42. La douleur du partir

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Arthur

Je regarde à nouveau ma montre. A cette heure-ci, Julia doit être en train d’embarquer dans l’avion.

- Si tu appelles et que tu déclenches une alerte à la bombe, tu pourrais encore arriver à lui voler un dernier baiser si tu te dépêches.

Je suis à deux doigts de le faire tellement je n’ai pas envie qu’elle parte. Mon esprit torturé est en train d’imaginer mille scénarios, jusqu’à demander au Général Ankhov de ne pas autoriser les avions à voler pour retenir la femme que j’aime et dont je vais être séparé. Ma petite voix n’est pas en reste d’ailleurs pour me suggérer des scénarios tous plus farfelus les uns que les autres, mais je résiste à toutes ces tentations car je sais, au fond de moi, que cet éloignement est inévitable.

- Tu es parti pour des mois à galérer, Tutur, je te le garantis. Tu ne sais même pas quand tu vas la revoir, ta chérie.

C’est vrai que je n’ai aucune idée de quand nous pourrons nous revoir. Il faudrait que je pense à organiser mon départ de Silvanie et que j’organise ma succession à la tête de la mission, mais, pour l’instant, je ne suis pas prêt mentalement à abandonner les miens. Le travail n’est pas terminé et, si je partais maintenant, je ne pourrais plus jamais me regarder dans une glace. Je serais peut-être avec la femme que j’aime, mais j’aurais tellement honte de mon abandon que je pense que je serais pire qu’une loque dont elle se désintéresserait vite.

Je sais en tous cas qu’elle va être sur la base pendant six mois. Cela me laisse donc un peu de temps pour organiser au moins un retour en France pour quelques semaines de vacances qui seront bien méritées. Souvent, les expatriés gardent ces jours de récupération pour faciliter leur retour en France. Je pense que je serai dans l’incapacité d’attendre et, en analysant de manière raisonnable les choses, je crois que d’ici un mois, deux au grand maximum, je devrais pouvoir m’organiser pour venir passer quinze jours en France.

- Et tu crois que ta sœur va te laisser rentrer en France sans t’accaparer ?

Il faudra bien, sinon mon cœur n’y survivra pas. Mais l’autre grande question, c’est comment Julia va vivre cette séparation. Loin des yeux, loin du cœur. Je crois en tout ce qu’elle m’a dit, mais j’ai entendu trop d'histoires de collègues qui étaient heureux, avaient une famille, des enfants même, et qui se sont séparés lors d’une mission un peu longue. L’éloignement crée des rifts que les sentiments ne suffisent parfois pas à combler. Perdu dans mes pensées, je ne vois pas Lorena qui me rentre dedans alors que je sors de la tente où je viens de laisser Lila.

- Oh, désolé Lorena, je ne t’avais pas vue. Que se passe-t-il ? Tu as besoin de moi ?

- Ouch ! Ça fait mal, ça, Arthur ! me répond-elle en se massant le menton dans lequel j’ai foncé tête baissée. Oui, on a un souci. Il y a deux familles qui se disputent pour l’emplacement de leur tente. La famille Nebou pense que Monsieur et Madame Zdek ont profité de la nuit pour bouger leur tente et ainsi empiéter sur leur espace. Il faut que tu viennes trancher la question, sinon ça va finir en pugilat !

Et voilà comment le quotidien me reprend et me ramène à la réalité de mes responsabilités dans le camp. Je suis Lorena qui court presque pour rejoindre l’endroit d’où proviennent des cris et des menaces. Il est trop tard maintenant de toute façon, Julia est dans l’avion qui est peut-être en train de nous survoler. Je lève les yeux au ciel de manière irrationnelle pour chercher à le voir.

- Arthur, arrête de rêver. On a besoin de toi sur Terre, me tance Lorena qui a pris beaucoup en confiance depuis le début de la mission.

- Oui, oui, allons voir cette invasion de tente et régler le problème. Je suis là, avec toi sur le plancher des vaches, promis.

- Les vaches ? Elles sont à l’étable ! Arrête de dire n’importe quoi !

