Chapitre 2 || Obscurité

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— Syl' ?

— Eul' ?

— Tu penses souvent à l'avenir ? Tu sais, comme quand on était petits et qu'on s'imaginait médecins ou pompiers, dans notre cabane dans l'arbre ?

— C'était pas l'avenir, qu'on avait dans la tête, c'étaient des rêves, Eul'... Regarde-moi, je suis pompier ? Non, je cherche juste un emploi, quitte à être pris pour un larbin. Et tu sais quoi ? Quand j'aurais trouvé, je serai heureux de ce que j'ai. C'est un avenir parmi tant d'autres, c'est juste pas toujours celui qu'on souhaite.

— Moi, ce que je vois, c'est une page vierge, et je n'ai rien à écrire dessus.

— Moi, je trouve qu'il y a énormément à écrire ! Suis-moi !

Le sourire que j'avais sur les lèvres a envahi les siennes alors que je saisissais sa main.

Il n'avait pas gagné ses yeux... Mon sourire. J'ai lu, une fois, je ne sais où, que le cœur et la bouche peuvent mentir, mais pas le regard. Je me suis naïvement focalisé sur sa bouche, satisfait de l'avoir rassurée.

Jusqu'à maintenant, je croyais vraiment lui avoir offert un merveilleux après-midi en ma compagnie.

J'avais toujours cru faire attention à elle, être là pour elle en toutes occasions. Mais j'ai eu faux sur toute la ligne, encore une fois. Je n'ai pas vu la force obscure qui s'emparait d'elle progressivement.

Papa, maman et moi ne suffisions plus à son bonheur. Et je crois que nous n'avons jamais suffi. Oh, elle nous aimait plus que tout au monde, je le sais. Mais elle était si bonne. Tant de bonté en elle irradiait et illuminait l'univers de sa clarté.

Ce que je ne comprends pas, c'est comment elle a pu devenir si malheureuse que le bonheur des autres ne l'intéressait plus plus que le sien.

J'aimais tant son altruisme. Mais aujourd'hui, mon seul souhait serait qu'elle soit égoïste, et même la personne la plus égoïste de la planète si ça peut aider à changer l'état actuel des choses, mais qu'elle soit en vie.

Dans un soupir, je me laisse tomber sur le canapé du salon, qui craque dangereusement sous mon poids. Je n'ai plus aucune motivation. Eul' est morte, et elle se retournerait certainement dans sa tombe si je découvrais la vérité au prix de la souffrance inévitable de nos proches.

Je n'ai plus rien à faire d'autre qu'attendre sans rien dire ni faire. Et qui sait, si j'attends assez, peut-être que c'est elle qui m'enveloppera de ses ailes divines pour m'élever vers les cieux.

— Syl'. Je sais que c'est dur, mais on peut pas rester vautrés toute la sainte journée dans le canapé, mon poussin.

Je regarde en direction de ma mère, sans véritablement la voir, le regard vitreux. Je suis statufié. Mon corps est lourd. Bouger est à des années-lumière de ce que je suis encore capable de faire en ce bas-monde. J'ai l'impression d'être une limace répugnante et léthargique.

— Syl' chéri, s'il te plaît, encore un petit effort... implore-t-elle avec l'énergie du désespoir.

C'est si bon de ne rien faire... Il n'y a pas si longtemps, c'est ce que j'aurais intérieurement rétorqué. Aujourd'hui, je donnerai tout pour ne pas avoir une minute à moi. Et si le temps que je passais à trimer comme un esclave était du temps qu'elle pourrait passer sur Terre, bel et bien vivante, alors je travaillerais même dans la tombe, bouffé par les vers.

Une fois de plus, je soupire, ayant à peine assez de force pour diriger mon regard vers celle qui nous a donné la vie, à moi puis à Eul'.

— Pour faire quoi ? soufflé-je avec mollesse.

— Syl', s'il te plaît... Je sais comme c'est dur, mais il faut... continuer.

