35. Discussion au sommet

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Julia

Je rentre en France.

Quant à vous, Lieutenant, vous avez la chance de pouvoir retourner en France dès la semaine prochaine. Un repos bien mérité après toutes ces émotions, n’est-ce pas ?

Je t’en foutrais, moi, du repos bien mérité. Je savais qu’à force de l’ouvrir, j’en paierais les conséquences, mais j’espérais qu’il ne soit pas assez fourbe pour nous séparer Mathias et moi. Une grande partie de moi s’en doutait, même si un infime espoir persistait. Je rentre en France. Je vais retrouver ma famille et laisser ma seconde famille ici. Snow va rester en Silvanie par ma faute, comment vais-je pouvoir me regarder dans un miroir après ça ? Il va prendre des risques pendant que je serai en sécurité chez moi, ça me tue. Et Arthur ? Et Lila ? Je ne serai pas là pour les protéger si besoin, et ils ne seront pas là pour me faire tout oublier. Je ne veux pas être séparée d’eux, je ne peux pas l’être. Pas après ces mois passés ici, pas après tout ce que nous avons vécu, pas alors qu’ils sont dans un pays en guerre. C’est au-dessus de mes forces.

Il est ravi de son petit effet en plus, ce con. Il arbore le genre de sourire que je hais. Fourbe, calculateur, satisfait. Celui qui dit “tu vois, tu as voulu me faire chier, tu en paies le prix”. La note est salée et je lutte pour ne pas retourner cette table et l’envoyer promener comme jamais je n’aurais osé le faire jusqu’à présent à l’un de mes supérieurs.

Je rentre en France et tout ce que j’ai en tête, là, c’est que je n’en ai pas envie. Tout ce que je me dis, c’est que je ne veux pas vivre ce grand dîner de retrouvailles chez mes parents alors que je serai plus seule que jamais. Tout ce à quoi je pense, c’est que j’aurais aimé qu’il ait lieu dans six mois, que j’aurais aimé dire à ma mère que je viens accompagnée, que j’aurais aimé leur présenter Arthur.

Je rentre en France. Et Snow reste ici. Après nos missions, il est le seul avec qui je passe du temps, le seul qui me comprenne et me change les idées. Eva s’enferme avec son mari, Myriam passe ses journées à chasser du mâle, et moi je m’enferme chez moi jusqu’à ce que Mathias débarque et me sorte de force pour aller passer quelques jours à la mer. Il est mon rocher, mon point d’ancrage à la réalité, et il va rester là par ma faute.

- Ça se passe tellement bien qu’on éjecte la responsable du camp. C’est quoi le problème ? C’est parce que je suis une femme ? Ça vous dérange que les lauriers retombent sur une nana plutôt que sur un homme ?

Je sais pertinemment que ce n’est pas ça, mais je n’ai rien d’autre à dire. Je voudrais ne pas m’être levée ce matin, que la petite étincelle d’espoir soit encore présente, parce que maintenant que je sais que c’est mort, j’ai juste envie de l’envoyer chier et d’aller m’enfermer avec Arthur dans mes quartiers jusqu’à mon départ. Et de partir avec Snow, Lila et lui dans ma valise. Putain, je me sens plus seule que jamais à cet instant.

- Bien sûr que non, et vous le savez très bien Lieutenant. Je pense que vous méritez largement de rentrer chez vous. Et en sachant le Lieutenant Snow à votre poste, vous serez plus sereine.

- Bien sûr. Parfait… Autre chose, Colonel ? lui demandé-je, pressée d’en finir avec cet échange.

- Oui, j’ai demandé à ce que vous ayez une promotion pour vos excellents résultats sur cette mission. C’est en bonne voie, Lieutenant ! Je vous félicite vraiment, vous allez pouvoir célébrer ça !

- J’y penserai, merci Monsieur.

- Elle va pouvoir bientôt prendre votre place, alors, Colonel, intervient mon Bûcheron. Vous devez être proche de la retraite, vous. Toutes vos manigances, ça use, non ?

- Il y a plusieurs grades avant de monter Colonel, Monsieur Zrinkak, lui répond Germain, imperturbable. Mais je ne doute pas que la Lieutenant saura continuer à prendre du galon, elle en a le potentiel.

- Pourquoi vous avez cassé leur équipe ? C’était pas clair qu’ils voulaient rester tous les deux ici ? continue Arthur, visiblement pas limité comme je le suis par la hiérarchie militaire.

- Ce n’est pas moi qui décide, Monsieur Zrinkak. Je ne fais que donner un avis. Et si vous voulez mon opinion, parfois, c’est bien aussi de changer un peu ses habitudes. Le Lieutenant Snow a des compétences, mais il lui faut l’espace pour les mettre en valeur. Avec tout mon respect, Lieutenant Vidal, vous avez du caractère et du charisme, peut-être que ça étouffe un peu Snow.

