01. Saumon sauce grimace

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Julia

Je m’installe à table aux côtés d’Arthur, silencieuse. Pas vraiment mon habitude, mais ce Victor me déstabilise et me ferait presque flipper. Ce type porte sur lui toute sa perversité, et sa façon claire et dégueulasse d’affirmer qu’il est au courant de tout me donne envie de vomir. Des menaces à peine voilées, des propositions indécentes sous couvert d’humour, tout ce que je déteste, somme toute.

La table est dressée, comme tout ici, de telle sorte que la richesse domine tout autre sentiment ou presque. Quatre verres en cristal, autant de couteaux et de fourchettes qui doivent être l’argenterie personnelle du Président puisqu’y trônent ses initiales. Le pain est même déposé sur une assiette individuelle dont les rebords semblent dessinés à l’or. Tout est au millimètre près, chaque chose bien à sa place. Du tape à l'œil, encore et toujours, et la seule chose à laquelle je pense, durant un moment, c’est que le couteau principal me semble assez pointu pour crever l’un des yeux du Président qui semble fasciné par la naissance de ma poitrine. Mon treillis me manque atrocement à cet instant, tout comme mon arme. Mon cerveau vrille et s’imagine déjà lui coller quelques balles bien placées pour le faire agoniser, avant de m’en prendre à tous ceux qui sont dans ce Palais ou presque. Je crois qu’il va falloir que je consulte un psy en rentrant à la maison, j’ai des bouffées de violence que je peine à contrôler en présence de ce type imbuvable. Si je rentre, et ça, ce n’est absolument pas gagné.

Je jette un œil à Arthur qui semble tout aussi mal à l’aise que moi.

- Monsieur le Président ? dis-je finalement alors qu’une de ses phrases me tourne en tête. Pourquoi pensez-vous que c’est insensé d’avoir accompagné Arthur, au juste ? Il est invité, je ne vois pas en quoi c’est courageux.

- Ah, ma chère Julia, appelez-moi donc Victor, voyons ! Pas de chichi entre nous, c’est comme ça que vous dites, en français, n’est-ce pas ?

- C’est comme cela oui, mais on ne passe pas aux prénoms lorsqu’on se connaît depuis quelques minutes, chez-nous, dis-je le plus amicalement possible.

- Eh bien, moi, je vous appellerai Julia et j’exige que vous vous adaptiez à nos coutumes. Ce sera donc Victor, dit-il de manière autoritaire, laissant traîner la fin de sa phrase dans un silence gêné des autres convives.

Ni la ministre de la Défense, ni le Général n’osent le contredire et je constate qu’Arthur se retient d’intervenir, mais qu’il bout intérieurement. J’hésite à insister sur la vraie question qui me tient à cœur.

- Très bien, si vous préférez la familiarité à la marque de respect, Victor, ainsi soit-il. Je vous tutoie aussi ou nous restons au “vous” ?

- J’aime bien quand vous me vouvoyez, charmante Julia, dit-il en matant encore mes seins. Cela crée une distance que je meurs d’envie de combler. Vous me plaisez beaucoup, je ne vois pas ce que vous trouvez à cet homme que vous accompagnez. Vous voulez savoir en quoi vous êtes insensée ? Parce que vous êtes, pour l’instant, avec le mauvais Silvanien, laissez-moi vous le dire, et vous le prouver prochainement j’espère. Cela répond-il à votre curiosité ou bien souhaitez-vous que je vienne vous expliquer les choses de manière plus personnalisée ?

Le ton est mielleux, obséquieux même, et tellement faux. Il est clair qu’il a envie de me voir dans son lit et que ses insinuations sont sa façon à lui d’essayer de me charmer.

- Je vous souhaite bon courage pour réussir à me prouver ça alors, Victor, dis-je en glissant ma main sur la nuque d’Arthur en souriant. Je ne doute pas de vos qualités, mais je suis totalement sous le charme de l’Humanitaire.

Je sais que je joue doublement avec le feu, là. Un combat de coqs en plus d’une guerre de pouvoir ? Cela peut être risqué, mais il va s’acharner à essayer de me charmer et peut-être faire une erreur ou deux au passage.

- Julia, vous êtes joueuse, j’aime ça. Quant à vous, Arthur, profitez bien de ces quelques instants avec cette jolie femme, car ils risquent de s’achever prochainement. Enfin, n’abimez pas trop la marchandise, ajoute-t-il s’amusant de l’air offusqué que je n’ai pas réussi à masquer, avant de reprendre comme si de rien n’était. Je manque à toutes mes obligations en tous cas. Nous n’avons pas à boire !