— Continuer quoi, maman ? Y a rien a continuer. Tout s'est arrêté. Le monde a arrêté de tourner, tu vois pas ? Sa chaise vide à table ? Ses éclats de rire absents ? Ses pieds nus sur la moquette ? Tu veux continuer quoi ?

Sur ses joues ont commencé à rouler les perles de pluie que j'ai au fond du cœur. Sa lèvre inférieure s'est mise à trembler, mais, finalement, elle a décidé de ne rien répondre. Fébrile, elle a tourné les talons et s'est rendue dans la cuisine.

Immédiatement, j'ai ressenti une immense fureur. Contre la planète entière, contre papa, contre maman, contre moi, contre Eulalie...

Tout est de sa faute. Si elle avait été toujours là, je n'aurais pas pété un plomb, et je n'aurais pas eu à dire toutes ses paroles blessantes à maman, et elle ne pleurerait pas dans la cuisine, tourmentée par les regrets, les remords et la culpabilité de la mort de sa fille.

« La vie est relative. La mort est absolue. ». Elle a laissé cette citation dans un livre que je lui emprunte souvent. Elle savait que je finirai par le prendre. Elle savait qu'elle partirait bientôt. Elle a prévenu tout en sachant que je ne comprendrai pas avant qu'elle ne soit plus là.

Et maintenant, je suis encore plus furieux contre ma propre personne. À cause de ce que je ressens envers elle. Elle est partie. Elle ne peut pas se défendre ni s'expliquer. Et moi je suis là à la blâmer.

— Maman, je...

Les mots sont coincés au fond de ma gorge et refusent de sortir, alors que mes larmes, elles, refusent de rester à l'intérieur et jaillissent, véritable source d'eau vive à ma douleur.

— Je sais, mon amour, je sais... souffle-t-elle en me serrant fort contre son cœur.

Je ne me souviens même pas avoir couru après elle pour la rattraper. Mon sens commun est parti avec Eul', ou quoi ?!

J'ai besoin de réconfort. Et sans réfléchir, c'est le numéro de téléphone d'Eul' que je compose.

Pendant quelques secondes qui me semblent éternelles, j'ai l'espoir insensé qu'elle réponde à mon appel.

— Salut, vous êtes bien sur la boîte vocale d'Eulalie Alevin. Je ne suis actuellement pas disponible alors laissez-moi un message !

— Je ne suis actuellement pas disponible alors laissez-moi un message ! Hahah, on dirait une secrétaire, schtroumpfette ! Hahah, Auré, Anto, vous avez entendu !

— Hey, Syl', arrête !

Je souris en entendant la messagerie s'enclencher. Elle était à la fois exaspérée et hilare.

— Salut, Eul'... J'espère que tu rigoles bien là-haut ! Ici, c'est pas la joie. Tu nous manques terriblement. Ton absence est un étau qui me tient prisonnier dans cet espace si exiguë qu'est devenu ma vie. Reviens-nous vite ou je vais finir par saturer ta messagerie de messages à la con que t'écouteras jamais. Et encore, je suis sûr que maman la vide quelques fois pour que je continue à faire ça... J'étais déjà un crétin avant ton départ, mais t'as pas idée de ô combien je suis pire depuis que je ne te vois plus tous les jours. J'ai plus personne pour qui ne pas vriller et rester droit et j...

Un bip strident retentit et l'appel se termine. Mon message vocal est trop long.

— JE T'AIME PUTAIN, JE T'AIME ! T'AURAIS PU AU MOINS ME LAISSER LUI DIRE ÇA, SALETÉ DE TÉLÉPHONE À LA CON !

Mon portable, justement, se fracasse contre le mur de l'entrée, malheureuse victime de mes humeurs changeantes.

Je suis paumé. Je ne comprends plus rien au temps que passe. Ça fait une paye qu'Eul' n'est plus là, mais quelques secondes que maman m'a serré contre elle. Enfin, dans mon esprit, je veux dire. En réalité, plusieurs heures se sont écoulées et, je ne sais trop comment, je me suis retrouvé dans le petit appartement dans lequel je co-habite habituellement avec de superbes triplettes, Céline, Cécile et Clélia, et, ne l'oublions surtout pas, leur adorable petit chat, Brahms.

