1.4 La villa Fel (part 2)

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Cette fois, plus question de rester à l'écart : Ravik regagna la terre ferme et avança dans les pas des artistes.

Les danseuses s'invitèrent au cœur de la cour, accueillies par des acclamations éminemment masculines. Ravik profita qu'elles monopolisent l'attention pour se glisser discrètement sur le parvis de la résidence principale. Avec ce trou large comme une main au milieu de son habit, il préférait attendre que l'alcool ait suffisamment coulé pour se mêler au reste du public. Tandis que spectacle se préparait, le jeune homme s'efforça de repérer Haqim et Suli. Il les trouva vite, légèrement à l'écart, bras dessus bras dessous.

Bien joué, mon vieux ! songea-t-il. Dépêche-toi de vous trouver une alcôve tranquille...

Sur la mesure dictée par des djembés et des bendirs, l'exhibition commença alors. Ravik se concentra dès lors sur les acrobates qui s'enhardissaient à mesure que le rythme s'intensifiait. D'autres instruments se joignirent à la mélodie : ouds, arghuls, zurnas... Les danseuses entamèrent une longue série de circonvolutions gracieuses. Leurs pieds nus faisaient virevolter le sable couvrant les dalles de la propriété.

Peu versé dans l'art de la danse — ou dans l'art en général, au grand dam de son père —, Ravik ne tarda pas à en revenir à sa préoccupation première : les artistes elles-mêmes. Le groupe lui apparut pour le moins hétérogène : en dépit des voiles qui dissimulaient les visages, il devinait qu'une génération au minimum séparait la plus jeune de l'aînée de la troupe. Par ailleurs, ce groupe semblait mettre en scène toutes les ethnies de l'empire : à l'ébène de la peau de l'une répondait le teint très clair de sa voisine. En les détaillant, Ravik repéra des formes sur certaines qui rompaient l’harmonie globale.

Le jeune Abelam concéda que les artistes ne ménageaient pas leurs efforts, se mouvant en communion, avec souplesse et énergie. Ce qui ne cachait pas que le baron Fel avait grandement exagéré la qualité de son acquisition. Ce groupe ne tenait pas un instant la comparaison avec ceux qui se produisaient devant les plus hauts dignitaires impériaux.

Au terme d'un premier morceau, Ravik se piqua d’intérêt pour l'une des danseuses en particulier. Légèrement en retrait, cette jeune femme au teint halé évoluait de ce fait plus proche de lui. Chez elle, il manquait une grande part de la fluidité qui caractérisait les gestes de ses compagnes. Démonstration de de son inexpérience, elle marquait parfois tout un temps de retard.

Ce qu'il manquait de talent à cette danseuse, elle le compensait par d'autres atouts. Outre ses longues jambes, la courbe de ses hanches était très agréable à l'œil et sa poitrine plus attrayante que celles des autres. Les cheveux de la belle étaient aussi sombres que la nuit, comme les siens. Il finit également par distinguer, derrière le voile qui dissimulait les traits de la jeune femme, deux rubis qui brillaient au fond de ses yeux. Ce détail l'embellissait encore. Il la désignait également comme une sanmaj.

L'objet de son attention était donc une esclave, car l'affranchissement de ce peuple était impossible. Les sanmajs naissaient et mouraient en servitude, comme les êtres inférieurs qu'ils étaient.

Cette découverte ne ternit pas l'intérêt que Ravik lui portait. Il dédaigna même les mets raffinés qu'on lui présentait — enfin ! — pour ne rien rater des déhanchés de cette tentatrice. Qu’importait le rang de cette danseuse, du moment qu’elle le distrayait ! Lorsque la musique finit par s'arrêter, il se rendit compte que la nuit était tombée.

Les artistes saluèrent un public passablement aviné, puis s'avancèrent au travers de ses rangs pour permettre aux nobles de les contempler de près, toute transpirantes. Cette pratique mettait à l'épreuve les femmes les plus sourcilleuses quant à la tenue de leur mari.

Avec une discrétion confinant à la sorcellerie, l'une des athlètes échappa cependant à ce rituel. Profitant de l'attention accaparée par ses compagnes, celle-ci s'éclipsa en direction de la demeure seigneuriale. S'il ne l'avait pas couvée des yeux, Ravik lui-même aurait manqué la retraite de sa belle. Se fondant dans les ombres, l'artiste amateure passa sous les colonnes de la bâtisse. Lorsqu'un qu'un serviteur franchit le seuil de la demeure, la jeune femme profita de l'ouverture pour se glisser à l'intérieur.

Ravik demeura un instant interdit. Quel devoir pouvait exiger d'une esclave qu'elle se rende dans cette partie du domaine ? Avait-il été devancé, un noble important avait-il jeté son dévolu sur elle ? Mais dans ce cas, pourquoi se déplacer si furtivement ?

Tandis qu'il se questionnait, la majorité des autres danseuses avaient fini par se retirer. Il avait manqué sa chance avec elles et jura à voix basse. Il ne pouvait décidément pas renoncer à son énigmatique sanmaj, alors il lui emboîta le pas.

