Chapitre 17 - Qu'égorge mon ego, pour les négociations ?

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*Maty

 La jeune fille blonde au sourire toujours encouragent, à la vitalité inépuisable, grattait avec un couteau une pierre contenant un cristal précieux. Elle et tous ses camarades de classe n'avaient pas vu la lumière du jour depuis des lustres, et ils n'avaient plus la notion du temps. La douleur permanente, fille capricieuse du travail acharné qu'ils menaient, réclamait sans arrêt son dû : cris, gémissements, pleurs. Oui, cela faisait si longtemps qu'elle travaillait.

 Les autres avaient le teint cireux, les traits tirés par une fatigue chronique, engendrée par le manque de sommeil et la charge que les gardiens leur ordonnaient de porter, d'acheminer aux tables de travail et d'affinage, pour ensuite revenir au fond de la mine refaire le même manège, incessamment. Plus de plaisir, plus de rires : la fille en avait assez. Il faut se rebeller contre ce système d'esclavagisme ! se disait-elle en grattant distraitement le caillou précieux. Soudain, le vigie la repéra et fit claquer son fouet sur son épaule. La douleur fut si vive qu'elle en eut les larmes aux yeux, retenant de lâcher un cri tandis que le garde s'approchait d'elle en murmurant, l'air menaçant :

— Tu continues à glander, sale Mange-boue de merde… Il caressa son fouet, son regard luisant d'une lueur mauvaise, mais il fut rappelé à l'ordre par ses supérieurs. Il grogna de dépit, mais proféra des menaces avant de s'éloigner de la jeune fille.

 Le dos en sang, elle rampa jusqu'à la table de travail pour continuer son labeur. Plus loin, du coin de l’œil, elle distinguait l'ombre timide de son amie aux longs cheveux bruns, se déplaçant silencieusement entre les sombres dadais qu'étaient les Trois Lascars. Plus loin encore, elle entraperçut les traces furtives de ses autres camarades, dans l'air, sur le sol. Elle les sentait tous, surtout depuis qu'ils étaient descendus sous terre : l'air y était comme… saturé d'électricité : ses cheveux se dressaient à l'approche des pierres qu'elle devait gratter, et ses sens étaient exacerbés, comme sous l'effet d'une drogue, mais légère. Un parfum d'encens capiteux sortaient des pierres quand elles étaient fissurées, mais les gardes leur interdisaient de les sentir plus longtemps.

 Mais elle remarquait déjà les sombres effets de cette senteur sur d'autres résidents plus anciens : leurs dents se détachaient, leurs lèvres se gerçaient et ils toussaient de manière grasse. Mais les plus effrayants symptômes étaient les excroissances sur tout leurs corps, qui prenaient une couleur qui passaient du rouge, au bleu foncé pour finir au noir. Apparemment, c'était extrêmement douloureux et mortel, mais les gardes s'en fichaient, car il y avait un afflux constant de prisonniers.

 La jeune fille blonde se demandait comment elle ferait pour faire sortir tout le monde. Mais, en fomentant des plans, elle ne fit pas attention en percutant une personne qui transportait une lourde charge. Ils tombèrent au sol, le contenu du sac de l'inconnu se déversant sur le sol : du sable doré et fin. Elle s'excusa exquisément et ajouta :

— Pardonnez-moi, vous allez bien ? Je ne vous ai pas fait mal ?

 L'individu sursauta, comme surpris : c'était un jeune homme à la peau blafarde et aux cheveux roux, le visage pourtant dépourvu de taches de son. Il l'observa de haut en bas, puis déglutit et ramassa prestement ce qui restait de son sable, avant de reprendre sa marche, sans dire un mot.

 La fille soupira, consciente qu'il ne fallait pas flâner mais agacée par le manque de politesse du garçon. Peut-être un séjour prolongé ici-bas avait rongé sa volonté d'être un peu gentil. Elle continua à rêvasser quand elle sentit un objet dans sa main. Elle ouvrit son poing et y découvrit un petit morceau de papier sur lequel était écrit :

« Retrouve moi après la pause au Trou. Je t'y attendrai. »

« T. »

 Magnifique : elle avait peut-être envoûté quelqu'un…

* * *

 Cela faisait déjà plusieurs semaines que la clique des 5 garçons apprenait à vivre dans ce nouveau monde : savoir s'habituer aux nouveaux horaires ; parfaire leur prononciation de la langue d'ici, sans comprendre comment ils avaient fait pour l'apprendre et la parler correctement ; apprendre les manières et coutumes du monde des Mages, comme savoir combien faillait-il de coups frappés à une porte pour annoncer qui et comment on venait. Et surtout, surtout, ces putains de formules de politesse interminables, ces trucs de l'étiquette tellement lourds que même les japonais en auraient blêmi d'effroi.

