste parce qu'il se trouvait dans un monde qui lui convenait parfaitement, et qu'il ne voulait pas revenir dans celui où il devait normalement se trouver. Son regard fut si brûlant que Yannis, prudent, recula d'un pas. Ugo cria presque :

— Tu crois que ça me plaît quand les minettes me font la lèche ? Et bien, pas ici ! Ce monde et moi, ça fait deux, et, si ce n'est pas le cas pour toi, sale crétin, alors c'est sûrement le cas pour tous les autres ! Tu sais où ils sont ? T'as eu des nouvelles ? Non ! Alors, si tu souhaites faire ton connard jusqu'au bout, casse-toi et retourne jouer avec tes mages, vu que tu te sens si bien ici !

— Ce n'est pas ce que je…

— Si, c'est ce que tu penses ! Tu penses que la Terminale SB irait mieux sans toi, et tu profites de ta situation, parce-qu'ici, tout le monde t'apprécie ! Mais, dans ce cas-là, t'es juste une saleté d'égoïste et de martyr parodique, triplé d'une sale merde ! Tu t'es demandé comment tous ceux que tu connais depuis dix-sept ans ont réagi face à ta disparition ? Ou nos proches, à moi et aux autres ? Réponds, putain de merde !

 Yannis resta silencieux quelques instants, puis répondit d'une voix brisée :

— Je… je suis désolé… J'ai pas saisi sur le coup… T'as raison, je suis un…

— Non, le coupa Ugo d'un ton bourru. Tu es con, mais t'es pas un con.

— Depuis quand t'es devenu aussi sage ?

— Depuis que j'ai arrêté d'écouter ce que tu dis, rétorqua Ugo en se dirigeant vers la porte.

Il ouvrit le battant et s'enfonça dans les ténèbres glacées du souterrain, suivi par Yannis qui gardait un silence boudeur.

 Ils cheminèrent ainsi tout le long du trajet, le silence pour seule compagnie. Ils entendaient les cris timides des gouttes tombant du plafond concrétionné. Ugo ruminait sur cet échange : Il voyait bien que Yannis était plus que heureux d'être ici, en compagnie d'autres mages, comme s'il faisait partie de ce monde. Les autres mages semblaient presque le considérer comme un des leurs, et l'enviaient même pour son talent inné... Alors qu'il n'était qu'un humain comme les autres... Enfin, plus tellement maintenant... Parce qu'il détenait une puissance hors du commun...

 Ugo avait constaté les progrès fulgrants, voire effrayants de Yannis : il était maintenant capable de courir aussi vite qu'une voiture, faire des bonds extraordinaires, plier des tisonniers, broyer des pierres à main nues et exploser d'un seul coup de poing une cage thoracique, tout cela grâce à son « Déphasage », comme il l'appelait. Sur Terre, il pourrait toujours utiliser la magie, et le Déphasage. Il pourrait par exemple intégrer l'armée, et devenir une arme secrète.

 Son intelligence aussi avait pris un essor exponentiel. Lors des cours de mathématiques, de physique et de biologie de l'Académie, Yannis avait maintes fois prouvé qu'il avait acquis l'étoffe d'un génie. Il pourrait même intégrer une grande école une fois revenu sur Terre.

 En observant cette transformation, Ugo avait pu vérifié sa théorie : celle de la relation de proportionnalité entre l'intelligence et l'ego. Il l'avait constaté pour lui même : son intellect le rendait supérieur aux autres, mais comme il assumait cette situation, cela lui permettait d'être magnanime, voire gentil avec ceux qui étaient en dessous de lui, c'est-à-dire tout le monde. Enfin, bref. Mais pour Yannis, la relation de propartionnalité était inversée : lui n'assumait pas son intelligence, ce qui exarcerbait son insensibilité sociale : devenu incapable de dicerner le bonheur du malheur de son entourage, il s'en prenait à lui-même lorsque la réalité lui sautait aux yeux, se sentant soudain responsable des erreurs de tous ; une preuve de bêtise incommensurable, ou d'orgeuil monumental.

 Néanmoins, Ugo se demandait comment convaincre son ami de rentrer sur Terre. Plus ils restaient sur Mourn, plus Yannis s'y accrocherait. L'en extirper serait de plus en plus compliqué. Quand tout sera fini, il continuera à se plaindre, mais il s'en remettra.

 Ils déambulèrent encore quelques temps dans les tunnels humides, avant de sentir un courant d'air frais caresser leurs visages. Sous leurs pieds, le sol devint terreux, le couloir s'élargit jusqu'à s'ouvrir sur un rideau de lierre rouge. Ils l'écartèrent, et furent accueillis par un ciel de nuages cachant merveilleusement bien la lune, la nuit noire d'encre les embrassa amoureusement. Ugo chuchota :

— On va devoir partir vers l'arrière du bâtiment. Tu es chaud ou tu veux juste revenir avec les autres ?

— Je reste avec toi, assura Yannis. Je vais me Déphaser et je pourrais te guider dans la nuit.

— Mais… Ils ne vont pas détecter ton activité énergétique ?
— Ne t'inquiète pas, le rassura son ami. Ils ne peuvent pas me voir : mon Flux est trop diffus pour perturber les lignes kirromagnétiques.

 Ugo entendit un grésillement léger, les yeux de Yannis s'illuminèrent d'une douce lumière bleue, très ténue. Yannis le regarda et lui assura du pouce que tout était OK. Ugo lui emboîta le pas.