Dès l'entrée du bâtiment, Ravik tomba nez à nez avec un nouveau laquais qui ne jeta qu'un bref coup d'œil à sa tenue avant de baisser servilement les yeux.

— Je peux vous aider, mon seigneur ? questionna le domestique.

— Une danseuse est entrée, où est-elle allée ?

— Une danseuse, mon seigneur ? Mais leurs quartiers ne sont pas dans ce bâtiment, elles sont...

Ravik dépassa le serviteur sans écouter la suite. Le hall de la villa était plongé dans la pénombre, des torchères ne révélant que des secteurs spécifiques : l'accès aux cuisines — les sons qui en provenaient ne laissaient pas place au doute — ainsi que l'escalier qui menait sans doute à l'aile des invités. Lors de ces évènements, on offrait toujours une échappatoire à ceux souhaitant s'isoler. Peut-être que Haqim et Suli n'étaient pas loin.

L'architecture et la décoration ne retinrent pas un instant l'attention du jeune Abelam. Immobile, aux aguets, il envisageait de monter à l'étage lorsqu'un bruit sourd l'interpella. Un claquement qui provenait des ténèbres du rez-de-chaussée.

Poussé autant par la curiosité que par une pointe d'amusement, Ravik choisit de s’enfoncer dans l’obscurité et passa une porte entrouverte. Il se prit rapidement les pieds dans un morceau de tissu qui émit un petit tintement. Se baissant, le jeune homme reconnut les habits d'une danseuse, avec leurs grelots. Sa belle était-elle vraiment passé par là ? S’était-elle débarrassée de ses vêtements par souci de discrétion ?

De plus en plus intrigué, Ravik prit à peine le temps de s'habituer à son nouvel environnement. Le mobilier autour de lui était très commun, de toute façon. Le baron Fel n'était connu ni pour sa richesse, ni pour sa collection d'objets d'art. Si cette jeune femme était une voleuse, son choix de cible était bien étrange.

Une voleuse sanmaj, à Del'Ashaan ? Ça, ça sortait de l'ordinaire ! Cette soirée commençait finalement à lui plaire.

Reprenant son avancée à pas de loup, Ravik dépassa une à une les deux nouvelles ouvertures. Un petit cliquettement métallique lui apprit qu'il avait trouvé ce qu'il cherchait : la fouineuse se tenait à quelques pas seulement, accroupie devant une nouvelle porte, close et plus massive que les précédentes. La jeune femme cherchait visiblement à en crocheter la serrure.

Le jeune Abelam prit le temps d'admirer sa proie, totalement nue à l'exception du morceau de tissu qui couvrait son intimité. Il se prit à regretter de ne pas s’être saisi d'une torchère dans l'entrée. Pourquoi avoir poussé le vice jusqu'à jouer la discrétion ? Par ailleurs, Haqim l'aurait sermonné pour ne pas avoir prévenu quelqu'un plutôt que de s'aventurer seul dans cette aile de la demeure. Mieux valait que son ami ne soit jamais au courant de sa petite aventure.

D’ailleurs, cette jeune femme toute menue ne représentait aucune menace pour lui !

— Cette porte donne sûrement sur une ruelle à l'extérieur, pas sur des objets de valeur, clama-t-il soudain. À moins que tu ne cherches à t'enfuir ?

Sa voix résonnait légèrement dans cette pièce isolée. Il s'était attendu à un sursaut, ou à voir la belle tenter de s'échapper, mais la jeune femme ne broncha pas. Elle continua son œuvre comme si de rien n'était. Une pointe d'agacement titilla Ravik.

— Lève-toi et regarde-moi, esclave ! Si tes explications me conviennent, je pourrais envisager de t'acheter au baron. Je t'éviterais le fouet ou la hache que tu mérites pourtant !

Abimer une peau si souple et éclatante aurait été un véritable gâchis. Si le visage s'avérait aussi joli que le reste...

— Silence, chien d'ashaan. Je dois me concentrer, répliqua brusquement l'inconnue.

Cette voix pleine de hargne prit Ravik par surprise, d'abord parce qu'elle ne trahissait aucune inquiétude, mais surtout pour le mépris contenu dans chaque mot.

— Comment oses-tu...

— Tu n'aurais pas dû la suivre, fit remarquer une nouvelle voix derrière lui.

Ravik n'eut pas le temps de se retourner. Un coup violent lui fut porté à l'arrière le crâne et il se retrouva à genou, mains à terre, complètement sonné. Une brusque luminosité l'assaillit alors et il dû fermer les yeux. Il perçut des exclamations qui se superposaient, accompagnées par un cliquetis familier d'armes tirées du fourreau.

Ravik se redressa légèrement. La danseuse venait de se saisir du vêtement tendu par celui qui l'avait agressé. Il reconnut le larbin croisé dans le hall, puis son regard croisa celui de la mystérieuse voleuse.

Un joli visage ? Il avait été loin du compte.

La traîtresse avança vers lui d'un pas déterminé et lui flanqua un coup violent dans les côtes. Sans défense, Ravik roula en arrière. Sa vision se troublait. Alors qu’il cherchait à se ressaisir, le coup suivant le fit basculer pour de bon dans les ténèbres.

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