J'y vais si peu souvent en ce moment que ça ne m'étonnerait pas qu'elle aient occulté mon prénom de leurs mémoires respectives ! Peut-être même que Brahms m'a pris pour un inconnu et a feulé sans que je ne m'en rende compte ?

N'importe quoi. Ça n'a aucun sens. Je suis vraiment trop con !

— Hey... Sylvestre, ça va ? me demande gentiment Clélia, que je reconnais au geste si particulier qu'elle a d'effleurer de ses lèvres le C qu'elle arbore en pendentif autour du cou, lequel est identique à ceux de ses sœurs, que l'une porte au poignet droit et l'autre en boucle d'oreille.

Subrepticement, elle a pénétré dans le séjour et s'est glissée derrière moi. C'est totalement idiot, mais j'ai l'impression que l'on a violé mon intimité, simplement parce qu'elle me voit en larmes, et incontrôlable. En un mot : vulnérable.

— Je... je vais te laisser... Appelle si tu as besoin de quelque chose, souffle-t-elle après avoir attendu vainement une réponse de ma part.

Il n'y a pas si longtemps, on papillonnait l'un avec l'autre dans une étrange danse de la séduction, nous effleurant sans jamais vraiment nous toucher. Un battement de cils par-ci, une lèvre mordillée sensuellement par-là, des paroles ambiguës...

Puis plus rien. Plus rien que l'appel de la douleur. Et peut-être bientôt celui de la mort. J'ai eu brièvement celui de la vengeance aussi. Oh, et celui de la culpabilité. Celui de la colère, je l'ai depuis le début. Il est vraiment étrange, celui-là. Il fonctionne régulièrement avec celui de la nostalgie, qui fait passer mes sentiments par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

Sans que je ne comprenne pourquoi, je saisis la main de Clélia. J'ignore mes intentions, mais j'ai l'impression de vivre un peu quand je sens le contact de sa peau contre la mienne. Une chaleur qui m'est à la fois étrangère et familière. Une chaleur que je connaissais en continu avant. Serait-la chaleur de la vie que j'avais égarée en laissant la froideur de la mort et du vide m'envahir ? Un peu d'envie et de désir aussi. Peut-être. Je ne comprends plus rien aux émotions. Je ne connais plus que la sensation glacée de l'absence d'Eulalie au fond de mon âme transie.

Elle frissonne. De plaisir ou parce qu'elle est gagnée par les froids polaires de mon être ? Ça, je n'en ai aucune idée.

— Reste... me contenté-je de dire en l'attirant plus ou moins inconsciemment contre moi.

Depuis le drame, je n'ai rien su ressentir d'autre que ces émotions négatives qui me détruisent à petit feu. Mais, là, tout de suite, je sens que c'est différent.

Avant tout ça, Clélia me plaisait énormément, et je crois que même si je refusais, et refuse encore de l'admettre, c'est toujours le cas malgré la mort d'Eulalie. Je m'en veux de continuer à ressentir de telles choses et de ne pas vivre dans le terrifiant et obscure vide dans lequel se trouve Eulalie. Mais c'est ma sœur, et je sais que si elle était là, elle me taperait le dos de la tête en souriant et me soufflerait à l'oreille « embrasse-là idiot ! ».

— Ta présence me... fait du bien... murmuré-je en approchant encore davantage mon visage du sien, jusqu'à ce que nos lèvres s'entrechoquent presque.

Sa lèvre inférieure vibre de désir, et j'ai l'impression d'entendre son cœur battre à mille. Ou peut-être est-ce le mien ?

« Ah, Eul', qu'est-ce que tu me fais faire, toi ! »

— Je sais que je n'ai pas été très présent ces dernières semaines, mais... je...

Je ne sais plus quoi dire, et pour ne pas laisser la gêne m'envahir et le rouge me monter aux joues, je fais le truc le plus idiot de la planète : je l'embrasse.

Le goût de sa bouche est salé. Enfin, c'est ce que je me dis jusqu'à ce que je comprenne que cette saveur est due à mes larmes.