Il tape alors des mains et, comme dans les films, des serveurs sortent des alcôves où ils étaient dissimulés et viennent nous proposer du vin. Je note que nous avons chacun notre bouteille, mais Arthur décline poliment alors que je laisse mon verre être rempli. Son silence m’interroge et je me dis qu’il doit vraiment être dans un état d’agacement avancé pour ne pas intervenir avec la légèreté qu’il a toujours. Il n’arrive même plus à jouer le jeu, ce que je peux évidemment comprendre.

- Mon cher Arthur, reprend le Président, comment se passe votre mission ? Vous arrivez à ne pas être trop distrait par la ravissante créature à vos côtés ? Je me demande pourquoi vous avez tenu à la présenter comme votre chargée de communication. Vous pensiez nos services de renseignement si mauvais que ça ?

- Vous savez, dis-je en me penchant sur la table, verre levé, un sourire factice aux lèvres, il faut savoir mettre de côté ses émotions et, vu la pauvreté du peuple, c’est assez facile. Nous sommes ravis de pouvoir en échanger avec vous ce soir, d’ailleurs. Trinquons à l’importance que vous accordez à notre humble campement, vous voulez ?

Arthur me lance un regard énervé que j’ignore car je ne quitte pas des yeux le Président qui a l’air d’apprécier ce manque d’attention de ma part pour celui qui était sa première cible avec son invitation au Palais.

- Votre campement n’a aucune espèce d’importance, Julia. Je ne sais pas ce qui me retient de faire bombarder ce nid à espions et à rebelles, d’ailleurs. Général Ankhov, vous êtes bien en position ?

- Oui, Président. Tout est prêt. Nous attendons vos ordres.

Je masque au mieux ma réaction en comprenant ce que cet enfoiré vient de lâcher. Ses yeux ne quittent pas les miens alors qu’il avale une gorgée de son vin, et je me dis que nous avons vraiment merdé en venant ici. Ce type est complètement cinglé et mon ventre se serre en pensant à mes hommes et aux réfugiés sur le camp.

- Très bien, vous voyez Julia ? Je suis vraiment content de vous savoir ici avec nous plutôt que là-bas. On est tellement plus en sûreté ici que dans les montagnes. Quelle plaie, tous ces attentats terroristes et ces bombes perdues ! fait-il semblant de se lamenter.

- Vous ne pouvez pas faire ça, rugit alors Arthur qui n’arrive plus à se contenir et se dresse en pointant son doigt menaçant vers la brute qui dirige ce pays. Laissez les réfugiés tranquilles, je suis là, c’est ce que vous vouliez, non ? Pas besoin de menacer ces innocents !

- Je menace bien qui je veux, mon cher Arthur. Et vous savez que ce n’est pas poli de montrer du doigt son hôte ? En tous cas, ce repas est très divertissant. Cela fait longtemps que je ne m’étais pas autant amusé. Madame Ferdic, quelle bonne idée nous avons eue d’inviter à notre table ces jeunes gens tout mignons. Je revis ! Rasseyez-vous Arthur ou bien cette visite se terminera pour vous plus rapidement que nécessaire. Personne ne veut ça, n’est-ce pas ?

- Est-ce que vous avez conscience que bombarber un campement de l’ONU va assurément vous causer des ennuis, Victor ? dis-je en posant fermement ma main sur l’avant-bras d’Arthur pour l’inciter à se rasseoir. Les moyens d’une armée ne sont pas les mêmes que ceux de quelques milliers de rebelles…

- Oh, Julia, vous êtes adorable, rit-il en faisant un signe pour qu’on vienne nous apporter l’entrée. Je ne vais bombarder personne, je vous fais juste comprendre les enjeux de cette visite afin que vous n’ayez pas de mauvaises idées qui viennent compromettre les efforts que je fais à maintenir l’ordre et la paix dans ce pays. Vous êtes mes invités et je n’aimerais pas que vous écourtiez votre séjour si l’envie vous prenait. Avec le fils de la Salope de Gitane parmi nous, les équilibres sont en train de se reformer, continue-t-il alors que du saumon fumé est amené par les serveurs toujours zélés. Je crois que nous sommes tous d’accord, personne ne voudrait qu’il arrive quelque chose à nos chers réfugiés aidés par cette noble ONG où travaille ce cher Arthur, et protégés par vos courageux hommes. Ah, comme c’est étrange, comme le destin parfois ne tient qu’à un fil. Ou deux.

