1.2 Créatures mystiques (part 2)

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Belark émit un grognement paresseux, fidèle reflet des sentiments de son maître devant cette créature aux poils brillants qui les défiait du regard. Le lien entre maître et créature mystique se démentait rarement, aussi le goupil partageait visiblement l'orgueil de son propriétaire. Au fond, une démonstration pour les remettre à leur place ne ferait pas de mal.

— On va régler ça vite fait, soupira Ravik en se penchant pour flatter l'oreille de son félin. Vas-y mon beau, donne-lui une leçon dont il se souviendra.

— Le Maître a dit sans un mot... argua son adversaire.

Au prix d'un gros effort, Ravik s'abstint de lever les yeux au ciel et se concentra sur son compagnon. Au travers de la pierre d'âme rougeoyante, il sentait Belark, percevait sa puissance, la sauvagerie qui sommeillait en lui. La frontière entre maître et serviteur devenait si floue que ce désir primal de se projeter en avant aurait aussi bien pu appartenir au jeune ashaan.

« Charge ! » transmit-il en pensée.

D'anciens ouvrages abordaient l'expérience d'ashaans dialoguant librement avec leur créature mystique. Des témoignages qui évoquaient le biais de "projections mentales" ou d'autres sottises de ce genre. En vérité, les gemmes d'âmes avaient leurs limites et, sans même aborder la question de l'intelligence limitée des créatures mystiques, envoyer une injonction verbale par la pensée était impossible.

Ravik devait se concentrer sur les émotions qu'il voulait communiquer, sur ce qu'il voulait voir réalisé. L'image du goupil plaqué au sol sous les pattes féroces du fauve bleu se dessina dans son esprit, lui arrachant un sourire. Il s'imagina donnant un coup sur la croupe de Belark et la bête réagit. Le tigre bleu fonça droit sur sa proie.

Alors que le félin armait sa frappe, au faîte de sa course, sa cible s'évapora soudainement. Les yeux écarquillés, Ravik ne discernait plus qu'un léger nuage de sable là où s'était tenu le petit animal. Aussi déconcerté que lui — il le sentait —, Belark freina des quatre fers pour se stabiliser. Le goupil réapparut alors juste derrière son adversaire, comme s'il sortait du néant, pour frapper une patte arrière du fauve. Ravik sentit une piqure sur sa cuisse tandis que les petites griffes égratignaient le cuir de son compagnon.

« Écrase-le, vite ! » s'empressa de héler mentalement le jeune Abelam.

Le tigre bleu pivota en un éclair, envoyant au surplus sa longue queue balayer l'espace là où se tenait son adversaire. La tentative ne toucha que du sable, le canidé à nouveau volatilisé.

Immobiles, Belark et son maître scrutaient frénétiquement le sol, à la recherche de l'agaçante bestiole. Il n'y avait pas plus d'un doigt de sable sur le dallage de cette cour, comment ce truc pouvait-il disparaître au-dessous ?

Le goupil surgit à nouveau dans un angle mort de Belark et, sans lui laisser le temps de réagir, le gratifia d'une nouvelle zébrure sur la cuisse. Il disparut ensuite dans un nouveau nuage de poussière.

Encore !

— Comment fait-il ça ? explosa Ravik.

Son adversaire le dévisagea, avec une agaçante expression de surprise.

— C'est son Pouvoir, expliqua-t-il calmement. Sur le sable, en mouvement, les goupils blancs sont presque invisibles. Ton tigre est de loin la plus puissante créature mystique dans notre promotion, mais chacune possède ses propres talents.

Ravik fixa le jeune arroguant sans en croire ses oreilles. Lui faisait-il vraiment la leçon ? À Lui ? Un écho vibrant de la frustration montant en lui se communiqua à un Belark grondant.

« Tourne ! Balaie-moi le terrain ! » ordonna le jeune noble.

Dans quelle mesure la créature pouvait-elle comprendre une pensée si particulière ? Comment pouvait-elle suivre le plan qu'il imaginait ? Avant que Ravik n'ait pu reformuler ses consignes, il eut cependant la satisfaction de voir le tigre bleu s'appliquer à pivoter sur lui-même.

Le goupil ne réapparut que brièvement, visiblement pris de court. Bien que ses gestes soient d'abord maladroits, Belark imita de plus en plus rapidement le mouvement d’une toupie. À défaut de fluidité, l'amplitude et la puissante des mouvements du fauve projetait des bourrasques dans toute la cour, au point que le combat mobilisa une part de l'attention générale. Plusieurs duels s'interrompirent tandis que les regards se tournaient vers le fauve bleuté et le tourbillon de sable qu'il générait.

Cela ne dura que quelques instants avant que Belark ne s'immobilise. Il ne restait plus un grain de sable dans un rayon de dix pieds autour de lui et le goupil, lui, se terrait dans les jambes de son maître.

« Écrabouille-le ! » songea Ravik.

Le tigre fit un pas en avant, frappant les carreaux du terrain avec une satisfaction évidente, dégageant une puissance si démesurée qu'il était étonnant de ne pas voir les dalles se fissurer.

— J'abandonne ! Nous abandonnons ! clama précipitamment le maître du goupil.

Belark tourna sa tête vers son maître, probablement en attente de nouvelles consignes. Cela ne fit qu'exacerber l'agacement de Ravik, qui ne lui avait pas demander d'interrompre son avancée ! Il ne pouvait pas se laisser ridiculiser ainsi, il devait envoyer un message clair.

