Chapitre 4 || Clair de lune

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Comment j'ai pu tomber aussi bas ? C'est cette question qui doit tarauder Aurélien quand il me regarde, maintenant. Moi, je me demande surtout pourquoi il a pas encore lâché l'affaire avec moi. Il aurait dû me laisser tomber il y a longtemps déjà.

Il aurait dû. Mais il y a toujours un océan qui sépare les « J'aurais dû » de nos actions. S'il est comme moi, et je SAIS qu'il est comme moi, il tient trop à moi, à notre amitié, à Antonin et à Eulalie pour m'abandonner.

Et si je lui parlais de ma colère ? de mon incompréhension ? de ma soif de vérité ? de ma soif de vengeance ? Est-ce moi qui le ferais sombrer dans ma folie ou est-ce lui qui m'en extirperait coûte que coûte ? Son cœur bat à l'unisson avec le mien, car il ressent la même douleur, la même fureur, la même haine au fond de lui. Lui non plus, il ne comprend pas.

Je me souviens du moment où il a appris la mort d'Eulalie. On devait dîner tous ensemble en famille ce soir-là. Ses parents, pour l'occasion, enterraient la hache de guerre l'espace de quelques heures, et Antonin acceptait, non pas à contre-cœur comme il en avait l'habitude généralement, de se séparer de ses jeux vidéo le temps d'une soirée.

Tout le monde tuerait pour une soirée en compagnie d'Eulalie. Tous ceux qui auraient dû être autour de la table pour ce dîner en étaient fermement convaincus. Il ne serait venu à l'esprit d'aucun d'eux que l'on puisse lui vouloir le moindre mal.

Je suis resté de nombreuses heures en état de choc, à ne pas parler ni bouger. Quand il est arrivé avec ses parents et son frère, tous sur leur trente-et-un, le chaos régnait. Et malgré la vision de la housse mortuaire que l'on entrait dans un véhicule, Aurélien ne croyait pas ce qu'on lui disait. Tout le monde lui mentait. Ses yeux lui mentaient. On lui faisait une farce. Une farce de très mauvais goût.

Longtemps, il a fixé la date sur son téléphone, pour être sûr que nous n'étions pas un trente-et-un octobre ou un premier avril. C'est ce que j'ai entendu dire.

Antonin est parti en courant, et on ne l'a retrouvé que dix-neuf heures plus tard, les vêtements boueux, le visage, les coudes et les jambes écorchés.

Leur mère s'est précipitée aux côtés de la mienne pour la soutenir. Elle n'a pas remarqué immédiatement le départ de son fils. Intérieurement, elle bénissait le ciel que ce ne soit pas Antonin ou Aurélien dans la house mortuaire qu'elle avait vue passer, j'en suis certain. J'aurais béni le ciel, moi aussi, si ça n'avait pas été Eulalie, là-dedans.

Leur père avait le regard brumeux. Il restait droit et fière, mais ses yeux le trahissaient. Je pense qu'il se remémorait tout le temps passé avec nous, ses quatre enfants. Deux de cœur, deux de sang. Il poussait Eulalie sur la balançoire, la laissait danser sur ses pieds, jouait à la dinette avec elle, la tenait sur ses genoux... Il était son deuxième père. Vous savez, le père qui n'a que les bons rôles ?

Mais je ne peux pas céder à mes envies de vengeance sans connaître la vérité, pas vrai ? Encore moins en sachant ce qu'Eulalie avait au fond du cœur. Le pardon. Toujours le pardon. La tolérance ; La foi en Dieu. Mais surtout la foi en l'Humanité.

Le concept de vérité est surfait, je crois. Ma seule vérité, c'est qu'Eulalie n'est plus là. Le reste, je m'en balance royalement. Le plus important n'est pas le moyen mais la conséquence. Et la conséquence, c'est l'absence de ma petite sœur dans mon existence.

Et en même temps... J'aimerais tellement savoir pourquoi elle en est arrivée à commettre cet acte. Comme si le savoir, et ainsi pouvoir réduire les êtres abjects à l'origine de sa décision à néant, allait réparer quoi que ce soit et me soulager. Ça ne ramènera pas Eulalie parmi les vivants. Je serai un navire sans voile pour le restant de mes jours.

Mais qui sait, c'est peut-être pas si long, le restant de mes jours ?

Clair de lune. C'est ce que l'on a mis le jour de son enterrement. Je sais même pas pourquoi je dis « on ». Tout le monde s'est activé autour de moi pour les préparatifs. Les « préparatifs », c'est quoi ce mot à la con, encore ? Toujours est-il que je n'ai pas levé le petit doigt pour quoi que ce soit.