Arthur s’est à nouveau assis et observe le Président, assez incrédule. L’homme est dingue, c’est clair. Il nous tient sous sa coupe, il veut diriger notre destinée et semble pour l’instant avoir toutes les cartes en main. Il va nous falloir nous montrer patients si on veut rééquilibrer un peu le jeu fou dans lequel il nous entraîne. La jouer fine est le maître mot. Abattre ses cartes gentiment, mais surtout au bon moment, est essentiel.

- Je comprends que le pouvoir vous plaise, croyez-moi. Il n’y a rien de plus jouissif que d’avoir des hommes à sa botte et le pouvoir de leur faire faire tout ce que vous voulez, souris-je, faussement compréhensive. Soyons honnêtes, Victor, je vous en prie. A quoi bon tourner autour du pot ? Qu’attendez-vous d’Arthur ? Quel est l’objectif de cette rencontre ?

- Ah mais l’objectif est clair, ma belle Julia. Dès que j’ai appris que vous alliez vous joindre à nous, j’ai souhaité faire votre connaissance ! Je compte bien vous découvrir de manière plus intime un peu plus tard, assène-t-il en dévoilant son sourire carnassier. Quant à Arthur, mon ami, mon frère même, il est ici comme…

Il fait mine de chercher ses mots alors que je déglutis péniblement en réfléchissant déjà à toute allure à comment je vais pouvoir me sortir du tête-à-tête qu’il semble me promettre. Ce fou est heureux de l’effet que son silence produit sur son auditoire, heureux de nous savoir tous dans l’attente de ses prochains mots, mais il déchante rapidement quand justement le concerné finit sa phrase pour lui.

- Caution, garantie. Vous croyez vraiment que ma mère va arrêter ses actions pour me préserver alors qu’elle a abandonné toute sa famille quand j’avais dix ans ? Mais vous êtes fou, Président Lichtin ! Vraiment plus fou que je ne le croyais déjà !

Le rictus de Victor Lichtin se fige et je constate que mon Bûcheron a réussi à lui faire perdre sa bonhomie et sa bonne humeur. Si ce n’était pas aussi dangereux, ça en serait presque jouissif de le voir essayer de rester calme et prendre ainsi sur lui, juste à cause de quelques mots qui évoquent sa folie.

- Pardonnez Arthur, Victor. Sa plus grande qualité est aussi son plus gros défaut, souris-je poliment en pressant doucement la cuisse de mon partenaire. Quand on vit tout avec passion, on s’emporte facilement. Mais il n’a pas vraiment tort, La Gitane n’en a rien à faire, de son fils, et c’est bien malheureux si vous voulez mon avis. Elle gagnerait à le connaître et il serait effectivement un sacré atout pour elle. Mais vous accordez bien plus d’importance à ce lien filial qu’elle, je le crains.

- Disons que je fais un pari et que je n’aime pas perdre, se renfrogne-t-il un peu mais en retrouvant sa prestance du début du repas. Mademoiselle Vidal, vous êtes vraiment intéressante et intelligente. Bien plus que ce rustre abandonné par sa génitrice, en tous cas.

- On voit bien que vous ne me voyez pas entraîner mes hommes, ris-je, je peux être une vraie charretière. Et ce n’est pas parce que je l’ouvre que je suis plus intelligente. Je manque sans doute de la sagesse qui fait le charme et l’intelligence d’Arthur…

- Une charretière, hein ? Il faudra que vous veniez me montrer tout ça dans mes appartements plus tard. Je vous ferai chercher.

Je reste de marbre et acquiesce poliment, consciente que je n’aurai de toute façon pas le choix que de me plier à sa demande. C’est vraiment la merde internationale, et si tout le monde ici sait ce que ce pervers complètement fou compte faire, personne ne dit rien et va fermer les yeux. Totalement écœurant. Comment une femme, même en étant au service de ce porc, peut-elle me sourire comme si elle était satisfaite du traitement qui va m’être réservé ? J’ai une folle envie de vomir et le saumon a du mal à passer, tout comme la simple idée de me retrouver en tête à tête avec ce pervers. S’il croit que je vais me laisser faire, il se fourre le doigt dans l'œil, et bien profondément !

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