2.2 Le désert de pierres (part 1)

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— Ça y est ? Il s'est réveillé ? grommela le sanmaj au bas de l'attelage en fixant directement Haqim et Ravik à l'arrière.

Face au regard évaluateur de cet homme, Ravik ne baissa pas les yeux. Pas question de se laisser intimider par un sanmaj ! De grande taille et de forte stature, celui-ci dissimulait en partie ses traits sous le foulard qui le protégeait du soleil. Sur ses joues burinées, au-dessus d'une courte barbe noire parsemée de blanc, Ravik nota une cicatrice grossière en forme de triangle. Ce n'était clairement pas la marque d'un accident, mais bien celle d'une Maison ashaan : ce sanmaj avait été un esclave. La loi interdisant d'affranchir un sanmaj, il s'agissait d'un fugitif.

— Tu peux parler, toi aussi ? questionna leur ravisseur.

— Quoi ?

Le sanmaj hocha la tête d'un air entendu.

— Très bien, je vous tiendrai donc à l'œil tous les deux. Cette question réglée, tout le monde dehors !

— Ici, au milieu de nulle part ? se récria Haqim.

Sa question fut oubliée lorsque les autres passagers s'animèrent comme un seul homme. Sans signe avant-coureur, les cinq nobles léthargiques se levèrent et mirent pied à terre en bon ordre. Ils bougeaient mollement, avec des gestes presque mécaniques, un peu dérangeants, mais ils bougeaient. Une fois postés sortis, les nobliaux se contentèrent de se tenir docilement sur place, le regard perdu dans l'horizon.

— Vous attendez quoi, vous deux ? insista le sanmaj.

— Je trouve qu'on est très bien ici, intervint Haqim.

Ravik surprit un sourire sur les lèvres du fugitif - un spectacle plutôt inquiétant sur ce visage dur. Le sanmaj fit voleter la cape beige qui lui couvrait les épaules, révélant une paire de poignards suspendus sur son torse, ainsi qu'un cimeterre pendu sur son côté.

— Tout bien réfléchi, j'ai bien envie de prendre l'air...reprit Haqim.

Le jeune Abelam saisit la main que lui tendait son ami pour l'aider à se lever. Il se sentait encore faible, mais sentait ses forces revenir. Après quelques pas, assuré de pouvoir tenir sur ses jambes tout seul, il se dégagea. Les deux compagnons émergèrent lentement de la carriole.

Le soleil de plomb frappa rudement. Étourdi, Ravik mit quelques instants à poser pied à terre. Il jura aussitôt : ses chaussures de cérémonie ne le protégeaient pas du sable surchauffé, c'était comme poser ses pieds sur du charbon ardent. Il serra les dents et s'efforça de ne rien laisser paraître. Il pouvait affronter ce contact, s'y habituer. Il était un fils du désert.

Autour d'eux, une dizaine de chariots similaires au leur s'étaient déployés. Ce convoi bénéficiait de l'escorte d'une vingtaine de chameliers, eux même accompagnés par des créatures mystiques locales. Ravik reconnut des renards des sables, des vipères géantes ainsi que des souris-taupe d'ashaan. Ces espèces très communes trahissaient les origines modestes de leurs maîtres, mais cela n'en faisait pas moins des ashaans ! Des traîtres qui prenaient bien garde à tenir leurs visages cachés ! Cette prudence s'imposait devant la pire des hérésies : s'associer à des sanmajs.

— Parfait, vous tenez debout ! s'exclama leur ravisseur dans le dos de Ravik.

Sans prévenir, il décocha une tape qui propulsa le jeune homme droit dans la dune la plus proche. Ravik se redressa avec du sable plein la bouche.

— Ou presque... crut bon d'ajouter le sanmaj.

Ce dernier ne laissa pas le loisir à sa victime de répliquer, portant aussitôt son regard sur l'ensemble du groupe.

— Suivez la colonne jusqu'au rocher en forme de lance ! tonna-t-il.

— Le Désert de pierres, souffla Haqim en tendant une main à Ravik pour l'aider à se lever - encore !

— Quoi ?

— Là-bas.

Tout en s'époussetant, le jeune homme suivit l'index pointé d'Haqim, Ravik lâcha une nouvelle bordée d'imprécations. Si son maître d'éloquence avait été présent, il eut écopé d'un beau sermon.

Au moins, ils savaient où ils se trouvaient. À courte distance - cinq cents pieds tout au plus -, de faibles tourbillons de sable se heurtaient à un barrage de roche des plus étranges. L'étendue rocailleuse désignée sous le nom de Désert de pierres n'avait rien d'ordinaire, il s'agissait d'une région à part entière, d'un lieu unique. Pour décrire son paysage chaotiques, les érudits évoquaient un champ de bataille pétrifié. Une confrontation qui aurait opposé des géants !