Ah si, j'ai choisi les fleurs...

Je crois...

C'était moi, non ? si, vous savez, ce gars en haillons avec une brosse à chiottes à la place des cheveux et une haleine de poney ? ce mec qui semble ne pas s'être lavé depuis dix ans ? On est loin d'un jeune marié plein de fougue qui sort de chez le fleuriste tout pimpant dans son costar cravate qui lui a siphonné la totalité de son salaire du mois. Mais bon, au moins j'avais les fleurs à la main en sortant, à défaut de tenir ma dignité.

Enfin, je crois que c'était moi, ce gars.

Enfin bref. Clair de lune. J'ai pas choisi. C'était le choix parfait. Et je ne l'ai pas fait. Eulalie aimait tant cette musique. Et celle-ci le lui rendait bien, le jour de sa mise en terre. Eulalie était la plus raffinée des fleurs, et elle cueillait la rosée du matin comme elle cueillait le soleil. Le soleil aussi-le lui a bien rendu. Il était triste ce jour-là. Il a pleuré, et un magnifique arc-en-ciel est venu colorer la pierre tombale. Ou alors c'était moi qui pleurais ?

Non, je n'ai rien imaginé. Le soleil pleurait. Moi aussi. Mais le soleil pleurait, c'est tout, c'est comme ça... Il ne peut pas en être autrement ! Tout le monde pleurait. L'univers entier était à genoux pour Eulalie ! Je refuse de croire le contraire ne serait-ce qu'une infime seconde !

À la tombée du jour, la nuit était noire et vidée de son âme. Pas une seule étoile ne la peuplait. La lune était solitaire et silencieuse, et pourtant, c'était sa peine, qu'elle me hurlait, c'était sa peine qu'elle hurlait à la face du monde. Son tendre époux le soleil lui avait raconté dans le menu la cérémonie, et elle pleurait, elle aussi. Elle s'en voulait de n'avoir pu être présente. Elle s'en veut encore aujourd'hui et s'en voudra pour l'éternité.

Je vous l'avais dit, que l'univers entier pleurait Eulalie, ce jour-là !

Qu'est-ce que je fous là, à me tourmenter avec des sensations et questions futiles ?! Je ne suis pas tombé au plus bas. J'y ai toujours été, c'est juste la présence d'Eulalie qui m'élevait, c'était une putain d'illusion !

— Merci.

Je ne sais même pas si je murmure ça à Aurélien ou à Eulalie.

En tout cas, le premier peut me répondre, et la seconde crie dans l'obscurité sans que je ne puisse l'entendre. Jamais elle ne me laisserait sans réponse, même dans la mort.

Alors pourquoi elle tarde tant à m'offrir la vérité quant à sa mort ? Connasse !

Putain ! Merde ! Excuse-moi ! J'voulais pas ! Je t'aime, nom d'un chien ! Pourquoi tu NOUS as fait ça ?! Pourquoi tu M'as fait ça ?! Pourquoi tu T'ES fait ça ?!

Toi, tu en es arrivé à haïr quelqu'un ? Et ce quelqu'un, c'était toi ? Sérieusement ! Dans tout l'univers, la seule personne que tu as été capable de haïr, c'est toi-même ? Toi, que personne ne peut haïr ? Elle est forte, celle-là !

Satan me regarde. J'ai toujours cru que je finirai au Paradis parce que tu fais de moi une bonne personne. Mais Satan me regarde. Il m'a toujours observé, tu crois ? Et tu faisais de l'ombre à sa perversité en m'éclairant de mille feux ? Tu sais, je crois qu'il a réussi à me corrompre à la seconde même où tu as quitté ce monde.

Comment on peut ressentir autant d'amour et autant de haine à la fois ? Tu sais ça, toi ? Je crois que tu sais ça, toi, oui... Tu te haïssais comme je les hais, comme je me hais de ne pas t'avoir préservée de la mort ? Oui... J'en suis certain.

— Viens-là, mon frère... souffle Aurélien d'une voix rauque mais faible, deux grands sillons de larmes creusant ses joues.

Délicatement, il pose mon visage sur son épaule. Mes larmes se fondent dans les siennes. Nos douleurs ne forment plus qu'une seule et même entité. Nous sommes un monstre à deux têtes. Et Bon Dieu quelles sales gueules !

Nous ne sommes pas la définition de la douleur, nous SOMMES la douleur même !