 Malgré la lumière produite par Yannis, on n'y voyait que dalle. Ugo était obligé de s'accrocher à Yannis pour ne pas trébucher. Mais il entendait leurs pas, leurs bruits de respiration et le frottement des vêtements. J'ai l'impression d'être une putain de collégienne avec son petit ami... Le hululement de d'un rapace nocturne inconnu résonna, comme s'il voulait signaler leur présence. Les chouettes lui fichaient la chair de poule, mais il trouvait les hiboux plutôt chouettes. Ludwig lui avait pourtant appris que, sur cette planète, les créatures étaient très discrètes la nuit, bien plus que sur Terre. La plupart du temps, on ne les entendaient pas. Bizarre...

 Tout à coup, Ugo entendit un craquement et se heurta à Yannis qui s'était brusquement arrêté. Il s'apprêtait à grommeler quand Yannis l'arrêta d'un geste, lui sommant de se taire : au loin, une lueur se rapprochait en se balançant légèrement, comme une pendule. Ugo plongea dans un buisson, qui par chance se trouvait là. Yannis ne fit rien pour bouger, comme paralysé. Soudain, une nuée de rubans lumineux verts jaillirent du sol avec un bruit de détonation et l'enserrèrent comme des serpents vengeurs.

 Il se débattit en criant de rage et de douleur, mais les liens se resserrèrent plus encore, il tomba au sol, sur le ventre, tandis qu'une personne courait dans leur direction. Ugo ne pouvait pas voir depuis sa position l'agresseur, mais il se disait bien que ce n'était pas un quelconque voleur : le sortilège qu'il avait lancé ne semblait pas être de seconde zone. Soudain, Ugo eut un doute : l'Académie avait-elle instauré un couvre-feu ? Ce serait la fin, pensa Ugo. s'ils se faisaient prendre, ils pourraient dire adieu à leur liberté d'action. Et à notre chance de tous les retrouver...

 Leur agresseur s'approcha de Yannis qui continuait de s'agiter afin de briser ses liens. Ugo se tortilla en essayant de faire le moins de bruit possible, afin d'apercevoir le lanceur de sorts. Il vit alors un visage rondelet, appartenant à un homme en robe blanche trop serrée pour son six-packs de bière. Il le reconnut aussitôt : il s'agissait de ce salopard de Malkor, ce chien galeux qui faisait toujours chier son ami Archibald. Actuellement, Malkor jubilait. On entendit sa voix monter dans les aiguës quand il parla :

— Tiens, tiens, tiens ! Mais qui voilà… Ne serait-ce pas notre fameux élève prodige ? Alors, sale humain, comment as-tu réussi à rentrer dans la cour intérieure malgré le couvre-feu ?

Il y a bien un couvre-feu... Fais chier ! Malkor se lécha les lèvres, avant de minauder :

— "Je ne ferais jamais quelque chose qui va à l'encontre du règlement, Monsieur le Directeur". Il semblerait que tu es incapable de tenir tes promesses… Remarque, pour quelqu'un de ton espèce, c'était attendu ! Ah, comme c'est dommage, Archibald sera tellement déçu... Je serais ravi de voir sa tête quand il apprendra que son petit préféré est un sale rôdeur, et menteur de surcroît ! Avec un peu de chance, le Directeur m'offrira son poste de Gris en chef...

 Yannis lui lança un regard si chargé de haine que Malkor recula. Vexé par sa lâcheté apparente, ce dernier fit un signe de main comme pour chasser une mouche. Yannis fut relevé par les chaînes magiques et, immédiatement après, Malkor le gifla violemment. Ugo sentit une goutte de sang gicler sur son visage. Tandis qu'il l'essuyait frénétiquement (de peur d'être souillé), Malkor prononça quelques mots dans la langue des Anciens, et quelque chose d’invisible souleva Yannis dans les airs, le plaçant à ses côtés.

 Il commençait à s'éloigner, et Ugo avait deux options : essayer de sauver Yannis des griffes de ce porc suintant de sueur, au risque de se faire prendre et de n'avoir rien fait, ou bien partir le plus vite possible rejoindre Archibald et lui donner les documents, mais alors il y aurait de fortes chances que Yannis révèle leur méfait et laisser passer leur seule chance de retrouver les autres, ce qui serait la première étape, selon le mathématicien, pour rentrer chez eux.

Les deux choix étaient contrariants : l'un était noble mais idiot, l'autre était salaud mais utile. Ugo se décida avec une grosse cuillère de regrets ; il laissa donc son ami s'empêtrer encore quelques instants, puis, dès qu'il ne l'entendit plus, il sortit de son buisson en trombe et courut aussi vite que possible. Malkor ne l'entendit même pas, et Ugo put s'en tirer à bon compte. Il courait aussi vite qu'il le pouvait.

Ugo arriva à une porte dérobée, et entra. Il se faufila dans les couloirs mal éclairés par les torches et se dirigea vers la salle des chambres. Il entra avec fracas, réveillant immédiatement Ludwig, tandis que les autres grognèrent dans leur sommeil. Ugo s'approcha de son ami caucasien et le secoua vivement en lui disant :

— On a le document, putain de merde ! Bouge ton cul, prends-le et vas vite le donner à Archibald, 2e étage, 12e porte à gauche !

— Qu.. Quoi ? Répondit l'intéressé d'une voix pâteuse. Mais il est quelle heure ? Et… Où est Yannis ?

— Pas le temps de t'expliquer, rétorqua Ugo en fourrant son sac dans les mains de Ludwig. T'as juste besoin d'apporter ça à Archi, moi j'ai des trucs à régler, à plus !

Et il sortit de la chambre en courant comme un diable. Lucifer, prends-en de la graine !

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