2.1 Perdu

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La brume recouvrant ses pensées ne perturba pas Ravik lorsqu'il ouvrit les yeux. S'éveiller dans son lit sans souvenir de l'avoir regagné, il avait l'habitude. En revanche, une couche si inconfortable, ça sortait de l'ordinaire. Au lieu de son matelas de plumes, il reposait sur une sorte de parquet mal ajusté. Son dos, parcouru de courbatures, le tenaillait. Pour finir, un simple voile le protégeait du soleil, ce qui transformait l'endroit en une vraie fournaise.

— Où suis-je ? bredouilla-t-il sans reconnaître sa propre voix tant elle était rauque.

— Tu te réveilles enfin...

Ravik identifia Haqim, qui vint s'agenouiller à ses côtés.

— C'est peut-être la pire gueule de bois de ma vie... gémit le jeune Abelam en se passant une main moite sur le front.

Sa tête lui faisait un mal de chien. Ses doigts glissèrent sur un morceau de tissu en partie rigidifié qui lui ceignait le front. Du sang ? Comme si ses muscles endoloris ne suffisaient pas ! Son cœur tambourinait anormalement dans sa poitrine, il avait le souffle court et il peinait à se concentrer. Dans un tel état, il n'aurait pas été étonné d'apprendre qu'il venait de faire le tour de Del'Ashaan au pas de course, en plein jour par-dessus le marché !

— Qu'est-ce qui s'est passé ? soupira-t-il lorsqu'il se sentit prêt à évaluer les conséquences d'énièmes frasques.

— De quoi te souviens-tu ? rétorqua son compagnon avec douceur.

Avec douceur ? Cette délicatesse fit office de signal d'alarme. Pour qu'Haqim se prive de railleries au lendemain d'une soirée arrosée, l'affaire devait être grave. Ses souvenirs demeuraient toutefois inaccessibles. Tout juste se souvenait-il de leur arrivée à la villa du baron Fel, de Suli... Après, le trou noir.

Ravik fut abattu par une pointe de migraine sitôt qu'il tenta de se redresser. La tête plaquée au sol, il eut l'impression que celui-ci bougeait. Les yeux clos, il s'efforça de reprendre le contrôle. Lorsqu'il les rouvrit son ami, penché sur lui, parlait. Il ne saisissait pas un mot. Sa première pensée cohérente fut qu'Haqim n'avait pas l'air en meilleure forme que lui. Ses vêtements étaient dans un sale état, comme s'il s'était roulé dans la poussière. Puis il repéra des tâches sombres de mauvais augure sur le flanc.

— Tu es blessé ? On dirait qu'un troupeau de chameaux t'est passé dessus.

— Ne t'inquiète pas pour moi. Ce n'est même pas mon sang.

— Pas ton... Aide-moi à me lever.

— Doucement, t'as pris un sacré coup sur le crâne. J'ai fait de mon mieux pour bander la plaie, mais t'as vraiment une sale tête.

— Attends, c'est toi qui m’as soigné ?

Il n'y avait donc personne d'autre ? La douleur s'atténuait enfin, mais le jeune Abelam restait dans le brouillard. Il ne s'était pas trompé, cela dit : ils bougeaient. Il reconnut le roulis et les cahots d'un chariot. Pas le genre d'attelage prisés par les nobles en vadrouille, plutôt celui d'un marchand. Les caisses et les paniers en osier qui les entouraient plaidaient en ce sens.

S'épongeant le crâne, Ravik allait questionner son ami une fois de plus lorsqu'il découvrit d'autres passagers. Cinq hommes les accompagnaient, tous des visages connus, croisés à l'occasion de réceptions mondaines. L'un d'eux appartenait à une branche mineure de la Maison Leande, la famille de Jamila. Celui-là n'était son aîné que d'une dizaine d'années, alors qu'un autre - qu'il ne situait plus - aurait aussi bien pu être son grand-père. Un groupe mal assorti, sinon dans l'attitude générale : tous restaient avachis, les yeux dans le vide.

— Haqim, vas-tu te décider à m'expliquer ce qui se passe ?

Une violente secousse propulsa Ravik au travers de la carriole. Il atterrit de manière fort peu gracieuse dans un tas de caisses, brisant l'une d'elles sous lui. Tous ces contenants semblaient vides, heureusement. Tandis que leur transport retrouvait sa stabilité, le jeune homme regarda une nouvelle fois autour. Ils avaient vraiment été parqués comme des animaux dans une charrette de fortune !

Ravik bondit sur ses pieds et sa vision se troubla. Ses forces le trahirent. Les réflexes d'Haqim lui évitèrent une mauvaise chute mais, dans les bras de son ami, il dut lutter pour rester conscient.

— Ça va, ça va, je vais bien, assura Ravik après quelques instants. Tu peux me lâcher.

