1.4 La villa Fel (part 1)

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La villa du baron Fel se situait dans la périphérie de Del'Ashaan, à l'extérieur des murs antiques ceignant la cité. Cette position excentrée traduisait la modeste valeur de ses propriétaires, mais n'allait pas sans quelques avantages. Pour commencer, la résidence disposait de jardins plus étendus que ceux des demeures huppées du centre-ville, ce qui facilitait la recherche d'intimité. Ensuite, les patrouilles impériales se montraient moins curieuses. Les Dévots de la Vérité, eux, ne s'aventuraient jamais si loin de leurs quartiers.

Lorsque les deux amis arrivèrent, les lueurs orangées qui teintaient le ciel déclinaient déjà. Haqim était un atout précieux : il savait nouer des relations de manière à se faire inviter à toutes les sauteries mondaines. Le capitaine des gardes locaux s'empressa ainsi de les convier dans la cour.

Des tables de banquet avaient été disposées en U au pied du balcon de la demeure seigneuriale, sous les branches d'une rangée de figuiers. S'y alignaient quantité de fruits : dattes, oranges, pastèques, noix de coco, mangues... En revanche, Ravik aperçut peu de mets sophistiqués, tout juste quelques biscuits. Le plus important était ailleurs, cependant : il repéra avec satisfaction la fontaine à vin qui faisait fureur à Del'Ashaan. Quelques filles peu farouches et la soirée pourrait réellement débuter.

— Belark, tu peux rejoindre la ménagerie, annonça-t-il.

— Va avec lui, Goliath, enchaîna Haqim.

Nonchalamment, les deux créatures mystiques s'en allèrent rejoindre celles des autres invités. Lors de festivités tenues par la noblesse, il convenait de les gâter elles aussi. Bien que la ménagerie du baron Fel mérite à peine ce nom, comparée à celle des Abelam, Belark recevrait une pitance convenable. En tout état de cause, se présenter à une réception sans son compagnon bestial constituait la pire des offenses à son hôte.

Une centaine d'invités avaient précédé les jeunes gens. Les hommes composaient un ensemble uniforme de bleu de cérémonie. En revanche, les robes de leurs compagnes chatoyaient de tout un nuancier de couleurs vives. Ravik et Haqim ne dérogeaient pas à ce code vestimentaire, une règle désuète aux yeux du premier : le temps où les hommes seuls héritaient de la tête d'une Maison était passé depuis des siècles. La moitié de ces femmes dirigeaient leur famille ou y seraient appelées un jour, alors pourquoi n'était-ce pas à elles d'afficher le bleu de cérémonie ?

Attrapant au vol un verre offert par une servante un peu rondelette, le jeune homme s'invita dans cette foule de visages familiers. Ravik se targuait de connaître la Maison de chaque noble de la capitale ashaanide, même s'il eut été bien en peine de nommer plus de la moitié de ceux qui le saluèrent. En revanche, tous connaissaient parfaitement l'héritier de la Maison Abelam.

Se désintéressant vite des civilités, le jeune homme se pencha sur le sujet qui le préoccupait le plus : la gent féminine. Suivis comme son ombre par Haqim, il entreprit d'engager la conversation avec les cibles les plus inspirantes de la soirée. En la matière, Ravik tenait toujours le rôle du provocateur. Il fuyait les demoiselles trop entreprenantes, une prudence vite aquise dans un monde où nul ne connaissait les véritables desseins de son interlocuteur.

Les nobles dames rivalisaient d'ingéniosité pour réhausser leurs atouts et Ravik ne s'arrêtait pas à l'âge dans le choix de ses conquêtes. Certaines femmes mûres, en plus du bénéfice de l'expérience, demeuraient particulièrement attirantes — pour ne pas employer d'autres termes. Si l'écart de génération ne le freinait pas, il prenait tout de même soin d'éviter les épouses et dirigeantes nées, trop sages et guindées. Le plus souvent, il éliminait également celles avec qui il avait déjà pratiqué, par manque de piquant. Au terme de quelques échanges, il prétexta le besoin de se raffraîchir pour s'éloigner du groupe.