 Donc, chaque fois qu'il croisait quelqu'un, Ugo devait obligatoirement dire tel ou tel mot de peur de se prendre une décharge ; depuis qu'il avait ce bracelet en forme de lézard, à chaque fois qu'il commettait une bévue, le bracelet l'électrocutait violemment avant de le sermonner dans son esprit en lui donnant des conseils aussi utiles qu'un lamantin, du genre : « N'oublie pas de saluer de la tête trois fois avant de parler à des Mages de Cycle supérieur ! » ou encore « Ne frappe pas les portes si elles sont en hombregral. L'Arbre ressentirait la douleur immédiatement ! ». Cette histoire d'Arbre l'agaçait plus que tout : tout le monde jurait sur lui, le prenait pour un dieu. Alors que c'était qu'un putain de végétal ! Ils auraient au moins pu le considérer comme de la décoration ou un truc symbolique, mais l'arbre en lui-même était carrément vénéré… Ugo but une longue rasade d'alcool et ses soucis s'envolèrent comme par magie.

 Il observa avec morosité la salle autour de lui, relevant chaque détail, du plus ténu au plus énervant. Il se trouvait actuellement en compagnie d'Archibald, sa seule lueur d'intelligence dans ce monde d'abrutis. Il parlait avec lui de plus en plus souvent, délaissant ses amis parce que ceux-ci étaient trop occupés à apprendre tous ces nouveaux trucs. Mais Ugo savait déjà beaucoup trop de choses pour être intéressé par tout ce qui se trouvait sur cette nouvelle planète appelée Mourn. À peine eut-il envie de bailler d'ennui que le bracelet commença à le picoter, l'annonçant de sa punition possible s'il continuait à enfreindre les règles. Il grommela encore et Archibald s'arrêta de parler sur la réciprocité des fonctions polymorphiques et le questionna du regard :

— Tout va bien ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette… Le sujet dont je te parle n'est il pas intéressant ?

— Si, si… Je me demandais juste si la primitive de ce genre de fonction n'avait pas de réciproque, non ?

— C'est tout à fait ça, de plus, le coefficient binomial d'unijonction permettrait évidemment de trouver une réciproque probable de la fonction unitaire, mais là n'est pas le problème… Dis moi ce qui te tracasse.

— …

— Tu peux me le dire, je ne le révélerais pas aux autorités.

— …

 Archibald resta interdit quelques instants, puis soupira et parla dans une voix rauque et gutturale. Le bracelet d'Ugo s'illumina, puis s'éteignit comme s'il était tombé en panne. Ugo le regarda avec méfiance, puis lâcha :

— Putain, oui ! Ça fait du bien ! Merci, Archi.

— Pas de quoi, l'ami, c'est voulu : je n'aime pas ce genre de traitement, c'est complètement inhumain…

— Parce que toi, rétorqua brutalement Ugo, t'es humain peut être ?

— Non, mais je me sens comme tel : je ne pense pas que les humains sont des êtres inférieurs, seulement différents. Et, c'est comme chez nous : il y a des bons et des mauvais mages, et des bons et mauvais humains.

— Et moi, je suis quoi ?

— Je n'ai pas encore décidé, sourit Archibald avec malice.

 Ugo décida alors de lui révéler ce qu'il avait derrière la tête. Il se pencha vers son allié potentiellement favorable, ce qui lui arracha un air intrigué. Ugo chuchota :

— Saurais-tu, mon ami, où se trouvent les autres adolescents qui nous accompagnaient, moi et les autres ?

Archibald le regarda intensément, observa autour de lui si personne ne les entendait, puis se tourna vers Ugo et lui dit :

— Ils sont retournés sur Terre… Et le Gris sembla troublé.

— Archi… Ugo le lorgna. Tu sais pas mentir.

— Je te le dirais bien, mais qu'est-ce que j'y gagne ?

— Ma reconnaissance éternelle ?

— Pas grand-chose, en somme…

— Hé !

 Archibald s'adossa à sa chaise et croisa ses bras, un regard de rapace collé sur sa face. Il tapota son bras distraitement, puis sourit de toutes ses dents.

— J'ai besoin d'informations, dit-il en se levant et en se dirigeant vers la fenêtre donnant sur le lac. Un certain rapport a été écrit, mais on m'en a refusé la lecture. Je souhaite donc que tu t'introduises dans la bibliothèque supérieure et que tu dérobes le rapport. Si tu y parviens, rapporte-le moi et je te donnerais ce que je sais à propos de l'emplacement de tous tes autres amis.