- Mon Colonel, jamais la Lieutenant ne m’a fait me sentir étouffé. Au contraire, j’ai pu l’assister dans toutes ses décisions. Je vous remercie en tous cas pour votre confiance et j’essaierai de mener la mission qui m’est confiée de manière digne et compétente.

- Je ne doute pas que tu t’en sortiras très bien, Mathias. Toutes mes félicitations. Et je suis désolée de t’avoir poussé à rester alors qu’au final je me retrouve expédiée au pays. Colonel, je vous prie de m’excuser, mais j’ai des choses à faire, dis-je en me levant pour me mettre au garde à vous.

Foutu pourri corrompu. Je n’attends même pas qu’il me salue ou m’autorise à sortir et je prends la poudre d’escampette avant de devenir malpolie. Je veux bien entendre que j’ai du caractère ou tout ce qu’il veut, mais je n’ai pas l’impression d’avoir été un frein à l’expression de Snow. Encore un con dans son bureau qui juge sur des “on dit” ou sur une impression qui n’a rien de justifiée.

Je dévale les escaliers et sors rapidement en me demandant où je vais bien pouvoir me réfugier pour pouvoir être tranquille durant le moment qui me sera nécessaire pour digérer cette nouvelle, et finis par rejoindre la réserve d’armes pour récupérer de quoi aller me défouler. Je demande au soldat présent à la grille d’avertir Snow discrètement que je sors, et le remets à sa place lorsqu’il me suggère de ne pas sortir seule.

Je passe une partie de l’après-midi au champ d’entraînement et vois défiler mes hommes par petites équipes. Aucun ne vient m’enquiquiner alors que je fais quelques séances de tir, méritant largement mon surnom de Lucky Luke, jusqu’à ce que j’entende quelqu’un se racler la gorge à mes côtés alors que je me suis réfugiée un peu plus loin dans la forêt.

- Tu n’es pas venu tout seul, rassure-moi ? Enfin, j’espère qu’il n’y a pas toute une équipe venue me récupérer, mais tu n’as pas pris ce risque ?

- Non, je n’avais pas envie de me faire engueuler par la cheffe du camp, elle a un foutu caractère, tu sais ? Je peux m’asseoir ou tu comptes encore jouer ta solitaire longtemps ?

- Tu peux t’asseoir, soupiré-je en jetant un œil à mon Bûcheron. Désolée, j’avais littéralement envie de fracasser le Colonel, il fallait que je sorte de là.

- Ouais, ils ont tout fait pour te casser, là. Je suis désolé, Julia. Je n’ai pas envie que tu partes. Tu crois que tu peux faire appel ?

- On ne discute pas les ordres… Je n’ai pas le choix mais au moins, Snow sera là pour veiller sur vous.

- Tu veux aussi qu’il me fournisse les mêmes services que ceux que tu me fournis actuellement ? me demande-t-il, visiblement ému mais cherchant à le cacher sous de l’humour.

- Je veux juste que vous en sortiez tous vivants, parce que je ne supporterais pas de perdre l’un d’entre vous, murmuré-je en posant ma tête sur son épaule. Je m’en veux tellement, Mat’ reste à cause de moi et… Tu vas me prendre pour une sentimentale ridicule, mais six mois loin de toi ? Ça me paraît insurmontable…

- Je ne sais pas comment on va faire, Julia. Déjà une journée sans toi, je ne l’imagine pas. Je devrais peut-être te demander en mariage ? Ils ne nous sépareraient pas alors, si ?

- Ça ne changerait rien, ris-je. Et si tu pouvais éviter la demande en mariage pour de mauvaises raisons, je préférerais, honnêtement.

- Oui, je sais, j’abuse, Julia. Je ne sais même pas si je suis fait pour le mariage, mais si c’est le cas, je t’assure que c’est avec toi que je veux faire ma vie ! Mais là, l’urgence, c’est de trouver la solution pour te faire rester. Peut-être qu’à l’ONG, ils peuvent en parler au ministère ? Oh Julia, tu ne peux pas partir comme ça !

- Arthur, il va falloir te faire à l’idée… Je doute qu’on puisse faire quoi que ce soit, à part profiter jusqu’à mon départ.

- Ça va arriver vite, Julia. La semaine prochaine, c’est ça ?

- Oui… Ça va passer vite aussi, six mois, non ? Ceux-là sont passés à une vitesse folle, en tous cas, dis-je en glissant ma main dans la sienne. Si seulement j’avais moins fait la maligne avec le Colonel, bon sang.