Tous les enfants de Del'Ashaan connaissaient cet endroit... Souvent, on menaçait de les y envoyer pour obtenir leur obéissance. Ces colosses de roche grise dissimulaient maints dangers. Leur protection n'était qu'illusion, la pierre locale accumulait si bien la chaleur que ce territoire était la pire fournaise de tout le désert d'Ashaan, peut-être même de tout Obaran. Comme si cela ne suffisait pas, ce secteur abritait des créatures mystiques cauchemardesques, des espèces auxquelles même les chasseurs impériaux refusaient de se frotter. Personne ne sortait du Désert de pierre !

S'il ne discernait aucun géant, Ravik trouva dans cet amas de rochers démesurés un spectacle des plus invraisemblables. Certains promontoires surpassaient en hauteur les tours les plus majestueuses du palais impérial. D'énormes blocs surmontaient parfois des colonnes si fines qu'elles auraient dû céder depuis longtemps. D'autres rochers semblaient hérissés d'épines à la façon de porcs-épics. Le jeune homme repéra cependant sans mal la lance évoquée par leur ravisseur, une pointe de pierre qui défiait les cieux à faible distance des dunes.

— Ne vous avisez pas de filer, reprit le sanmaj à l'intention du duo. Le désert ne vous fera pas de cadeaux sous prétexte que vous avez un fichu sang ashaan.

Ravik se rendit compte qu'ils restaient en arrière, tous les trois. Les cinq nobles qui les accompagnaient progressaient déjà vers la lance. Ils avançaient à une cadence régulière, visiblement indifférents à la morsure du soleil, la tête dressée, le visage tourné vers leur destination.

— C'est de la folie ! s'exclama Ravik. Si on va là-bas...

— Pardonnez-moi, mon seigneur, j'ai dû manquer le passage où vous m'expliquiez en quoi votre avis devrait m'intéresser ? coupa le guerrier en posant théâtralement une main sur la poignée de son arme.

Car oui, désormais qu'il lui faisait face, Ravik rangeait sans hésiter cet homme dans la catégorie des hommes d'armes. La posture ainsi que la manière de sembler constamment aux aguets du sanmaj lui rappelaient Maître Loën, de l'Académie.

— On avance, intervint Haqim en posant sa main sur l'épaule de Ravik

Celui si l'en délogea d'un mouvement vif.

— Mais...

— On y va ! insista son ami.

Ébranlé par le regard inhabituellement revêche de son compagnon de toujours, Ravik acquiesça malgré lui. Il n'était pas dans les habitudes d'Haqim de le défier ainsi. Cela n'était peut-être même jamais arrivé. Se rappelant la mort de Goliath, le jeune Abelam décida de se montrer conciliant. Oui, il pouvait bien suivre cet avis. Juste pour cette fois.

Décidé à prendre les choses en mains, Ravik prit les devants. Laissant les deux autres sur place, il s'élança d'un pas vif. Sa détermination ne fit pas long feu.

La distance séparant le convoi du pic ne dépassait pas longueur de certaines ruelles de Del'Ashaan. Cependant, progresser dans le sable s'avéra encore plus pénible qu'il ne l'avait imaginé. Sans équipement adapté, quelques enjambées dans le désert devenaient un calvaire interminable. S'attaquant à une dune, pour chaque pas en avant, le sable le renvoyait en demi-pas en arrière. Ravik devait se battre contre un terrain instable, piégeux, alors qu'il se sentait maladif, peut-être fiévreux. Le soleil qui frappait de face n'arrangeait rien, et il n'existerait aucun moyen de s'y soustraire avant d'atteindre le Désert de pierres. Un soleil qui lui faisait bouillir le sang, un sable qui lui dévorait la plante de ses pieds. Il fondait d'un côté et brûlait en même temps !

Le jeune Abelam ne se rendit compte qu'il titubait qu'en percevant le cri d'alerte d'Haqim. Deux mains fermes le rattrapèrent par les épaules juste avant la chute, lui permettant de reprendre pied. Ravik croisa le regard du guerrier sanmaj et se secoua, libéra de son étreinte. Le guerrier le laissa faire, mais le jeune homme n'apprécia guère l'air amusé qui se lisait sur son visage. Il ne supportait pas de se sentir à la merci de cet être.

— Je n'ai pas besoin d'aide ! clama-t-il.

— Ce n'est pas ce qu'il m'a semblé, contra le guerrier. Vous devrez apprendre à accepter l'aide qu'on vous propose, sinon la route qui vous attend aura raison de vous.

—Quelle route ? réagit Haqim.

Plutôt que de répondre, le sanmaj dégaina une gourde en cuir et la leur tendit. Ravik échangea un bref regard avec son ami, puis il s'en saisit sans cérémonie. Il la porta à sa bouche et une eau tiède au goût métallique glissa dans sa gorge. Ce liquide lui fit l'effet d'un précieux nectar.

Sans faire de commentaire ni demander de permission, il transmit l'outre à Haqim puis reporta son attention sur leur destination. Il ne pouvait pas supporter d'affronter l'expression de leur ravisseur.

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