— Un peu décevant, glissa le jeune homme à son compagnon en trempant sa coupe dans la fontaine à vin.

— Des invitées peuvent encore se montrer, tempéra Haqim en l'imitant. Et puis n'oublie pas les danseuses.

— Tu sais quand elles doivent se produire ?

Son ami ne répondant pas, Ravik le dévisagea. Haqim fixait l'entrée de la propriété où une nouvelle arrivante se présentait justement. Cette dernière se séparait de son compagnon, un singe doré. Elle portait une robe émeraude qui mettait en valeur la natte flamboyante glissant sur son épaule dénudée. Ravik tressaillit : que venait faire Suli à cette fête ?

— Elle est vraiment magnifique, soupira Haqim.

Le terme convenait assurément, quoique la coupe du vêtement de la belle soit trop sage au goût de Ravik. Le tissu la couvrait jusqu'aux chevilles, sans exhiber ni la poitrine, ni le dos. Lorsque Suli se mit en mouvement, tout s'éclaira cependant : cet ouvrage offrait un autre spectacle, chaque geste de la jeune femme offrait d'admirer ses jambes longilignes. Suli s'invita avec grâce et aisance dans les rangs des nobles, distribuant sourire et révérences. Si elle ne semblait pas avoir remarqué la présence des deux amis jusque-là, cela ne tarderait guère.

Se découvrant incapable de décider de la conduite à tenir, Ravik se mordit la lèvre. C'était lui, le loup dans la bergerie. À lui de faire tourner les têtes. Pourtant, la veille, elle l'avait séduit. Suli lui avait dicté sa musique, elle lui avait fait tourner la tête. Ses yeux l'avaient envoûté, il s'était laissé griser par son parfum sucré, puis avait succombé au goût sucré de sa peau. Cet instant délicieux pouvait-il se prolonger ?

Les œillades insistantes que lui avait adressée la jeune femme à l'Académie lui revinrent à l'esprit et il se pinça machinalement. Non, il ne pouvait pas se laisser ainsi mener par une femme. Il avait d'ailleurs pris la résolution de se tenir à distance d'elle. D'autre part, se pouvait-il vraiment que sa présence à cette soirée ne soit que le fruit du hasard ?

Et pourtant, la tentation subsistait.

— Haqim, on devrait peut-être...

Le jeune homme s'interrompit, de toute façon il ne savait pas comment finir cette phrase. Haqim ne détachait pas son regard de la nouvelle venue. Lui qui, pour une fois, n'avait pas accompagné Ravik lors du banquet où il s'était rapproché de Suli.

— Elle te plaît, pas vrai ? glissa le jeune Abelam.

Haqim sursauta.

— Non, je... c'est juste... Tu sais qu'elle t'a remarqué, à l'Académie, alors tu devrais peut-être lui parler ?

— Allons-bon ! Tu tiens à ce que Jamila me tombe dessus ? C'est toi qui n'as que son nom à la bouche, alors si elle te plait tant que ça, fonce !

Haqim n'avait pas besoin de savoir ce qui s'était passé la veille, après tout. Une fois Suli au bras de son ami, il pourrait profiter sereinement du reste de la soirée. Ce plan semblait parfait, digne de lui, alors pourquoi l'image du couple ainsi formé lui laissait-il un goût si amer ?

— Mais si je ne l'intéresse pas ? se renfrogna Haqim.

Là, par contre, le comportement de son compagnon commençait à l'agacer. Se pouvait-il qu'il ait le béguin à ce point-là ?

— Rappelle-moi combien de filles ont ignoré le beau blond que tu es ? Si elle est venue jusqu'ici, ce n'est certainement pas pour tailler un bout de gras avec les ancêtres qui lui tournent autour en ce moment. Vas-y ! insista le jeune Abelam en poussant carrément son ami vers l'assemblée.