Libéré de l'étreinte d'Haqim, il prit place - le plus naturellement possible - sur le bac en bois le plus proche. Il se sentait nauséeux. Il fallait pourtant qu'il se concentre. Il lui suffisait de se focaliser sur une chose après l'autre...

— Où sommes nous à la fin ? Et ne me réponds pas "dans une carriole" !

— Ça va te faire un choc...

— Haqim !

— On a été enlevés. Par des sanmajs.

— Quoi ?

Des images s'imposèrent soudain au jeune Abelam : la danse, cette beauté mystérieuse, l'exploration de la villa plongée dans les ténèbres. La danseuse qui s'approchait, avec ses yeux rubis. C'était elle ! Elle qui l'avait mis dans cet état !

— Je la ferai écarteler...

— De qui parles-tu ?

— De la danseuse qui... Attends, il fait jour ?

— Ça doit faire une heure, confirma son ami.

— Je suis resté inconscient toute la nuit ?

Haqim laissa échapper un profond soupir avant d’acquiescer.

— Tu m'as flanqué la trouille de ma vie, tu sais ? Tu gisais dans ton sang quand on m'a balancé là-dedans ! Heureusement, ce n'était que des plaies sans gravité... Mais j'aurais préféré que tu puisses voir un soigneur...

Ravik fronça les sourcils - et le regretta aussitôt. Ce coup sur la tête suffisait-il à expliquer son état ? Une lassitude extrême le gagna, menaçant de le submerger, pourtant la situation exigeait toute sa concentration. Non, son état n'avait décidément rien de normal.

Jetant un œil aux autres passagers, il s'efforça de se redresser, de faire meilleure figure. Une des règles les plus importantes de son éducation consistait à ne jamais montrer de signe de faiblesse à des rivaux potentiels. Cependant, ces nobliaux ne lui prêtèrent aucune attention. Pas un ne s'était seulement relevé après l'embardée qui les avait expédiés au sol. Étendus dans le lit du chariot, ils ne trahissaient pas la moindre intention de bouger. Un tel comportement devant l'héritier des Abelam était proprement intolérable, mais ce n'était pas le plus important...

— Pourquoi ils restent là à ne rien faire ? Ce ne sont tout de même pas quelques sanmajs qui vont effrayer un groupe de nobles ashaans !

Pour toute réponse, Haqim se pencha derrière lui et souleva la bâche dans son dos. Dehors, il n'y avait pas trace d'un bâtiment, pas la moindre structure. Juste des dunes de sable doré à perte de vue.

— Quand ?... Comment ?... s'étrangla Ravik.

— Tu l'as dis toi-même, soupira son ami, toute la nuit est passée.

— Tu...

Ravik marqua une pause, le temps de reprendre ses esprits. Ils avaient été enlevés et, désormais, ils cheminaient au beau milieu du désert, entourés d'ennemis.

— Qu'est-ce qui t'es arrivé ? questionna-t-il enfin. Raconte-moi tout, depuis le début.

— Très bien, accorda Haqim avec un petit sourire. Ils ont déboulé dans les quartiers des invités, sortis de nulle-part. J'étais dans le couloir pour chercher à boire à Suli, je... Je crois qu'elle va bien. Elle était dans une chambre à l'écart. Ils n'ont pas pu les visiter toutes.

— On s'en fiche de Suli ! s'agaça Ravik. Qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?

— Je...

Haqim marqua une pause, puis il fixa son compagnon avec gravité.

— Pendant que l'un d'eux me tenait en respect, d'autres se sont introduits dans la salle de réception, celle du baron. Je pense qu'ils les ont tués, lui et sa Sainteté Kal Ytyr.

Cette nouvelle ferait assurément trembler l'empire sur ses fondations. Un Saint assassiné par des sanmaj, dans Del'Ashaan ? Les membres de ce peuple épargnés par l'esclavages n'étaient que des sauvages, ils se terraient loin de la civilisation, sans ressources. Ils ne représentaient aucune menace, tout le monde le prenait pour acquis !

Oui, comme tout ashaan, Ravik aurait dû en être bouleversé. Pourtant, il raisonnait froidement. Il se sentait... vide.

— Il y a quelque chose de bizarre chez-moi, murmura-t-il. Je ne suis pas dans mon état normal...

Le regard du jeune homme se reporta sur les nobles végétant à côté d'eux.

— Eux non plus, regarde-les ! ajouta-il. Ils bougent autant que des lézards sous le soleil et sont tout aussi bavards. Haqim, que nous arrive-t-il ? Qu'est-ce que tu ne me dis pas ? Ils nous ont drogués, c'est ça ? Mais réponds-moi, bon sang ! acheva-t-il en frappant la caisse sous lui.

Ce fut l'éclat de trop ; il glissa dans l’obscurité, complètement démuni. Ravik ne reprit ses esprits qu'au contact du sol - celui du chariot - son ami le tenant par les épaules et appelant frénétiquement son nom.

— Ça va, ça va... marmonna le jeune homme.