— Tu veux donc que je voles un truc important dans un endroit interdit ?

Archibald ne se retourna pas, mais il rétorqua d'un ton sec :

— Si tu ne te sens pas assez compétent, je peux confier cette tâche à…

— J'accepte, mais à une condition…

Archibald se raidit, mais acquiesça à contrecœur. Ugo fit claquer sa langue.

— Je veux que Yannis, Edward, Ludwig et Hadrian m'accompagnent. On est une équipe de choc, on compense nos faiblesses.

— Qui sont ? s'amusa Archibald en regardant son interlocuteur.

 Ugo se leva et se positionna devant lui, qui le dominait largement de toute sa taille. Mais, face à lui, Ugo n'avait pas l'air d'un nain. Vraiment pas.

 Surtout lorsqu'il prit ce ton très sérieux, caractéristique de sa détermination.

— Edward est très intelligent pour tromper, discutailler et faire tous les trucs nécessaires afin de manipuler les autres. Malheureusement, il est trop sérieux et n'arrive pas à avoir de l'humour. Viens donc Yannis qui compense son second degré. Ce dernier est très doué pour comprendre les choses tournées bizarrement. Il est fort en énigmes et en raisonnements absurdes. Mais il est terriblement fonceur, ce qui est autant une qualité qu'un défaut. Viens alors Ludwig avec son sang froid légendaire et ses bons sentiments, qui est capable de refréner Yannis là où il peut se planter , et sait quoi dire pour ne pas qu'il parte en avant pour rien. Par contre, Ludwig est assez peu sûr de lui. C'est là que j'interviens : je sais le motiver pour plein de trucs parce qu'il aime beaucoup apprendre, et moi je sais vraiment pas mal de choses.

— Et donc, quel est ton défaut ?

— Mon ego est aussi titanesque que mon savoir. Personne n'arrive à m'arrêter quand je commence à ressentir mon complexe de supériorité. Ainsi, Hadrian me donne ce dont j'ai besoin : je ne sais pas pourquoi, mais à côté de lui, je l'insulte copieusement et il s'énerve. Ça me fait rire, mais en vrai, je me sens plus humain à côté de lui. Finalement, Hadrian a le seul défaut de ne pas pouvoir dire des trucs intéressants. Edward referme le cercle en donnant à Hadrian la passion qui lui manque. Retire un des 5 lascars, et le groupe ne fonctionne plus. Bien sûr, il faut qu'il parte de lui-même, parce que sinon on ferait tout pour le récupérer.

 Archibald hocha la tête pour confirmer qu'il comprenait parfaitement : lui, Léna, Heinrich, Karmeni et… Laurent avaient monté leur équipe Red Sight lors de leurs études à l'Académie du Typhus. D'autres personnes, comme Lao-Kaï et Phaeri avaient rejoint plus tard leur groupe ; ça revenait au même, chacun se supportaient tour à tour, et aucun membre n'était délaissé ou abandonné en situation difficile. Archibald aurait même donné sa vie pour sauver la leur. Mais ce temps était désormais révolu : il avait une mission, servir l'Empire, et c'était tout. Malgré tout, il avait envie de croire en Ugo et ses idéaux. Il lui tendit la main, et Ugo la serra pour sceller leur accord.

Puis, il sortit de la salle pour informer et galvaniser les troupes.

* * *

— Un vol risqué dans un endroit interdit ? s'exclama Yannis en faisant des yeux ronds au jeune barbu devant lui. Mais c'est de la folie ! Nos bracelets ne nous le permettrons pas !

 Les cinq garçons étaient assis autour d'un feu, dehors en pleine nuit. Il faisait assez froid mais Yannis appréciait beaucoup de prendre une pose dehors comme s'ils étaient en camping, même si ce n'était pas le cas. L'entraînement intensif en combat et en magie l'avait transformé : on lui avait tout d'abord apposé une attelle spéciale qui avait compensé son handicap à sa jambe. De plus, il portait constamment une tunique de cuir souple agrémentée d'un pantalon en tissu spécial, qui ressemblait à un collant de sport mais en plus ample. Une épée en bois blanc était constamment cinglée à son dos, montrant son statut à chaque personne qu'il croisait. Mais le changement de son corps était plus que stupéfiant : en un mois et demi, il avait la constitution de quelqu'un de très sportif, des bleus et des cicatrices discrètes couvraient son corps sec déjà musclé.