Malgré les pleurs qui embrument son regard, j'entends que ses iris, d'ordinaire si éclatants de soleil et mordorés de la puissance de notre fraternité imbrisable, me crient des « Je t'aime » aussi désespérés qu'incessants.

Ou c'est mon cœur qui bat ?

Trop fort dans ma poitrine.

Toujours trop fort.

Il bat.

Et c'est déjà trop.

Bien trop.

Celui d'Eulalie ne bat plus.

Pourquoi mon cœur bat alors que je suis mort ?

C'est elle, mon cœur, pourtant. Et elle n'est plus.

Je sais qu'on peut vivre atrophié du cœur mais... sans cœur du tout ?

Ayééé, c'est possible, ça ?

— Auré'...

Fausse alerte, les gars ! Je suis en vie... Les morts ne parlent pas, sinon Eulalie me parlerait chaque jour que Dieu fait.

Elle me confiait toujours tout. C'étaient nos petits riens, qu'elle appelait ça !

Tu savais que « rien » veut dire « chose » ? Nos petits riens, c'étaient nos petites choses. Nos trucs à nous. Et ils n'étaient pas rien ! Ils étaient tellement loin d'être rien, car ils étaient tout ! Ils sont tout ce que je n'ai plus et n'aurai plus jamais ! Ils ne sont plus rien !

Les petits riens étaient tout et les grands tout ne sont rien... Dans quelle galère j'ai embarqué, ma sœur ?! Est-ce que je pense à tous ces riens pour penser à tout ou est-ce que je pense à tous ces tout pour penser à rien ?

T'inquiète ma sœur, moi non plus, je bite rien à tout c'que j'pense !

Je crois que c'est comme ça, joue contre joue, des larmes intarissables nous brûlant le visage, que nous nous sommes assoupis, Auré' et moi. La tristesse a eu raison de nous. Mais dis-moi, Dieu est ton meilleur ami, Là-Haut ? Tu peux lui demander quand la Mort m'emportera ? Pourquoi la vie me retient prisonnier dans ce monde où tu n'es plus ? J'ai hâte de te rejoindre. Oh, tu sais, j'ai ce pincement au cœur, là, tu vois très bien lequel, quand j'observe Auré', Anto', papa, maman, les grands da'... mais je suppose que tu ressentais pareil en nous voyant, et pourtant, tu es partie.

Je te hais. Tu nous as abandonnés. Tu m'as abandonné. Tu t'es abandonnée toi-même. Je te hais de m'avoir poussé à te haïr. Je me hais de te haïr. Je me hais de t'aimer comme un fou. Je me hais de me haïr de t'aimer. Je me hais de haïr t'aimer. Je te hais de tous nous avoir aimés. Je te hais de nous avoir laissé t'aimer. Je te hais de nous aimer dans la mort. Je me hais de t'aimer dans ma vie après ta mort.

Tu penses que je hais les gens qui t'ont fait ça autant que toi ou que moi-même ? Est-ce que le Dieu en qui tu croyais tant de ton vivant a la réponse à cette question ?

Puis je crois que je t'aime encore plus depuis que je te hais. C'est la béance que j'ai à la place du cœur qui fait ça, tu penses. Comment on peut aimer sans cœur ?

Dis-moi, pourquoi je suis en vie ? J'attends. Je ne fais que ça. Je passe des heures les yeux rivés sur les nuits aussi mortes et déserteuses que toi, à tenter de deviner quelle étoile tu peux bien être.

Oui, c'est ça. Tu as déserté. Tu es lâche et sans cœur. Mentalement je te crache souvent mon mépris à la gueule. Tu es la plus grande connasse que l'Univers ait jamais porté en son sein.

Sale petite conne. Lâcheuse. Je me noie dans tes larmes d'égoïsme, prisonnier de ta digue de solitude. As-tu au moins trouvé la mer de la sérénité ?

Sale petite conne. Lâcheuse. Je me noie dans tes larmes d'égoïsme, prisonnier de ta digue de solitude. As-tu au moins trouvé la montagne du pardon ?

Sale petite conne. Lâcheuse. Je me noie dans tes larmes d'égoïsme, prisonnier de ta digue de solitude. As-tu au moins pensé à moi ?

Sale petite conne. Lâcheuse. Je me noie dans tes larmes d'égoïsme, prisonnier de ta digue de solitude. Te nommerais-tu Abandon ?

Sale petite conne. Lâcheuse. Je me noie dans tes larmes d'égoïsme, prisonnier de ta digue de solitude. Tes silences parlent-ils ?