Je ris à l’expression que Lorena n’a pas comprise et lui explique, puis m’occupe des deux familles. Écoutant les conseils de la jeune femme, je fais déménager le couple d’envahisseurs sur un autre emplacement un peu plus à l’écart et cela m’occupe l’esprit pendant un bon petit moment.

Je retourne ensuite vers le bâtiment principal pour aller discuter d’approvisionnement avec Snow. Nouveau regard à ma montre. Julia est toujours en vol, normalement. Toujours en train de s’éloigner comme elle le fait depuis son départ. C’était un moment que je n’oublierai jamais. Un sentiment d’inéluctabilité, de finalité difficile à vivre. J’ai eu du mal à retenir mes larmes quand elle a fait son câlin à Lila qui lui a promis de lui faire des dessins. Je ne les ai pas du tout retenues quand elle est venue se blottir dans mes bras, sa joue contre mon torse. En repassant devant l’endroit où nous nous sommes quittés, je me refais la scène dans ma tête.

- Oh Julia, je ne t’enverrai pas forcément de dessin, moi, lui ai-je dit, mais je peux t’assurer que je vais penser à toi à tous les instants.

- J’espère bien, a-t-elle ri en me serrant plus fort. Je compte sur toi pour recevoir des mails, des nouvelles de tout le monde et des photos, du camp, des gens, et peut-être même quelques photos coquines ?

Je n’ai pu m’empêcher de rougir à cette évocation, c’est quelque chose qui m’excite énormément. Avec mon ex, on le faisait souvent pendant ses voyages internationaux.

- Tout ce que tu veux, ma chérie. Je ferai de mon mieux pour que tu aies l’impression de vivre avec nous, même si tu es loin.

- On fait ça. Je t’envoie un mail dès mon arrivée.

- Avec combien de photos coquines ? ai-je ri.

J’ai alors remarqué que ses magnifiques yeux brillaient et j’ai eu l’impression qu’elle était prête à pleurer. Mon cœur n’y a pas résisté et je ne suis pas parvenu à retenir mes larmes que Julia a essuyées de la main, tout en déposant de petits bisous sur mes joues humides.

- Désolé, on avait dit pas de larmes, mais ça, c’est une chose que je n’arrive pas à faire, ma chérie. Tu vas tant me manquer.

- Tu vas me manquer aussi, Beau Bûcheron. Je ne te promets pas les photos dès le premier mail, mais compte sur moi pour tout faire pour te passer l’envie de reluquer Nathalie ou je ne sais qui d’autre. Je t’aime, Arthur.

- Moi aussi je t’aime. Je n’ai pas envie de te laisser partir, si ça ne tenait qu’à moi, jamais je ne te libérerais de cette étreinte.

- Oui, ben les tourtereaux, vous êtes mignons, mais moi j’aimerais enfin devenir le maître des lieux ! s’est esclaffé Snow en venant s’incruster dans notre câlin. Ne t’inquiète pas, Tutur, Ju ne t’oubliera pas. Et toi, Ju, pas de panique, je surveille le Bûcheron et je veillerai sur lui.

- Oh Snow, tu abuses, là. Laisse-nous profiter de notre dernier câlin, voyons ! me suis-je emporté sous son sourire goguenard.

- Non, non, elle a un avion à prendre, la Lieutenant, et c’est dans mes responsabilités maintenant de m’assurer que tout roule ! Finis les passe-droits avec moi. Tu pourras me faire tous les câlins que tu veux, je suis incorruptible !

- Snow, cinq minutes, encore, s’il te plait ? ai-je plaidé, les yeux suppliants.

- Les au revoir, c’est comme un pansement, Zrinkak, faut tirer d’un coup. Ça pique, mais au moins ça évite les yeux bouffis et les joues humides ! Enfin… La barbe dans ton cas.

- Une minute alors ? S’il te plaît, Lieutenant Snow ? lui a demandé Julia en lui plantant un bruyant baiser sur la joue.

- Ah, si on me prend par les sentiments, d’accord. Vous vous faites un gros bisou, pas devant les enfants, et on y va. Allez ! On ne traîne pas !