— Tu dois garder ton calme, évite de t'agiter le temps de te remettre, conseilla Haqim.

— Me remettre... Mais de quoi ? Tu ne parles pas de ce coup sur le crâne, pas vrai ?

Son compagnon eut un léger mouvement de recul et Ravik craignit le pire. Que pouvait-il y avoir d'assez grave pour qu'il rechigne ainsi à aborder le sujet ? Ils étaient des ashaans. Leur peuple disposait d'une psyché incroyablement solide, renforcée par le lien tissé entre les humains et leurs créatures mystiques. Ce lien...

— Belark ? Belark, où est-il ? souffla soudain Ravik.

Le visage de son ami se ferma, prouvant qu'il avait vu juste. Le problème était là : il ne sentait pas la présence du tigre bleu. Chose parfaitement insensée, car toute l'étendue du désert d'Ashaan ne pouvait suffire à l'empêcher de situer son compagnon bestial dans l'espace. Pourtant, là où Belark se manifestait d'ordinaire dans son esprit, il ne sentait qu'un vide.

— Ne me dis pas qu'il est mort ?

— Non, ce n'est pas ça, lâcha Haqim. Enfin, il vivait la dernière fois que je l'ai vu, mais...

— Mais quoi ?

— Les sanmajs tenaient d'étranges dagues, des lames noires comme la cendre. Une fois sortis du manoir, ils ont esquivé les festivités pour foncer vers la ménagerie. Ils m'ont obligé à les suivre. J'ai vu l'un d'eux enfoncer une de ces dagues dans la gemme d'âme d'une créature, et là... C'était comme si la pointe pénétrait une pêche bien mûre. Il n'y avait aucune résistance. Et la pierre s'est désintégrée ! Elle est tombée en poussière sous mes yeux.

— Impossible !

— Je sais, c'était comme un cauchemar. Les sanmajs se sont mis à traquer toutes les créatures sur place pour leur faire subir le même sort.

— Belark ?

— Sa gemme... Ta gemme a été détruite.

Ravik encaissa le coup sans trop savoir quoi en penser. Les gemmes d'âme étaient censées être indestructibles. Le meilleur acier n'y laissait pas la moindre marque. Pourtant, Haqim disait la vérité, il n'en doutait pas. Il le sentait. Sa gemme d'âme en miettes, son lien avec Belark était brisé. Une situation invraisemblable, dont il ne pouvait absolument pas prédire les conséquences.

— Tu m'as l'air moins touché, remarqua-t-il. Ils n'ont pas eu Goliath ?

— Ils n'ont pas réussi à l'immobiliser, expliqua Haqim avec une brève lueur de fierté dans le regard. J'ai pu l'avertir à temps. Grâce à lui, j'ai pu assommer l'un des envahisseurs et m'emparer de son arme, mais ils étaient trop nombreux. Alors...

— Ils l'ont eu. Ils ont tué Goliath, devina Ravik.

La mine sombre, Haqim hocha la tête.

Dans ce domaine, au moins, ils savaient à quoi s'en tenir. Les vies du maître et du compagnon bestial étaient intimement liées. Les ashaans bénéficiaient de la longue espérance de vie des créatures mystiques pour atteindre des âges plus que vénérables - certains ayant vécu près d'un siècle et demi. En contrepartie, le choc induit par la mort de l'un ou l'autre se comparait à un coup de poignard en plein cœur, et il tuait aussi sûrement.

Par bonheur, il y avait une exception : la jeunesse. Avant d'avoir accomplis la cérémonie du lien, le contrecoup était largement moindre. Haqim s'en sortait bien. S'il pouvait se lier rapidement à nouvelle créature mystique, il se remettrait vite.

— Mon père te fournira une créature de valeur, promit Ravik.

— Merci, lâcha Haqim en parvenant à lui adresser un sourire amer. Mais il faut d'abord qu'on rentre chez nous...

Ravik suivit le regard de son ami vers l'arrière du chariot, retombant sur leurs compagnons de route. Les yeux vides, l'un d'eux tapotait continuellement le parquet. Ils vivaient. Pourtant, compte tenu de leur âge, ces hommes avaient forcément complété le lien avec leurs créatures avant la destruction de leurs gemmes. Les choses étaient donc différentes du cas d'Haqim. La jeunesse du jeune Abelam lui épargnait un sort similaire ? Ou devait-il s'attendre à ce que sa santé mentale se détériore ? Qui pouvait répondre à ces questions ?

La réponse à la dernière, au moins, il la connaissait : l'Ordre de la Vérité. Cette organisation gardait précieusement les secrets des gemme d'âme et des rituels associés. Il devait donc rejoindre un temple.

Tandis que Ravik parvenait à cette conclusion, le chariot s'immobilisa brusquement et les deux amis échangèrent un bref regard appréhensif. Les battants du voile furent rabattus à l'arrière et une silhouette massive se dessina dans la clarté soudaine. Des yeux grenat illuminaient son visage comme des étoiles.

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