Pitié, réponds-moi, fais-moi signe, hurle-moi dessus, frappe-moi !

Sale petite conne. Lâcheuse. Je me noie dans ma connerie. Je t'aime à la folie. Tu es la plus belle, la plus douce, la plus intelligente, la plus altruiste, la plus aimante, la plus courageuse, la plus fidèle. Je t'aime comme personne ne t'aimera jamais, et c'est pour ça que je place autant de force dans ma haine.

Ton absence est un supplice. Elle le sera pour l'éternité. Mais pitié, de Là-Haut, fais-moi signe de temps en temps. Les arcs-en-ciel, c'est toi qui souris derrière tes larmes ?

— Auré'...

— Hmm, marmonne difficilement Aurélien, de la bave coulant le long de son menton et les yeux collés par les larmes séchées.

— Tout est ma faute, pas vrai ? Je l'ai pas assez aimée ? Mon amour n'était pas assez puissant pour dépasser la haine que d'autres lui portaient ? Elle me hait, pas vrai ? Dis-moi combien elle me hait !

— Hey, bro'...

— Auré, s'il te plaît...

— Elle t'aime plus que quiconque.

— Alors pourquoi je souffre autant à cause d'elle ? C'est donc inévitable, on fait toujours souffrir ceux qu'on aime plus que tout ? J'ai mal à un crever...

Il ne répond rien, et alors que je pensais cela impossible, ses iris s'assombrissent encore d'avantage. Oui, c'est ça, on fait toujours souffrir ceux qu'on aime. C'est exactement ce que je viens de faire avec lui.

Double peine. C'est ce qu'il vit par ma faute. J'aimerais avoir la force de lui demander d'arrêter de m'aimer pour qu'il cesse de souffrir en voyant ma tristesse, mis j'ai besoin de son amour. C'est donc moi qui le noie dans mes larmes d'égoïsme ?

Sale petit con. Lâcheur. Mes larmes d'égoïsme vous noient. Vous êtes prisonniers de ma digue de solitude. Découvrirai-je un jour l'horrible vérité ?

Sale petit con. Lâcheur. Mes larmes d'égoïsme vous noient. Vous êtes prisonniers de ma digue de solitude. Trouverai-je un jour la mer de la sérénité ?

Sale petit con. Lâcheur. Je me trompe de coupable ! Eulalie, tu n'es pas la véritable source de ma haine. Pardonne-moi. Je ne suis pas moi-même la véritable source de ma haine. Cette source, elle n'a pas encore de visages, mais je les débusquerai un à un, tel Ulysse, je déroulerai le fil de la vérité afin de démasquer les coupables de ta mort. Ce n'est pas un suicide, mais un meurtre, et tous les fautifs seront occis par l'implacable glaive de mon courroux.

Eul', pitié, dis-moi ce qu'ils t'ont fait... J'ai lu une telle terreur sur le visage d'Antonin quand il a évoqué ce que tu vivais au lycée. Je sais que la vérité me hantera pour l'éternité, mais c'est bien pire encore pour moi de ne pas savoir. Que peut-on bien avoir en horreur chez toi ? Tu es si... si... tu sais !

Dis ?

Tu me vois serrer contre mon cœur tes robes blanches pour m'imprégner de ton odeur ?

Tu me vois fixer durant des heures les post-it collés sur le frigo pour tenter d'imprimer sous mes paupières les mouvements de ta main droite qui fait délicatement bruisser le papier lorsque tu écris ?

Dis ?

Pourquoi il as fallu que ton Paradis crée mon Enfer ? C'est donc pour ça qu'on dit que le bonheur des uns fait le malheur des autres ?

J'ai toujours pensé que ton bonheur ferait le mien, mais... il l'a tué sans merci !

Tout est détruit pour moi. Je suis en ruines. Nous sommes en ruines. Mais dis ? Cela valait-il la peine ? Es-tu en paix Là-Haut ?

Qu'importe la réponse, pas vrai ? Je continue de t'aimer quoi qu'il advienne !

Tu es mon clair de lune. Continue de m'éclairer d'où tu es. Satan me regarde. Ça m'aide de savoir que toi aussi, tu me regardes. Je ne veux jamais poser mon regard sur Lui, ça me détournerait de toi. Je n'ai plus foi ni en Dieu, ni en Diable. J'ai foi en toi. Sois mon phare au cœur de l'obscurité. Je t'aime.

Tu es mon clair de lune.

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