D'abord, elle répond à mon baiser, et je crois que des papillons s'apprêtent à danser la java dans mon ventre. Puis sa main droite se pose sur mon torse : elle me repousse.

— Je t'aime, et c'est pour ça que je te rejette... souffle-t-elle avant de m'embrasser et de retourner dans sa chambre.

J'en reste comme deux ronds de flan. Que vient-il de se passer ? Elle m'aime donc elle se casse ! Y a qu'une fille pour inventer ça !

Eulalie aurait compris immédiatement, elle. Elle avait l'esprit vif. Elle lisait au fond des cœurs, et surtout au fond des cœurs torturés.

Si elle avait été là, elle aurait compris que j'avais oublié que j'avais une vie ailleurs qu'à la maison, à fixer des heures durant la porte de sa chambre, le comptoir de la cuisine sur lequel elle s'installait souvent, ses post-it sur le frigo, sa paire de ballerines blanches immaculées parfaitement rangées dans le meuble à chaussures, à côté de mes vieilles tatanes noires de crasse et trouées en plusieurs endroits...

Non vraiment, je ne peux pas rester comme ça, à laisser ma vie m'échapper et s'envoler sans moi comme Eulalie l'a fait plus tôt. Je dois reprendre les choses en main.

Je dois ME reprendre en main !

Dans un soupir, je me baisse et ramasse les différentes pièces de mon téléphone. Miraculeusement, il se rallume et semble fonctionner correctement. Je fixe l'écran intensément, hésitant.

Lorsque je lève les yeux, l'horloge murale indique vingt-trois heures dix-huit. Avec une moue renfrognée, j'éteins mon portable.

Pour finalement le rallumer immédiatement.

C'est vrai que le reste de ma vie peut attendre demain... Mais demain, je n'aurais plus rien à foutre du reste de ma vie !

— Frérot, ça va ?! Qu'est-ce qui s'passe ?! panique Aurélien à l'autre bout du fil.

Il est vraiment extraordinaire. Après ce que j'ai fait à son frère et la manière dont je l'ai utilité, il a quand-même le temps de s'inquiéter pour moi, bien plus que celui de m'en vouloir à mort !

— Aurélien, je comprendrais si tu voulais plus me parler. Ce que j'ai fait est inexcusable, mais je tiens quand-même à exprimer mes regrets les plus sincères et profonds par rapport à ce que j'ai fait et dit.

En même temps que je lui parle, je flirte avec le danger. J'ai besoin de ressentir que je suis bel et bien vivant, et pour se faire, je n'ai rien trouvé d'autre que de jouer avec elle, ou avec la mort, c'est selon.

J'avance, tel un équilibriste, sur la rambarde du balcon, le téléphone dans la main et une bière, tout juste entamée, dans l'autre. Je veux avoir assez bu pour avoir le courage de faire des folies, mais pas assez pour ne pas en avoir conscience. J'ai besoin de savoir que je vrille, et que le gouffre est très près... J'ai besoin de jouer un pile ou face entre la vie et la mort. Pile, je tombe du bon côté du balcon et la vie gagne. Et face...

J'ai souvent fini rond comme un cul de pelle, mais c'était différent. J'ai toujours aimé aller à des soirées. Enfin, avec mes meilleurs potes, et surtout avec Aurélien. Les limites, c'est toujours lui qui les avait pour moi, et là, tout de suite, il n'est pas là, je veux dire physiquement, pour me retenir de faire quoi que ce soit de stupide.

Quelque chose dans ma voix, ou dans mes paroles, je ne sais pas, me trahit. Ou peut-être sont-ce mes bafouillages. En tout cas, immédiatement, je le sens alerte. Mentalement, j'imagine les deux oreilles d'un chat se dresser, à l'affût.

— Hey, qu'est-ce que tu fais !

Une seule réplique. Deux voix distinctes. Devant moi, une silhouette trouble. Un chancèlement. Un rire débile. Une chute vers l'avant. Un hurlement. Des bras frêles qui me rattrapent. Des sanglots étouffés.

Et enfin l'obscurité...

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