- Ça n'aurait rien changé, tu sais. Si, peut-être que Snow serait reparti avec toi. Le pauvre. Il voulait te parler et te voir aussi, tu sais. Pour te dire que tu n’as rien à te reprocher, mais il voulait nous laisser notre intimité. C’est vraiment un chic type.

- Je ne m’entoure que des meilleurs, Monsieur Zrinkak, souris-je. Tu as raison, c’est quelqu’un de bien, il n’a fait sa demande que pour rester avec moi, et au final il est coincé là, loin de Justine par ma faute. Tu parles si je n’ai rien à me reprocher…

- Ouais, Justine, au moins, je peux la faire revenir. Elle m’a envoyé un mail dans ce sens. Elle a quitté sa Pauline pour Snow. Mais ça m’énerve de ne pas pouvoir faire pareil avec toi.

- Hum… Et toi ? Tu ne pourrais pas rentrer plus tôt ? Parce que moi, j’ai envie de te kidnapper pour te ramener avec moi. Je sais que c’est égoïste, mais…

- Il faut le temps de trouver un remplaçant, mais je pourrais rentrer plus vite, oui. J’aurais un peu l’impression d’abandonner les miens, mais je ne vois pas d’autre solution.

- Tu as raison… On est ridicules, marmonné-je. Six mois, c’est rien dans une vie. On a quitté nos proches et on tient le coup, y a pas de raison pour que ça ne soit pas le cas aussi. On est en vase clos ou presque depuis le début, normal que ça nous paraisse insurmontable, mais y a pas de raison pour que ce soit si compliqué.

- Pas de raison, en effet. Mais, dès ce soir, j’envoie un message à mon chef pour lui dire que j’ai le mal du pays. J’espère qu’ils pourront me remplacer rapidement.

- T’es sérieux ? Réfléchis bien, Arthur, je ne voudrais pas que tu regrettes cette décision.

- C’est toi que je vais regretter toute ma vie, si je te perds, ma chérie, toi, toi, toi !

Je l’observe un moment, un sourire en coin aux lèvres, avant de regarder autour de nous pour constater que mes hommes sont suffisamment loin et occupés sur le parcours. Je pose mes lèvres sur les siennes et l’embrasse tendrement en me pressant contre lui, à la recherche de ce contact qui me manque dès que nous nous éloignons. Il caille et nous sommes emmitouflés dans nos manteaux, mais le simple fait de le sentir me serrer contre lui me fait un bien fou.

- Me perdre ? Ce n’est pas au programme.

- Alors, il y a quoi au programme ? me demande-t-il un air mutin sur son visage barbu.

- Dépérir en attendant ton retour en France ? ris-je. Survivre à des repas de famille, des journées sur la base, des incitations de Myriam à sortir pour se trouver un mec pour la nuit, tout ça, tout ça.

- Un mec pour la nuit ? gronde-t-il. Tu vas vraiment la suivre pour ça ?

- Ça dépend… On part sur de l’exclusif, toi et moi ? J’ai pas souvenir qu’on ait abordé grand-chose d’autre que des orgasmes à la pelle et des je t’aime. Ce qui, en soit, est déjà plus que pas mal.

- Julia, ce n’est pas moi qui vais avoir l’occasion de sortir et me trouver une nana chaque soir, continue-t-il, visiblement inquiet. Moi, je sais que ce qu’on vit ensemble, je ne l’ai jamais connu. Je ne veux d’aucune autre femme. Mais je ne veux pas t’imposer non plus quoi que ce soit. Je n’en ai pas le droit.

- Tant mieux, parce qu’en dehors de l’armée, je déteste qu’on m’impose quoi que ce soit. Mais je suis pour l’exclusivité, ça tu peux me croire. Un Vidal est fidèle, et je n’ai besoin que de toi, Zrinkak.

- Alors, on va réussir Julia. Comme tout ce qu’on a entrepris ensemble. On va s’attendre et se retrouver. Juste un mauvais moment à passer.

- Y a plutôt intérêt, Beau Bûcheron, souris-je en nichant mon nez dans son cou. Et on va profiter avant mon départ, j’espère.

- Oui, profitons de chaque instant qu’il nous reste. Je suis sûr que l’on trouvera une solution rapidement. Notre amour est trop beau pour s’arrêter ainsi.

- Quel romantique tu fais !

J’espère qu’il a raison et j’y crois. Six mois, c’est à la fois tellement peu et tellement long. Sans compter que plane au-dessus de nos têtes cette guerre qui, si elle semble s’être calmée, n’est pour autant pas officiellement terminée. Et puis, qui sait, peut-être que dans six mois, j’aurais déjà été redéployée ailleurs ou serai à quelques jours de partir. Mais je me garde bien de lui dire, parce que j’ai envie qu’il croie en nous aussi fort que moi j’y crois.

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