— Je suis sensé rester avec toi. Ton père...

— Tu comptes me tenir compagnie quand je m'éclipserai avec une ou deux danseuses ? s'esclaffa Ravik, jouant à fond la carte du détachement. Je ne quitterai pas la villa sans toi. Juré. Pas cette fois, ajouta-t-il précipitamment.

— Mais elle va peut-être vouloir te parler... glissa encore Haqim.

— Alors, dis-lui que je ne me sentais pas très bien. Je vais faire un tour dans le jardin, le temps que tu lui fasses ton numéro de charme.

Un dernier coup d'œil dans la direction de Suli eut visiblement raison des dernières hésitations — ou du dévouement — de son compagnon, qui acquiesça enfin.

— Attentions aux beaux appolons, lança-t-il en quittant le jeune Abelam.

Il était grand temps que cette conversation se termine. Pendant ce temps, Suli continuait de s'insinuer dans les rangs des nobles avec ses si jolies gambettes... Se secouant, Ravik rejoignit à grandes enjambées le jardin du baron. Il y trouva un petit kiosque contre lequel s'adosser, puis s'avisa qu'il tenait toujours son verre de vin. Le breuvage lui tira une grimace : trop sucré et doté d'une âpreté désagréable. Il ne lui restait plus qu'à espérer une cuvée plus alléchante par la suite, peu probable au demeurant. Décidément, cette fête ne se déroulait pas sous les auspices espérés.

Dissimulé par des arbustes, il voyait à peine la foule. Suli ne le repèrerait pas et si quelqu'un l'avait vu partir, il estimerait simplement que Ravik avait besoin d'être seul. Mais qu'allait-il faire en attendant ?

Haqim, dépêche-toi. Je te laisse jusqu'aux premiers jeux, pas davantage.

Un silence inattendu tomba sur la réception. Scrutant la demeure seigneuriale, Ravik repéra deux individus sur le balcon, vraisemblablement le baron Fel et son invité de marque. Haqim avait parlé d'un Saint, mais impossible de se souvenir du nom. Le souvenir de Saint Abendal, celui qui l'accompagnerait le lendemain, le fit frissonner. Il y avait quelque chose chez cet homme qui lui déplaisait vraiment.

Au discours qui suivit, inintelligible, succéda l'apparition d'un groupe de musiciens qui entreprirent d'accorder leurs instruments. Il était toutefois un peu tôt pour que Ravik se risque à revenir vers la foule. À défaut de rejoindre les festivités, Ravik céda à une inspiration soudaine : il grimpa sur la rambarde et se hissa sur le toit du kiosque. Un jeu d'escalade enfantin qui lui fit le plus grand bien, du moins jusqu'à ce qu'un pan de sa robe reste accroché et se déchire. Le jeune homme jura dans sa barbe. Ainsi débraillé, quelle impression ferait-il en revenant auprès des nobles ?

C'est encore ta faute, Haqim !

Quelques éclats de rires attirèrent son attention et il se mordit la lèvre : avait-on remarqué son manège ? Un tintement dans son dos attira son regard vers une bâtisse demeurée dans l'ombre, à l'écart de la résidence principale. Il devait s'agir des quartiers des serviteurs. Un instant plus tard, une fine colonne d'ombres en émergea, avançant d'un pas leste vers les festivités.

Intrigué, le noble demeura aussi immobile que possible sur son perchoir. Un groupe de femmes aux cheveux nattés et à la tenue assortie s'invita vite dans le halo de clarté prodigué par la villa. Elles passèrent à quelques pas de Ravik sans le voir. Toutes portaient un pantalon ample en toile beige ainsi qu'un haut qui laissant leur bas-ventre découvert, le tout garnis de broderies fines et de clochettes. Une chaînette dorée maintenait sur leur nez un voile opaque. Ces vêtements qui mettaient en exergue de fines et souples silhouettes dissipaient tout doute sur leur identité : les fameuses danseuses entraient en scène !

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