— J'ai dit, écrabouille-le ! gronda le jeune homme.

Sans se soucier des hoquets de surprise qui saluèrent cette condamnation, le tigre bleu bondit vers sa cible. Le freluquet qui osait défier Ravik — un Asuran, presque un paysan en somme ! — recula si vite qu'il se prit les pieds dans sa propre toge. Belark en profita pour plaquer sa proie au sol avec l'une de ses énormes pattes. La petite bête couina comme un pitoyable rongeur.

Quelqu'un saisit Ravik par l'épaule et serra légèrement. Il croisa le regard d'Haqim, qui secouait la tête.

— Ça suffit, tu as gagné, souffla ce dernier.

— Non, ça ne suffit pas.

Son regard revint aussitôt sur son adversaire, plongea dans les prunelles dorées de Belark.

— Qu'est-ce que tu attends ?

— Non ! rétorqua le jeune Asuran. Non, tu n'as pas le droit de... Tu... J'ai abandonné ! Seigneur Abelam, s'il vous plaît...

Cet imbécile se rappelait enfin quelle était sa place, mais trop tard pour que Ravik fasse preuve de clémence. Un craquement pitoyable se propagea dans la cour tandis que le fauve exacerbait la pression sur le goupil. Le cri vibrant de désespoir du maître de la pitoyable créature résonna dans la foulée. Lorsque Belark libéra sa victime, elle gisait, tremblant de tous ses membres encore entiers. L'Asuran, pâle comme la mort, avança vers elle d'un pas peu sûr.

« Ravik Abelam ! »

Cette voix imposante appartenait à Maître Loen. Le maître d'armes avançait droit vers lui et les autres étudiants se hâtaient de s'écarter de son chemin.

— Cette conduite est intolérable ! rugit l'ancien soldat en venant saisir Ravik par le col de sa tunique. Comment osez-vous ?...

— Est-ce que vous entendez me punir, Maître ? rétorqua froidement le jeune homme.

Le jeune homme fixa le vétéran droit dans les yeux, sans chercher à retenir le sourire naissant au coin de ses lèvres. La peau tendue du visage de Maître Loen semblait sur le point de virer au cramoisi. Ravik songea qu'il était peut-être allé trop loin finalement, que l'ancien soldat allait vraiment oser s'en prendre à lui. Puis Maître Loen le lâcha et se détourna aussitôt.

— Vous tous, ça suffit pour aujourd'hui ! clama le maître d'armes. Doran ! Va chercher le soigneur ! Les autres, rentrez chez vous. Plus vite que ça !

Une mesquinerie indigne de lui que de choisir Haqim pour cette tâche : cela retarderait le départ de Ravik et Loen le savait.

De nombreux étudiants jetèrent un dernier regard du côté de Ravik, ou de sa victime, mais aucun ne s'attarda. L'Asuran serrait contre lui sa bestiole en pleurant. Cet idiot aurait se souvenir plus tôt qu'ils n'appartenaient pas au même monde.

Tandis qu'Haqim obéissait à l'ultime consigne du Maître, un parfum vaporeux s'instilla dans les narines du jeune Abelam.

— Tu as quelque chose à dire, Jamila ? Toi aussi tu trouves que j'ai été trop dur ?

— Au contraire, tu as magnifiquement traité ce moins-que-rien, salua la jeune femme en souriant. Je voulais t'inviter à passer chez moi, tout à l'heure. Mes parents tiennent encore une de leurs assommantes réceptions d'affaire. Nous aurons la villa rien que pour nous.

La beauté s'approcha lentement, avec un déhanché des plus suggestifs, pour venir lui mordiller langoureusement le lobe de l'oreille.

— Il me reste une pleine jarre de ce "chocolat" que m'a offert mon père, poursuivit-elle. Assez pour m'enduire tout entière. On pourrait trouver quelques fruits...

Le regard de Ravik suivit les doigts délicats de Jamila qui glissaient lentement sur ses courbes jusqu'au creux de ses reins.

— Navré mais j'ai promis à mon père que je serais présent ce soir, lâcha-t-il cependant, prenant soin de glisser tous les regrets du monde dans sa voix. Une histoire d'émissaire d'une province reculée, quelque chose comme ça...

— Oh... Ce sera pour une autre fois, alors, abdiqua la tentatrice, non sans le mordre au cou cette fois et avec bien plus de rudesse.

Laissant Ravik se masser la peau endolorie, Jamila s'éloigna d'une démarche chaloupée digne d'un défilé. Lui résister demandait décidemment des nerfs d'acier. Quand Haqim finit par revenir avec le soigneur, son ami lui agrippa aussitôt le bras pour le diriger vers la ville.

— Tu as pris ton temps ! râla Ravik.

Haqim jeta un dernier coup d'œil vers le goupil et son maître — pourquoi se soucier d'eux, sérieusement ? —, puis se laissa faire.

— Quel est le programme, ce soir ? questionna Haqim tandis que les deux jeunes s'engageaient sur la longue série de marches qui menait au cœur de Del'Ashaan.

Ravik ricana.

— Cette sauterie à la Résidence Fel, c'est toujours d'actualité ? Il y a ces rumeurs, sur une troupe de danseuses que le Baron aurait récemment acquise...

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