Nous nous sommes alors échangé un dernier baiser qui a duré une éternité. Ou alors il n’a duré qu’un instant. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Ce dont je me souviens, c’est qu’un instant, elle était là dans mes bras et que le suivant, elle était dans le PVP à me faire signe derrière la vitre. A nous faire signe, car Lila avait rejoint mes bras. Nous avons regardé partir la grosse majorité de la troupe à la suite du PVP de la Lieutenant. Le convoi a été accompagné de coups de feu en l’air de la part des nouveaux soldats vite réprimandés par Snow. J’ai ces images incrustées dans ma tête à tout jamais, je pense.

Je rejoins Snow à l’étage et ça me fait tout bizarre de le voir sortir des quartiers de Julia. Je me demande si elle lui a laissé la collection de DVD pornos de son prédécesseur avec un petit mot ou pas.

- Tu fais quoi chez Julia ? demandé-je en essayant de rire de la situation.

- Tu connais les squatteurs ? J’ai décidé de m’installer dans les beaux draps fleuris à mon tour. Beaucoup plus cool que de dormir entassé avec les autres.

- Oui, et puis, il paraît que le système de divertissement est particulièrement riche, rigolé-je en jetant à nouveau un coup d'œil à ma montre.

- Mais oui ! Sérieux, t’as vu ça ? Je suis sûr que Mirallès a dû se péter la queue à force de se tripoter, ricane-t-il. Quel pervers, ce mec, il n’a pas dû en branler une. Enfin… Si, juste une quoi, pour le reste, vu dans quel état était le camp quand on est arrivé…

- Oui, mais je crois que le camp est entre de bonnes mains, maintenant. Ça te fait quoi d’être le chef, désormais ? Tu prends pas la grosse tête ? Sinon, vu l’heure, je crois que Julia vient d’atterrir et est encore à l’aéroport. Je peux l’appeler pour lui dire de revenir tout de suite.

- Oh arrête, le pleurnichard ! Laisse-la respirer cinq minutes, ta gonzesse ! T’inquiète pas, elle est accrochée à toi comme une moule à son rocher !

- J’avoue que je suis un peu inquiet, oui, même si je lui fais confiance. Une nana comme elle, elle peut avoir n’importe quel mec à ses pieds. Des fois, je me demande ce qu’elle me trouve.

- Moi aussi, Arthur, je me demande ce qu’elle te trouve alors qu’elle avait un mec comme moi à proximité. Tu as dû mettre un truc dans ses boissons, c’est pas possible, rit-il en me faisant un clin d'œil. Tu es venu pour le boulot ou juste pour pleurnicher ?

- Pour travailler, vu ton empathie, je crois que je vais pleurnicher chez moi, tout seul, abandonné de tous.

- Oh ça va, le Bûcheron ! Tu veux des pornos pour te consoler ? Je veux bien te laisser ma chambre une heure par jour si tu me promets que tu sauras viser dans un mouchoir.

- Ça ira. Par contre, il faut que tu voies avec ton Colonel. On a une livraison de tentes et de fournitures qui arrive par le prochain avion. Si tu peux t’assurer que tout est livré vite et bien, ce serait cool. Julia m’a habitué à de la réactivité et du professionnalisme. Alors j’espère que le Dieu grec qui la remplace sera à la hauteur !

- Compte sur moi, Zrinkak, mais sois un peu patient. Si tu me mets trop la pression, je vais passer mon temps à appeler Julia pour savoir comment faire, et tu l’auras moins pour toi.

- Le seul moyen qu’elle a trouvé pour diminuer la pression, c’est de coucher avec moi, te voilà prévenu. Sois efficace, sinon, ça va être compliqué pour toi !

Il m’assène un coup de poing gentil dans l’épaule avant de me dire qu’il va s’occuper de tout. Je retourne alors à ma tente, content que le quotidien reprenne le dessus sur la douleur de la séparation. J’espère avoir rapidement des nouvelles de Julia qui doit être en train de sortir de l’aéroport si tout s’est bien passé. En attendant de recevoir un appel ou un mail, je chantonne dans ma tête la chanson de Jean Ferrat, Aimer à perdre la raison, dont les paroles résonnent en moi comme jamais avant : “Et ne connaître de saisons que par la douleur du partir, aimer à perdre la raison.”

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