 Yannis se sentait bien pour le première fois de sa vie : pas de devoirs à rendre ou très peu, des instructions précises pour des entraînement certes compliqués, mais vu qu'il n'avait rien d'autre à faire, c'était autant un passe-temps qu'un travail. Il adorait affronter les autres novices de la Garde en combat rapproché, et même s'il ne connaissait que le Déphasage comme sortilège, celui-ci se révélait plus qu'utile : lui conférant des capacités physiques et d'acuité surnaturelles, cela lui permettait de dépasser et vaincre facilement ses adversaires. Ce sort, qui plus est, était classé Cycle 3 ! Cela lui donnait une certaine notoriété qu'il appréciait tout particulièrement, en particulier auprès des jeunes étudiantes de son âge qui avaient l'habitude de lui parler en « jouant des mèches ».

 Mais là, Yannis n'en croyait pas ses oreilles : alors que lui se trouvait dans une situation trop plaisante pour être vraie, se rappeler qu'il ne faisait pas partie de ce monde le faisait revenir à la réalité. Il voyait bien les regards dégoûtés de certaines personnes, les chuchotements sur son passage, et l'absence de la plupart des gens de la classe qu'il avait odieusement oublié. Plus, sa mère et ses sœurs lui manquaient terriblement par moments. C'est alors qu'il fut coupé dans ses pensées quand Ugo rétorqua d'un ton un peu ironique :

— Respecter le règlement est la dernière chose insensée qui devrait nous venir à l'esprit. On n'a pas besoin de se penser comme de bons petits moutons... À moins que tu ne veuilles que je te prête une tondeuse !?

— Je ne te le permets pas ! cria presque Yannis d'une voix plus aiguë que d'habitude.

— Du calme. Ugo a raison, appuya Ludwig en bougeant les braises avec un tison. On fait pas partie de ce monde ; les règles de celui-ci ne s'appliquent pas totalement à nous. Tu sais nager dans l'eau, mais sais-tu y respirer ? C'est la même chose.

— De plus, ajouta Edward en perçant Yannis de son regard, tu n'es pas celui qui commande, que je sache… (Hadrian hocha de la tête vivement, et les autres grognèrent pour confirmer) On doit prendre les décisions ensemble, sinon, tu peux partir.

 Yannis resta silencieux pendant quelques instants, gêné par tant d'assurance de la part de ses amis. Lui se plaisait certes ici, mais il n'avait pas vraiment pensé aux autres. En soupirant, il répondit :

— Je suis désolé, je me suis montré égoïste… Il passa sa langue sur ses lèvres. Alors, c'est quoi le topo, Ugo ?

 Ce dernier sourit de toutes ses dents, manifestement content que son crétin magique ait changé d'avis. Il fouilla dans un sac qu'on lui avait donné et sortit un parchemin roulé. Il le déroula et tous purent voir un plan complexe architectural vu de dessus. Ugo plaça son doigt sur un endroit de la carte, une espèce de rosace complexe.

— Ici, c'est la bibliothèque officielle. La section interdite se trouve juste en dessous, c'est pour ça qu'on ne la voit pas. Un champ d'anti-magie y a été apposé récemment, d'après Archibald. Mais ça devrait pas nous poser de problème, à part pour Yannis qui sera un peu nauséeux. Une fois dans la salle publique, on doit ouvrir une trappe qui se trouve sous l'étagère N°5, avec un bouton situé derrière le livre intitulé Arts et Sciences de la Magie Bolivarienne, un ouvrage d'origine terrienne. Une fois la trappe ouverte, il y aura une échelle à faire descendre. Yannis, tu feras le guet avec Edward tandis que Hadrian, Ludwig et moi on déplace l'étagère. Puis j’appuierais sur le bouton, je rentrerais avec Yannis parce qu'il faut la présence d'un être magique pour permettre de ne pas déclencher l'alarme. En descendant, les autres remettront en place l'étagère pour pas qu'on soupçonne quelque chose.

 Il remballa le parchemin tout en continuant à énoncer son plan :

— Le document que l'on cherche est un rapport journalier sur les différents déplacements et messages du Ministre des Affaires étrangères, Robert Krrrtn. On doit pas l'ouvrir et lire ce qu'il y a dedans, ça nous concerne pas. On sortira de la salle interdite par une porte dérobée derrière la cheminée, et on sortira dans la cour. Si on commence notre larcin à 17h00, on devrait ressortir en pleine nuit. Des questions ?

 Personne ne souleva de questions, tout le monde hocha la tête. Yannis pensait toujours que c'était une idée suicide, mais il ne dit rien. Ils restèrent encore un moment à contempler les étoiles avant d'éteindre le feu, et partirent se coucher, la mine aussi sombre que la nuit.

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